Le business de la défense : la vraie face cachée des migrations

Pendant trois ans, Sofia Català Vidal et Rosa Pérez Masdeu ont enquêté sur le business de la « sécurité » migratoire ainsi que sur le discours xénophobe au sein de l’Union européenne. Ceux-ci montre notamment que les entreprises qui bénéficient du business de la sécurité migratoire sont les mêmes que celles qui s’enrichissent de l’industrie de la guerre. Un cercle économiquement « vertueux » se nourrissant du sang d’innocents. Le documentaire Colis Suspect met en lumière ce travail de longue haleine. Interview.

Mr Mondialisation : Colis Suspect dénonce que le discours sécuritaire a été instrumentalisé ces dernières années en Europe pour légitimer les politiques migratoires actuelles. Pouvez-vous expliquer ?

Sofia Català Vidal et Rosa Pérez Masdeu : L’instrumentalisation du discours sécuritaire et de la lutte contre le terrorisme a permis de justifier et de légitimer la fermeture des frontières, mais également d’effectuer des interventions militaires au-delà des frontières de l’Union européenne, dans des conflits d’où proviennent les migrants qui arrivent clandestinement en Europe.

L’alerte antiterroriste est instrumentalisée pour alimenter l’idée que le danger réside dans les « Autres”, qui franchissent clandestinement les frontières extérieures de Schengen, et en particulier ceux qui sont considérés comme musulmans. De plus, cette logique s’étend à l’égard des citoyens européens originaires de pays à majorité musulmane, dont fuient les migrants qui arrivent en Europe. Ces citoyens font également partie des « Autres » et sont considérés comme une menace, comme des “colis suspects”.

Par ailleurs, comme l’explique Claire Rodier (juriste et cofondatrice du réseau Migreurop) dans le documentaire, il faut prendre en compte le fait qu’au début des années 2000, lors de la création de l’espace Schengen et de la mise en place d’une politique frontalière commune, l’Union européenne a aussi établi comme l’un de ses objectifs principaux ce qu’on appelle la lutte contre le terrorisme international. Et comme Claire l’explique, un « amalgame s’est ensuite créé entre la lutte contre l’immigration irrégulière et la lutte contre le terrorisme ». Aujourd’hui, aux frontières, des forces et des équipements militaires sont utilisés à la fois pour intercepter des migrants clandestins et des organisations criminelles. La question de la migration est traitée comme une menace pour la sécurité, au même titre que le terrorisme.

Il faut également prendre en compte que ce que l’on appelle « lutte contre le terrorisme » est une guerre menée aussi au-delà des frontières de l’Union européenne. Nous avons vu qu’après les attentats sur le sol européen, des États membres ont bombardé des territoires au Moyen-Orient et également en Afrique, où vivent des civils qui finissent par fuir ces bombardements et qui sont traités comme une menace dès qu’ils décident de venir se réfugier en Europe.

Mr Mondialisation : Quel visage prend aujourd’hui ce que vous appelez « business de la sécurité » ?

Sofia Català Vidal et Rosa Pérez Masdeu : Le business qui se cache derrière ce que l’on définit comme « sécurité » dans l’Union européenne est très complexe. Au fil de notre recherche, nous nous sommes concentrées sur les activités économiques derrière le système de contrôle des frontières et nous nous sommes rendu compte que les entreprises qui bénéficient de ce business de la sécurité migratoire sont les mêmes que celles qui s’enrichissent de l’industrie de la guerre. Autrement dit, les entreprises qui fabriquent des technologies et des dispositifs militaires aux frontières vendent également des armes à des États européens, et des armes qui sont exportées vers des zones de conflit. Et ce sont des entreprises bien connues telles que Sagem, Siemens, Thales, Leonardo, Indra….

Dans ce contexte, la classe politique défend les intérêts de l’industrie militaire à travers les institutions européennes. La Commission européenne a mis en place des groupes de travail pour réfléchir au système de contrôle des frontières, aux budgets alloués… Mais, étonnamment, la plupart de ces experts-conseillers font partie de l’industrie militaire et de la sécurité, donc ils défendent l’existence d’une “menace”, puis définissent eux-mêmes des budgets, avant d’en remporter les contrats.

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Dans le film, le sociologue Reinhard Kreissl, spécialiste des questions de sécurité, témoigne du fonctionnement de ces groupes de travail auxquels il a pu participer par le passé. Kreissl est très clair : “chaque pas vers le renforcement du régime de frontières est une nouvelle opportunité de business”.

Dans ces groupes d’experts, il y a aussi des représentants de Frontex, l’Agence européenne de contrôle des frontières. Comme Claire Rodier l’indique dans le film, Frontex joue un rôle d’intermédiaire entre l’industrie et les institutions. Frontex est financée avec de l’argent public européen et en même temps, l’agence est un très grand demandeur de technologies pour la sécurité des frontières. Entre sa création en 2005 et 2018, le budget de Frontex est passé de 6,3 millions d’euros à 320 millions d’euros. Cette explosion budgétaire illustre bien la tendance et les dimensions de ce business de la sécurité.

Mr Mondialisation : Votre documentaire donne non seulement la voix à des chercheurs, mais aussi à des personnes réfugiées. Qu’est-ce qui les a poussés jusqu’en Europe ?

Sofia Català Vidal et Rosa Pérez Masdeu : Chaque personne a ses raisons d’émigrer en Europe et on ne peut parler pour chacune d’elles. Le documentaire montre les histoires de Mohamed, Bissan, Nadym et Elouh, qui ont fui la guerre et résisté à la répression aux frontières afin de se construire un nouvel avenir.

Mbuyi Kabunda, Docteur en Relations Internationales et Études Africaines, explique dans le documentaire que par “le manque de perspectives et d’avenir, ils n’ont laissé le choix aux enfants africains qu’entre la pirogue et la kalachnikov, comme moyens de survie”. Il évoque les implications multiples des gouvernements occidentaux, à l’origine de certains conflits en Afrique et au Moyen-Orient, carla guerre, le désordre, est un bon commerce, qui permet d’avoir accès à des matières premières hautement valorisées à un prix dérisoire, par exemple le cobalt, le cuivre, l’or, les diamants, etc…” La guerre, au-delà d’être un très bon business, permet donc également de créer un contexte favorable au pillage des ressources.

Donc il est nécessaire d’être conscient des responsabilités de l’Europe dans l’exode de beaucoup de gens. On revient ici sur le fait qu’il est très symbolique que ce soit les mêmes entreprises qui s’enrichissent du business de l’exportation d’armement, et qui s’enrichissent par la suite du système de contrôle des frontières, portant ainsi doublement atteinte au droit à la vie des personnes. Et il faut préciser qu’ils le font toujours avec l’accord des gouvernements, car l’armement est un marché très régulé.

Mr Mondialisation : Quels seront selon vous les enjeux des politiques migratoires dans les prochaines années ?

Sofia Català Vidal et Rosa Pérez Masdeu : Nous sommes journalistes, ce n’est pas à nous de faire des analyses ou des prévisions sur l’avenir. Cependant, pour réaliser le documentaire, nous avons parlé avec plusieurs chercheurs et nous sommes particulièrement d’accord avec le point de vue défendu par Claire Rodier. Elle dit que la politique migratoire ne peut pas être pensée isolément. Ce qui se passe au niveau des frontières est le symptôme d’un système malade, construit sur des siècles de colonisation et, par conséquent, sur un imaginaire colonialiste et raciste, comme l’explique dans le documentaire Sirin Adlbi, Docteure en Études Internationales et Penseuse de la décolonisation.

Pendant ces dernières années, l’Union européenne a progressivement externalisé ses frontières, c’est-à-dire que l’Union européenne paye d’autres pays comme la Turquie, la Libye, le Maroc, et d’autres plus éloignés encore, pour qu’ils empêchent les gens qui n’ont pas de visa d’arriver jusqu’en Europe. Elouh, un rappeur camerounais en exil que l’on a rencontré au Maroc, à côté de la frontière avec l’enclave de Melilla (ville espagnole au nord de l’Afrique), nous a raconté les conséquences concrètes de cette externalisation des frontières. Lorsque la police marocaine considère qu’il y a suffisamment de monde rassemblé à proximité du mur dans l’attente de sauter, ils viennent expulser le campement et ils renvoient tout le monde au sud du pays, dans le Sahara occidental, très loin de la frontière. Elouh l’affirme : “Ils sont payés pour ça, nous sommes le pétrole du Maroc”. Selon l’avocate espagnole, Teresa Vazquez, Ceuta et Melilla “ont été des laboratoires d’essai en matière d’externalisation des frontières depuis les années 1990”, lorsque les murs ont été construits.

En mars 2016, l’Union européenne conclut un accord avec la Turquie afin de freiner le flux migratoire entre la Turquie et la Grèce, en échange de 6 milliards d’euros. A l’été 2017, l’Union européenne paye 140 millions d’euros à la Libye, pour bloquer la route migratoire de la Méditerranée centrale. En octobre 2018, un versement de 140 millions d’euros également a été annoncé, afin que le Maroc continue de collaborer au blocus des frontières. Pourtant l’Union européenne ne considère pas que ce soient des pays qui respectent les droits de l’homme, dont elle se considère garante par ailleurs. Selon le politologue italien, Fausto Melluso, “Externaliser le mur permet de ne pas avoir sous les yeux les effets de nos propres politiques”.

L’un des moyens de mettre fin à ces crimes est peut-être la lutte, la mobilisation et l’organisation des communautés de migrants. Il est fondamental que les communautés de migrants expliquent ce qui se passe dans les zones frontalières. Ce sont les communautés de migrants qui résistent à la violence du système migratoire et qui se battent pour la défense de leurs droits, il est donc essentiel que ce soient les premiers à prendre la parole. Ils construisent leur présent et leur avenir dans un espace dépourvu de droits et leur résistance constitue une menace pour les entreprises qui s’enrichissent de la guerre des frontières et pour le racisme institutionnel qui la soutient.

Pour revenir à la question, on voit bien que le discours xénophobe prend toujours plus de place, dans les médias et dans la société, tandis que les inégalités au niveau mondial ne cessent de s’accroître. Ce qui se passe au niveau des frontières est un enjeu global, qui ne peut se limiter à la question des migrations. Les rapports coloniaux entre le Nord et le Sud, le changement climatique, la liberté de circulation sont autant de questions qu’il est nécessaire de prendre en compte à l’avenir si l’on souhaite résoudre la question de la migration. Et c’est à chacun de réfléchir au rôle qu’il souhaite jouer au niveau local. Nous essayons d’apporter de l’information, car nous considérons qu’être conscient de la globalité des enjeux est une première étape pour pouvoir agir localement.

Synopsis : Dans une société européenne sous alerte terroriste et plongée dans la crise économique, la migration clandestine est présentée comme une potentielle menace, comme un “Colis Suspect”. Ainsi, au travers d’une ligne du métro parisien, qui sert de trame narrative au film, le documentaire explore les politiques migratoires de l’Union Européenne, qui se nourrissent du discours xénophobe et alimentent le business de la sécurité.

Colis Suspect est disponible en ligne pour les abonnés Mediapart.
Pour consulter la liste des séances à venir, ici.


Propos recueillis par Mr Mondialisation

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