Aucun autre pays que le Cambodge ne connaît un taux aussi haut de déforestation. Les cultures agro-industrielles, les plantations d’hévéas et les concessions minières remplacent peu à peu les forêts. Même les zones protégées mises en place par le gouvernement ne sont pas épargnées, les arbres étant aussi victimes d’un trafic de cette précieuse ressource. D’énormes quantités d’arbres au bois précieux y sont abattues chaque jour, pour être transformées en meubles de jardin ou en parquet. Cette pratique parfois légale, parfois illégale, selon le bon vouloir des autorités, donne lieu à un commerce lucratif qui entraîne des ravages considérables sur l’environnement. Le point sur un drame invisible qui n’en finit pas.
La province de Rattanakiri, au Nord-Est du Cambodge, borde les frontières du Laos et du Vietnam. La biodiversité et les ressources naturelles sont abondantes dans la région, et de nombreuses communautés indigènes tirent leurs moyens de subsistance d’une exploitation raisonnée des forêts primaires. Depuis une dizaine d’années, à l’instar d’autres régions riches en ressources, le mode de vie de ces communautés et l’ensemble de la biodiversité de la zone sont menacés. Le gouvernement cambodgien multiplie en effet les permis d’exploitations accordés aux entreprises désireuses d’exploiter les ressources de la forêt au nom du développement économique du pays.
Des zones protégées pillées en toute illégalité
Pour satisfaire la demande croissante en bois précieux, de nombreuses espèces végétales en danger sont abattues. Le développement du secteur est si fulgurant que l’exploitation forestière ne se limite plus à ces zones de concessions économiques. Les entreprises vont toujours plus loin dans les forêts primaires pour abattre du bois. En 2015, un rapport publié conjointement par plusieurs ONG locales pointait notamment les pratiques du Try Pheap Group, qui s’approvisionne en bois précieux depuis des forêts protégées, un sanctuaire pour la vie sauvage et un parc national. Ces activités détruisent les ressources naturelles et les moyens de subsistance des habitants, sans contribuer au développement de la communauté d’aucune manière.
D’après le rapport, les activités du Try Pheap Group au Nord-Est du Cambodge enfreignaient la loi à plusieurs égards. Citons en vrac le détournement de l’impôt sur le revenu, l’absence de transparence et de consultation dans l’attribution des contrats d’exploitation forestière, l’abattage de bois dans les zones protégées ou encore la falsification de documents attestant du volume, de l’espèce et de la provenance du bois. La compagnie continue pourtant de s’enrichir. D’après le rapport précité, Try Pheap, l’homme d’affaire à la tête du groupe, un proche du Premier ministre Hun Sen, aurait gagné près de 300 millions de dollars rien qu’en 2014 grâce à l’exploitation du bois de la province du Rattanakiri. Un « premier de cordée » qui coûte bien cher à la planète.
Au printemps 2016, un million d’hectares supplémentaires de parc nationaux ont tout de même été créés, et le gouvernement a mis en place certaines mesures pour renforcer l’application des lois qui protègent la forêt. Ces mesures étaient censées mettre un terme aux activités des compagnies comme Try Pheap. Pourtant, dans la pratique, les forêts continuent d’être dégradées. « Rien n’a changé, les preuves sont accablantes », confirme Véronique Audibert, fondatrice de l’ONG Poh Kao, qui lutte sur le terrain pour la protection de la forêt depuis une vingtaine d’années.
Les communautés indigènes en danger
Traditionnellement, les ressources des forêts primaires sont à la base du mode de vie des minorités ethniques indigènes, qui basent leur subsistance sur une agriculture rotative et sur les produits forestiers non-ligneux (PFNL), pouvant être collectés sans requérir l’abattage des arbres. Ces systèmes agricoles hautement sophistiqués et productifs étaient intégrés aux forêts primaires. Depuis des générations, les indigènes ont ainsi préservé les arbres, qui ont de plus une forte valeur symbolique. De nombreux lieux incarnent en effet les fondations des croyances et traditions animistes partagées par ces communautés.
Avec l’exploitation illégale et intensive de la forêt, ce sont donc l’habitat, les moyens de subsistance, la sécurité économique et la culture des indigènes qui sont en danger. Si l’éthique de conservation demeure puissante chez eux, les changements rapides et brutaux de leur environnement naturel commencent à miner ces principes. Cité par le rapport, un aîné de l’ethnie Brao témoigne : « Quand les routes sont construites, les étrangers arrivent. Ils nous disent que nos forêts et nos terres ne nous appartiennent pas. (…) La communauté perd sa solidarité, le respect pour ses anciens. En voyant les étrangers devenir riches avec nos arbres, certains d’entre nous abattent aussi des arbres pour les vendre. Nous pouvons au moins gagner un peu d’argent avant que toute notre forêt soit détruite ».
Attirés par les revenus potentiels et la possibilité d’améliorer leurs conditions de vie, entraînés dans une machine infernale qui les dépasse, des indigènes participent ainsi à l’abattage illégal d’arbres. Certains passent de la volonté de préserver la forêt à la coopération avec ceux qui la détruisent, au risque de perdre leur identité. Mais si, à court terme, leur richesse augmente, le résultat à long terme sera bien l’appauvrissement des villageois, due à la perte de leurs ressources naturelles. Voire même un risque d’éradication. Car ici la biodiversité s’éteint doucement, les touristes désertent la zone et les routes sont détruites par le passage répété des lourds camions qui transportent le bois illégal hors des forêts.
Le trafic d’animaux sauvages
La déforestation a une autre conséquence désastreuse. Beaucoup d’espèces sauvages rares et en voie d’extinction, qui ont déjà disparu dans d’autres pays, sont en effet fortement menacées (des primates, des grands carnivores, des oiseaux ou encore des reptiles). Mais ces animaux sont aussi victimes d’un autre trafic, tout aussi alarmant. L’ONG Wildlife Alliance, qui œuvre au Cambodge pour la protection de l’environnement et de la faune locale, pointait dans son rapport de 2018 le rôle de la Chine dans le commerce illégal d’espèces sauvages qui a cours dans la région. La demande toujours croissante d’animaux menacés provient en effet notamment des milliardaires toujours plus nombreux dans l’Empire du milieu.
D’après Véronique Audibert, il s’agit des mêmes filières que celles des trafiquants de bois. Ceux-ci recrutent des paysans dans les villages et investissent ensuite les forêts. En plus d’abattre du bois, ils en profitent également pour chasser les animaux sauvages. Les trafiquants voyagent ainsi de site en site, pillant les ressources naturelles de la forêt puis la quittant sans aucune compensation ou réparation pour les dégâts causés. « La perte de la biodiversité des espèces animales est une bombe à retardement, dont l’une des conséquences minimum sera l’émergence de grandes pandémies », avertit Véronique Audibert. La déforestation crée en effet de nouvelles zones de contact entre l’homme et certaines espèces animales pouvant être porteuses d’agents pathogènes.
Un système mafieux
Certains tentent de lutter contre le désastre en cours, comme des journalistes et des activistes. Mais dans le classement sur la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, le Cambodge atteint péniblement la 142e place sur 180. Plusieurs journalistes qui s’intéressaient d’un peu trop près à la situation ont été assassinés, comme l’activiste Chut Wutty, l’une des figures de proue du mouvement de conservation des forêts cambodgiennes, en 2012. Des milices armées au service de ces compagnies menacent de plus régulièrement les indigènes qui tentent encore de les empêcher de piller les ressources naturelles de la forêt. Ces entreprises constituent en fait une organisation qui s’apparente de très près à un système mafieux qui assure ses intérêts économiques par la menace, l’influence, voire la violence.
Comme l’exploitation forestière est soutenue par le gouvernement et sa politique de développement, les autorités locales sont peu enclines à appliquer les lois protégeant les forêts. Parmi la police, l’armée et les responsables officiels en charge de l’environnement, nombreux sont ceux qui sont impliqués dans ce trafic en s’assurant contre rémunération que l’abattage et le transport de bois précieux se fassent sans encombres.
La demande toujours en hausse
Bien entendu, le problème se situe aussi du côté de la demande, toujours croissante malgré le déclin quotidien des forêts. C’est un peu comme si quelqu’un buvait de plus en plus vite un verre d’eau à moitié vide. D’après Interpol et le Programme des Nations Unies pour l’Environnement, ce sont la Chine, l’Union Européenne, les Etats-Unis et le Japon qui importent le plus de bois illégal. Au départ du Cambodge, celui-ci transite généralement via des entreprises vietnamiennes et chinoises. En 2017, un rapport publié par l’ONG britannique Environmental Investigation Agency (EIA) indiquait qu’en l’espace de cinq mois, 300 000 m3 de bois illégal provenant du Cambodge ont été déclarés comme légal au Vietnam. Plusieurs hauts responsables vietnamiens seraient impliqués dans cette fraude. De nombreux dispositifs de ce type contribuent à « blanchir » le bois, ce qui rend les labels de certification, comme le FSC, presque impossibles à mettre en pratique. De plus, les récents accords de libre-échange entre l’UE et le Vietnam, signés malgré la levée de boucliers d’ONG comme Poh Kao, devraient encore faciliter ces exportations.
La déforestation affecte donc grandement les populations locales, dont certaines ont été contraintes d’émigrer. La déstabilisation des écosystèmes augmente aussi grandement le risque de pandémie et de famine, mais menace surtout la biodiversité des forêts primaires. La faune et la flore locales sont décimées, ce qui présente un vrai risque d’extinction pour certaines espèces. L’éco-tourisme, courant dans la région, connaît également une baisse d’activité. Sans parler des effets désastreux de la déforestation sur le dérèglement climatique. Pourtant, bien que les gouvernements (des pays exportateurs comme importateurs) et les compagnies d’exploitations soient parfaitement au courant de ces conséquences dramatiques, ils continuent de piller les ressources de l’un des derniers poumons verts de la planète, aveuglés par leur recherche de profit, même si celui-ci ne s’inscrit que dans le court-terme.
Si ce bilan n’a rien de très réjouissant, il démontre largement à lui seul que le marché et ses rouages politiques se moquent ouvertement des conditions de notre biosphère. Plus que jamais, le temps semble venu pour une révolution globale de nos manières de faire société, de consommer, de légiférer. Ça urge !