Réforme Blanquer : l’accélération forcée de l’effondrement éducatif (Interview)

    Entrée en vigueur au début de l’année scolaire 2019, la réforme du lycée et la loi pour « une École de la confiance » de Jean-Michel Blanquer suscitent depuis bien des mois une vive inquiétude chez nombre d’enseignants qui ont tenté par tous les moyens de s’y opposer. Une opposition rapidement étouffée par le ministre de l’Éducation nationale qui fait la sourde oreille face à un mécontentement pourtant légitime. Pour rendre compte de la situation, nous avons rencontré Matthieu et Philippe, deux professeurs agrégés de mathématiques (matière particulièrement menacée par la réforme) enseignant chacun dans un lycée général et technologique, respectivement dans la banlieue lyonnaise et en Ardèche.

    Concrètement, quelles répercussions de la réforme Blanquer craignez-vous ?

    Matthieu : Parmi les difficultés que nous allons rencontrer rapidement, je pense qu’elles se situeront notamment au niveau des E3C (épreuves du contrôle continu regroupant les matières tronc commun), il y a une véritable confusion en ce qui concerne leur organisation. Les élèves font aujourd’hui un parcours à la carte et choisissent trois spécialités (mathématiques, histoire-géographie, langues vivantes etc.) et c’est quelque chose de très difficile à mettre en place. Aussi, il est important de comprendre que la loi Blanquer va probablement induire la disparition de certaines matières dans des lycées où les demandes ne seront pas suffisantes, ce qui aura pour conséquence un déterminisme social accentué. C’est ainsi que l’on voit apparaître une réelle fracture sociale entre ceux issus du centre-ville, les fils de cadres, qui vont avoir un enseignement de qualité, et ceux vivant dans les banlieues dans lesquelles les difficultés seront accentuées.

    MANIFESTATION CONTRE LA LOI BLANQUER

    Philippe : À titre personnel, cette réforme signifie un alourdissement de ma charge de travail mais aussi une perte de sens accentuée en sachant que j’avais déjà de moins en moins foi en mon métier avant cela. Pour ce qui est du baccalauréat, la loi Blanquer va créer un désordre monstrueux au niveau des épreuves. Malheureusement, nous sommes aujourd’hui dans une logique d’arrivisme individualiste, beaucoup de parents ne cherchent que le bénéfice intime de leur enfant. Il n’y a plus de conscience collective. Ce qui est vraiment relayé par la réforme Blanquer, c’est la notion de classe qui n’existe plus, chacun suit son parcours individualisé. Cela peut sembler être une bonne chose pour certains mais dans la réalité, ce libéralisme est une atomisation des consciences qui entre d’ailleurs parfaitement dans l’idéologie capitaliste actuelle.

    Mr M : Pensez-vous que la réforme Blanquer accentue particulièrement le déclin du système éducatif ?

    Matthieu : Certes, le système n’était pas parfait avant mais au moins, tous les élèves avaient accès aux mêmes formations (S, ES, L) et ce n’est plus le cas aujourd’hui. Depuis 30 ans, on observe des réformes qui font décliner le système éducatif mais c’est la première fois que l’on y va aussi fort et aussi vite. Je pense qu’il s’agit-là d’une réforme structurelle, on change profondément ce qu’est l’école. Ce qui est vraiment insensé et qui va dans le sens ce que je disais précédemment concernant le déterminisme social, c’est que 40 % de la note du baccalauréat seront obtenus de manière locale, au sein de l’établissement. Au de-là du fait que cela constitue un travail supplémentaire pour les professeurs, cela signifie également qu’une grande partie du résultat dépendra explicitement du lycée fréquenté par l’élève, ce qui va creuser les inégalités. Bien entendu, il y avait des problèmes au niveau du bac national, mais il assurait tout de même une certaine équité car l’examen était le même pour tout le monde.

    Philippe : Oui, je pense que c’est pour cette raison qu’elle a été mise en place, elle n’est en aucun cas anodine. Tout d’abord, elle est extraordinaire dans le sens où il y a un mélange de mesurettes dont on ignore si certaines ont été mises en place ou non. Un véritable patchwork avec des petites touches qui, en fin de compte, vont toutes dans le même sens. Nous avons d’une part l’idéologie de la concurrence et de la performance et d’autre part, l’école au service de l’employabilité. Cela signifie que l’on perd complètement l’école au service de la transmission de l’héritage culturel. C’était déjà le cas depuis de nombreuses années mais là, c’est quelque chose qui devient très net. On assiste également à une pleine ouverture au privé en lui offrant la possibilité de récupérer le bien commun. Toutes ces mesures favorisent l’élitisme.

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    Mr M : Jean-Michel Blanquer a qualifié cette rentrée de « l’une des meilleures » qu’il a connues, qu’en pensez-vous ?

    Matthieu : Je trouve ces propos hallucinants. Actuellement, beaucoup de collègues ne savent pas comment s’organisent les E3C, de quelle manière cela doit être mis en place, si c’est à nous de faire nos propres sujets ou s’ils vont émaner du ministère… c’est le flou total. Cela complique également les choses pour les élèves. À l’heure actuelle, nous ne savons pas comment les conseiller sur leur parcours, nous n’avons aucun retour de l’enseignement supérieur, nous ne savons pas ce qu’ils veulent. Nous baignons dans la confusion.

    Philippe : Je pense qu’effectivement, tout s’est très bien passé pour Jean-Michel Blanquer étant donné que logiquement, nous devrions tous être en grève à l’heure qu’il est et ce n’est pas le cas. D’autre part, il n’y a pas ou peu d’opposition de la part des différents partis politiques qui ne devraient pourtant pas laisser passer ce type de réforme. Qui plus est, le ministre de l’Education nationale se donne la possibilité d’arrondir les angles avec tout un tas de petits artifices comme le montre l’exemple des surveillants qui peuvent maintenant faire des missions d’enseignement, etc.

    Mr M : Que pensez-vous de l’article de la loi Blanquer qui met en avant l’instruction obligatoire des enfants dès l’âge de 3 ans ?

    Matthieu : C’est à se demander quelles seront les répercussions de cet article de loi. En France, plus de 97,6 % des enfants de 3 ans étaient déjà scolarisés avant la réforme. D’un autre côté, en suivant la loi Debré de 1959, la réforme Blanquer va obliger les collectivités territoriales à faire tomber une somme de 150 millions d’euros dans les poches des écoles maternelles privées, sans que celles-ci n’aient l’obligation de réduire leurs coûts. Cela ressemble un peu au CICE pour les grandes entreprises. On a, encore une fois, la démonstration de cette volonté de détruire, parce qu’ils coûtent de l’argent, les services publics et de privatiser au maximum.

    Philippe : Ici, Jean-Michel Blanquer a été très fort en se retranchant derrière des avis « d’experts », prônant le bien-être des enfants. Dans la réalité, on se rend compte qu’il s’agit d’une aide budgétaire directe à l’enseignement privé. Beaucoup d’écoles privées offraient déjà des scolarisations pour les élèves de 3 ans mais les municipalités pouvaient très bien refuser de les financer. Aujourd’hui, ce financement est obligatoire, y compris si un élève vivant dans une commune X est scolarisé dans une commune Y.

    Mr M : La mainmise du pouvoir politico-économique sur l’école peut-elle être aisément remise en cause ?

    Matthieu : L’article 1 de cette loi stipule que les professeurs doivent faire preuve d’exemplarité, ce qui signifie simplement : « tais-toi et ne critique pas l’institution ». C’est quelque chose de très gênant car à la base, le but de l’école, c’est de faire en sorte que les élèves s’émancipent intellectuellement et apprennent à avoir un certain esprit critique. Et là, on dit que les professeurs eux-mêmes ne doivent pas être source de critique, ce qui est très étrange. C’est une réforme qui est passée en force et de manière très rapide. En novembre 2018, il y a eu une consultation de la communauté éducative sur le contenu des programmes, mais c’était du vent. La preuve de ce que j’avance, c’est que je participais également à la rédaction d’un manuel scolaire pour la rentrée et que nous avions déjà les programmes en octobre, nous travaillions déjà sur le manuel. Les programmes n’allaient pas changer derrière. J’aimerais insister également sur le fait que pendant l’élaboration de cette réforme du bac, le conseil supérieur de l’enseignement s’y était vivement opposé.

    MANIFESTATION CONTRE LA LOI BLANQUER

    Philippe : L’école n’échappe pas à la règle qui est l’installation progressive d’un système totalitaire. Les oppositions de tous poils sont sévèrement réprimées comme pour les gilets jaunes, les syndicalistes, les écologistes radicaux… C’est d’autant plus facile de museler les enseignants que l’obéissance est consubstantielle à l’école : elle est avant tout un formidable lieu de reproduction sociale et d’apprentissage de l’obéissance, obéissance à une classe sociale « supérieure ». Ici c’est celle « qui sait », ailleurs ce sera celle des bourgeois et de leurs laquais : nos anciens bons élèves, qui ont pris l’ascenseur social, validant ainsi la stratification en étages et le fait de laisser tous les autres en bas… La devise de l’école pourrait aisément devenir celle des forces de l’ordre : « vouloir comprendre c’est déjà désobéir » ! À l’heure de la généralisation des caméras de vidéo flicage, y compris dans les écoles, de l’arsenal juridique d’exception, des pleins pouvoirs à la police et de l’émergence du délit de pensée (de penser ?), il va devenir très difficile de résister sans rentrer, à haut risque, dans la plus complète clandestinité. Mais c’est indispensable. Nous sommes la dernière génération à connaître le mot « totalitaire ». Dans un monde devenu complètement bleu, l’adjectif « bleu » n’existerait plus…

    Mr M : La réforme Blanquer a suscité beaucoup de mécontentement auprès des professeurs… Pouvez-vous nous parler des manifestations et grèves qui ont eu lieu à la fin de la dernière année scolaire ?

    Matthieu : En manifestant, nous voulions faire en sorte que le public entende ce que nous avions à dire mais nous n’avons bénéficié d’aucune couverture médiatique, cela a été extrêmement frustrant. C’est uniquement pour cette raison qu’en assemblée générale, nous avons envisagé ce qui était auparavant inenvisageable : la grève de la surveillance du bac. En tant que professeurs, nous ne voulions surtout pas en venir là et ce n’est qu’au début du mois de mai que les différentes assemblées générales ont convergé vers cette idée. Il s’est alors passé quelque chose d’absolument gravissime et je pense que peu de personnes sont au courant : il s’agit de la réaction du ministère de l’Education nationale. Par le biais de mails qui ont fuité, nous nous sommes rendu compte que les différents rectorats de France avaient reçu des consignes en prévision du mouvement de grève. Beaucoup de personnes ont été recrutées en amont parce que le ministre de l’Education nationale était conscient que la grève allait causer des problèmes. Il  était donc préférable de l’étouffer, afin que les gens ne se rendent pas compte de l’ampleur du mouvement. À l’époque, Jean-Michel Blanquer se pavanait en qualifiant cette grève de très marginale, honteux mensonge. Il s’agit d’un évènement historique ! Et à cause de ces « briseurs de grève », l’action a été complètement passée sous silence. C’est terrible quand on sait que le droit de grève est droit fondamental.

    Philippe : J’y ai peu participé étant donné que je n’étais pas convoqué pour le baccalauréat. Dans tous les cas je trouve que, comme d’habitude, les centrales syndicales sont restées très frileuses. Il faut dire qu’il est difficile de répondre, en termes de mobilisation, à une réforme qui reste très vague. Cependant, certains collègues ont résisté jusqu’au bout, ce qui ne s’est pas produit depuis très longtemps ! L’année 2003 a marqué la naissance d’un mouvement social de grande ampleur qui a failli porter ses fruits. Toutefois, la trahison syndicale l’en a empêchée et celle-ci n’a pas été oubliée. Beaucoup de collègues hésitent encore à se mettre en grève pour cette raison…

    Mr M : Qu’en est-il de la retenue des copies du baccalauréat ?

    Matthieu : En faisant appel à des briseurs de grève, Blanquer a donc bafoué notre droit fondamental. C’est pour cette raison que par la suite, nous avons décidé de faire la rétention des copies du baccalauréat. C’était un peu la solution ultime mais pas un seul professeur n’était content de le faire. C’était incroyable de voir le ministre de l’Education nationale manipuler si aisément l’opinion publique, en faisant croire que les professeurs grévistes étaient des salauds qui prennent les enfants en otage car ils veulent garder leurs privilèges alors que la raison pour laquelle nous avons fait ces actions, c’est que nous n’avons jamais été entendus. Ce qui s’est passé à ce moment-là est absolument aberrant : encore une fois, Jean-Michel Blanquer a créé un écran de fumée en demandant au jury de mettre des notes au hasard aux élèves. Les consignes étaient claires : regarder la moyenne de l’élève sur l’année et de lui donner à peu près la même note pour le bac. C’est tout de même fou, toutes ces choses qui ont été faites pour étouffer le mouvement.

    Philippe : Je pense que ce type d’action n’est pas suffisant, il faut aller plus en amont. Je fais partie de ceux qui considèrent que nous avons peu d’outils pour nous révolter et nous faire entendre. Les seules mesures efficaces restent le sabotage et les grève solides qui durent plusieurs mois s’il le faut. Malheureusement, les grèves d’aujourd’hui demeurent des grèves saute-moutons. Elles ont, le plus souvent, lieu durant une journée précise, traditionnellement un mardi ou un jeudi pour éviter de passer pour des fainéants souhaitent étendre leur week-end… mais ça ne va pas bien plus loin.

    Depuis combien de temps les conditions de travail des enseignants se dégradent-elles ?

    Matthieu : Il est important de préciser que ce déclin n’est pas seulement dû à la réforme Blanquer, c’est quelque chose qui a commencé il y a plusieurs décennies. Par exemple, si l’on parle du salaire des professeurs, le point d’indice est gelé depuis 9 ans et nous avons perdu presque 30 % de pouvoir d’achat sur les 35-40 dernières années, ce qui est absolument énorme. J’ai fait le calcul, si mon salaire avait suivi l’inflation, je serais payé 800 euros de plus aujourd’hui. D’ailleurs, c’est ce qui engendre aujourd’hui le peu de considération pour ce métier. Pourtant, ceux qui deviennent professeurs sont souvent premiers de la classe, ont fait de hautes études, ont passé des concours etc. Ils sont fiers de pouvoir exercer ce métier et en arrivant sur le terrain, se rendent compte qu’on les considère comme des ratés, des fonctionnaires qui abusent de leur statut. On réalise qu’entre ce que l’on imaginait et la réalité, il y a un grand canyon. Les gens ne s’en rendent pas compte et c’est extrêmement frustrant. Il est aussi important de noter que les violences, verbales ou physiques, sont de plus en plus importantes envers les enseignants. On est là pour que les gens soient instruits, on se bat pour eux au quotidien et en retour, on se fait cracher dessus. Cette situation s’applique bien entendu à d’autres corps de métier.

    École de la confiance : déplacement dans une école maternelle
    Photographie de propagande publiée par le Ministère de l’éducation nationale. © Philippe Devernay

    Philippe : La dernière fois que les conditions de travail des enseignants ont été prises en compte, c’était sous Mitterrand et les raisons étaient électoralistes, liées à des promesses de campagne. La loi Le Pors de 1983 sur la fonction publique nous protège mais elle est aujourd’hui remise en cause, notamment au regard de notre liberté de penser. On nous oblige, à l’heure actuelle, à avoir un devoir de réserve. Entre Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron, on note une véritable volonté de destruction, pour tout un tas de raisons, du service public de l’éducation. Et cela s’accélère aujourd’hui, d’autant plus étant donné qu’il y a peu d’opposition politique. D’autre part, la presse est majoritairement contre nous, même si depuis quelques temps, on fait semblant de prendre en compte le malaise des enseignants. Quelques émissions de télévision ont commencé à traiter ce sujet, quelques suicides ont été médiatisés… Mais pour moi tout ceci, c’est du flan, c’est simplement destiné à faire croire que l’on va prendre en compte la souffrance des enseignants et la dégradation de leurs conditions de travail alors que c’est loin d’être le cas.

    Mr M : Les chiffres le montrent, le métier d’enseignant attire de moins en moins, pourquoi d’après vous ?

    Matthieu : Il faut effectivement s’interroger sur la raison pour laquelle plus personne ne veut faire le métier d’enseignant et que plus les choses avancent, moins il y a de candidats aux concours que de postes pourvus. Je pense que c’est une volonté assumée, cohérente avec l’idée de démantèlement du service public d’éducation. Par ailleurs, la loi de transformation de la fonction publique, validée le 1er août 2019 par le conseil constitutionnel, prévoit – et c’est écrit noir sur blanc – un recours accru aux contractuels, en particulier dans l’éducation nationale. C’est terrifiant. C’est sous-entendre que « n’importe qui » peut exercer le métier, et surtout, c’est la destruction progressive du statut de fonctionnaire qui nous protège aujourd’hui et nous permet de contester les politiques via les grèves, etc. Quand on est contractuel, c’est difficile de faire grève, parce qu’on est mal vu par la hiérarchie et potentiellement, on peut ne pas être repris par la suite…

    Philippe : Il faudrait un article entier pour aborder ce point… En bref, les raisons de devenir enseignant étaient multiples et variées avant mais elles avaient toutes un dénominateur commun : le désir de valoriser ses savoirs et son instruction ainsi que de participer à la transmission de l’héritage culturel dans un cadre collectif. Aujourd’hui, nous faisons face à la déqualification et à la perte d’autorité du savoir (société de loisirs), face à la déqualification de la notion d’héritage culturel (ce qui est bien est ce qui est moderne, nouveau, ludique), face à l’atomisation/individualisation des consciences (chacun pour soi). Dans ce contexte-là, le métier d’enseignant devient has-been ! Et face à la disparition du père totémique, quand ce n’est pas du père tout court, il ne reste à l’enseignant plus que le mauvais rôle de séparation de la mère et de l’enfant… Pas étonnant qu’il soit détesté des unes et des autres ! Avec de bonnes conditions matérielles et dans de bonnes conditions de travail, on pouvait encaisser cela… Mais aujourd’hui, avec un bac +5 en mathématiques, par exemple, il faudrait être complètement fêlé pour ne pas céder aux offres mirobolantes de n’importe quelle boîte d’informatique !

    Mr M : Il semblerait qu’il y ait beaucoup de désinformation concernant le temps de travail des professeurs, que pouvez-vous en dire ?

    Matthieu : C’est en 1950 que le temps de travail des professeurs a été évalué. A l’époque, la durée de travail légale était de 40h par semaine. Sur la base d’une heure de présence en classe, on calculait approximativement une heure et demie de préparation, ce qui revient à environ 45h par semaine pour un professeur certifié. Le temps de travail des professeurs est resté inchangé depuis, tandis que la durée légale de travail a été ramenée à 35h/semaine. Des études ont d’ailleurs montré qu’un professeur travaille aujourd’hui en moyenne 43h par semaine. Donc les estimations du siècle dernier étaient justes et surtout, nous sommes loin de ce qui constitue l’imaginaire collectif à ce sujet. Même si les gens savent qu’il y a de la préparation de cours, des corrections de copies, etc., ils ne se rendent pas compte de la charge de travail que cela représente. Je le souligne parce qu’Emmanuel Macron a dit que pour valoriser le travail des professeurs, il fallait que ceux-ci travaillent plus. C’est ironique, puisque sa femme est enseignante. Donc notre pouvoir d’achat s’est effondré ces dernières décennies et pour compenser un peu cela, on a un ministre de l’Education nationale qui prétend valoriser le salaire des professeurs de 300€ brut par an (environ 20€ net par mois), alors que c’est une revalorisation qui avait été prévue sous François Hollande en 2015, d’une part, et d’autre part qui ne compense pas du tout mon manque à gagner de 800€ par mois. En plus, les tâches administratives sont de plus en plus lourdes… Bref, on va travailler beaucoup plus pour gagner moins, et les professeurs n’en peuvent plus

    Philippe : La désinformation naît du fait que seul le nombre d’heures devant élèves est mis en avant par les médias et auprès des parents. Un professeur certifié fait donc 18 par semaine et un agrégé, 15h. Toutefois, il y a un prorata du nombre d’heures devant élèves et du nombre d’heures de préparation. Cela signifie que pour un agrégé qui travaille 15h par semaine, le total est d’environ 45h en sachant que l’on rajoute 2h par heure de cours. Pour un certifié, le temps de préparation supposé est de 1h30, donc le total hebdomadaire est similaire. D’autre part, on nous reproche systématiquement nos vacances alors qu’elles font partie de notre rémunération, au même titre que, pour d’autres métiers, on retrouve les primes, les voitures de fonction, les tickets restaurants etc. Les salariés de la SNCF voyagent gratuitement sur le réseau, les salariés d’EDF ont d’énormes réductions sur l’électricité… Nous, nous avons les vacances. Ça ne se discute pas, ça ne se supprime pas.

    Mr M : On constate également que le taux de suicide est élevé chez les enseignants. Pourquoi selon vous ? 

    Matthieu : Les professeurs sont des personnes qui veulent bien faire, qui travaillent pour le bien commun, pas pour l’intérêt d’un actionnaire. On se donne au service du pays, de chacun de ses citoyens. Et on se rend compte que c’est quelque chose qu’on ne peut plus faire, qu’on n’a plus les moyens de faire notre travail correctement. Et c’est exactement ce que l’on entend quand on parle à des urgentistes, à des cheminots… c’est ce qui se dit à chaque fois « on a envie de bien faire mais on a de moins en moins de moyens, de plus en plus de travail » et du coup en toute logique, il y a des personnes qui craquent. Le nombre de suicides chez les enseignants est 2,4 fois supérieur à la moyenne nationale, ce n’est pas un hasard.

    Philippe : C’est quelque chose que je comprends très bien parce que c’est un métier extrêmement stressant, comme tous les métiers au service de l’humain. C’est un travail auquel on pense en permanence, même quand on rentre à la maison le soir, ça ne se termine jamais. Quand bien même on aurait préparé la totalité de ses cours, on va toujours les réviser pour les améliorer. À aucun moment on n’arrête de penser au travail. D’autre part, quand un élève m’insulte, ce n’est pas adressé au professeur mais à l’individu. Nous ne sommes ni formés, ni aidés, ni supervisés pour faire face à ce type de situation et de ce fait, nous encaissons de plein fouet. A partir d’un certain moment, c’est quelque chose qui devient très difficile à gérer. Et derrière, il existe un management par la culpabilité, c’est quelque chose de très destructeur. Le droit de retrait chez les enseignants est tourné au ridicule et dans le cas d’une agression (verbale ou physique), on fait croire aux professeurs que c’est de leur faute, qu’ils sont au mieux incompétents, au pire eux-mêmes responsables. C’est inacceptable, les syndicats devraient agir à ce sujet. On peut prendre l’exemple des syndicats des traminots qui utilisent régulièrement ce droit lorsqu’il y a une agression dans un bus : ils arrêtent tous de travailler pendant au moins 24 heures. L’organisation de l’Education nationale, c’est du grand n’importe quoi. À vrai dire, je ne comprends pas pourquoi il y a aussi « peu » de suicides.

    MANIFESTATION CONTRE LA LOI BLANQUER

    Mr M : C’est peut-être une question délicate, mais regrettez-vous d’avoir suivi la voie de l’enseignement ? Quelles étaient vos motivations pour faire ce métier ?

    Matthieu : Je regrette, oui et non. Je suis devenu professeur essentiellement parce que je trouve que c’est un métier noble que de transmettre des connaissances, c’est quelque chose de fondamental dans la société en sachant que beaucoup de savoirs s’oublient parce qu’ils ne sont pas transmis. Malheureusement, sur le terrain, la réalité est assez différente : il y a un sentiment global de perte de sens. Les enseignants suivent cette voie parce qu’ils ont foi en ce qu’ils font. Pour moi, ce n’est pas juste un métier, c’est un véritable engagement, presque politique, sur ce que je vais apporter aux générations futures. Et au final, quand on voit que l’on se sent inutile parce qu’on est très peu soutenu, que ce soit par le gouvernement ou les gens en général, on a une crise de sens. On se dit que l’on ne sert à rien. C’est vraiment très difficile parce qu’on a un idéal et on nous met des bâtons dans les roues.

    Philippe : Non je ne regrette pas. À titre personnel, j’ai globalement vécu une expérience positive jusqu’ici. Mes motivations étaient principalement de participer au bien commun et à la transmission de l’héritage pour tout un tas de raisons liées à mon histoire personnelle. Je souhaitais transmettre ce qui fonde l’humanité : non pas préparer des futurs travailleurs mais faire partie de la chaîne de transmission de la connaissance.

    Mr M : Une prochaine grève en vue ?

    Matthieu : Ce qui est intéressant, c’est que la SNCF et la RATP appellent à faire la grève le 5 décembre 2019. Depuis quelques semaines, cela commence à prendre le pas dans les syndicats de l’Education nationale et la plupart d’entre eux invitent tout le monde à se rejoindre pour ces manifestations afin d’avoir une convergence des luttes. En ce qui me concerne, je ferai grève le 5 décembre et probablement les jours suivants. Nous allons effectuer un travail d’information auprès de nos collègues pour être les plus nombreux possible et nous espérons que d’autres personnes se joindront à nous. C’est une période vraiment difficile, j’espère que cette manifestation du 5 décembre permettra de faire bouger les choses et faire trembler un peu ce gouvernement qui est champion dans l’art de diviser et qui mise sur la méfiance des gens les uns envers les autres. Le seul moyen de s’en sortir c’est d’avoir une convergence des luttes, au moins sur les services publics qui sont en train d’être complètement détruits. Je croise les doigts !

    Philippe : Cette prochaine grève sera axée sur l’opposition à la réforme des retraites. Je vais y participer. Cependant, le problème ce ne sera pas le 5 mais le 6 décembre où beaucoup de grévistes risquent de retourner au travail. En face, nous avons des individus qui nous observent comme si nous étions des rats de laboratoire, ils savent avant nous ce que nous allons penser, avant même que nous ne le pensions. Cette réforme est très floue, nous allons ainsi nous mettre en grève contre quelque chose qui, à la fois existe et n’existe pas vraiment. Il est difficile de se mobiliser contre une chose mal définie. Je pense que le 5 décembre constituera un mouvement d’ampleur mais tout est fait pour que cela ne dure pas.

    Mr M : Enfin, avez-vous des conseils à donner aux élèves et à leurs familles qui souhaiteraient s’opposer à cette réforme ?

    Matthieu : Je pense que le meilleur moyen est de soutenir les professeurs dans leurs mobilisations. Si possible de les rejoindre lors des manifestations. Il faut que les français comprennent que l’Education nationale est un outil qui doit servir l’ensemble de la population et en particulier les familles issues de milieux modestes voire pauvres. Que de dire que ce sont des fonctionnaires fainéants, toujours en vacances, etc. dessert leur cause et sert la cause de ce gouvernement qui a pour objectif de détruire les services publics.

    Philippe : Je leur conseille de manifester. Lorsque ce sont les enfants qui sortent dans la rue, tout s’accélère systématiquement, il est rare que le pouvoir politique ne cède pas. Il est essentiel aujourd’hui d’améliorer la conscience politique des élèves.

    Propos recueillis par Elena M.

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