Au cours de débats divers et variés, de nombreux militants se sont régulièrement retrouvés confrontés à un argument bien pratique, mais fallacieux, celui de… « l’appel à la nature ». Utilisé pour justifier tout et n’importe quoi lorsque l’on ne sait pas faire autrement, il s’agit cependant d’un sophisme certain. Décryptage.

Lorsqu’un contradicteur se sent poussé dans ses retranchements, il est parfois tenté de jouer la carte de « l’appel à la nature ». « Dans la nature, le lion mange la gazelle, donc on peut tuer des vaches » est une réponse par exemple souvent opposée aux véganes. Ainsi, une chose serait bonne parce qu’on la retrouve dans la « nature ». Un raisonnement qui pose évidemment problème puisqu’il n’existe aucune définition claire de ce concept de « nature » et que chacun mettra ce qu’il veut à l’intérieur de ce mot pour arriver à ses fins.

Ce qui est naturel est bon, vraiment ?

Cette réflexion part d’abord du principe que tout ce qui est « naturel » est bénéfique et sain. Pourtant, en y songeant quelques instants, il est aisé d’identifier bon nombre de phénomènes naturels néfastes pour l’humanité. Que dire par exemple des épidémies, des ouragans, ou des tremblements de terre ?

À l’inverse, bon nombre de procédés dits « non naturels » se sont révélés plutôt positifs pour la condition de notre espèce.

C’est le cas par exemple de la médecine, des vêtements, de la cuisson des aliments, de l’écriture ou encore de la maîtrise de l’électricité.  Ainsi, toute chose n’est pas à apprécier en fonction de son origine, mais plutôt par le prisme de ce qu’elle peut apporter aux vies et éventuellement des dégâts qu’elle peut causer à l’ensemble du vivant sur la planète.

Comment définir ce qui est « naturel »

Cette question pose en outre une difficulté supplémentaire puisqu’il est strictement impossible de définir précisément ce qui est naturel. L’argument de « l’appel à la nature » établit donc un problème évident : comment sait-on que quelque chose est naturel ou non ?

Initialement, tout ce qui est naturel pourrait être défini comme étranger à l’activité humaine. Cependant, tout ce que produit notre espèce n’est en réalité qu’une transformation de ce qui existe déjà dans la nature. Et pourquoi, alors, la transformation d’un élément naturel par l’être humain conduirait à dénaturer l’élément, alors que l’être humain fait lui-même partie de la « nature » ? 

Certains animaux sont d’ailleurs, comme nous, capables d’utiliser des outils. De ce fait, il est absurde d’affirmer que l’usage d’objets pour faciliter sa vie serait naturel chez les singes, oiseaux ou dauphins alors qu’il ne le serait pas pour nous. Et surtout pourquoi serait-elle positive dans le premier cas et pas dans le second ?

Justifier ses positions morales grâce à la nature

Dans cette optique, la « nature » est donc prise comme une référence par beaucoup d’entre nous pour justifier ses propres positions morales. Quand on devient incapable d’étayer nos opinions de façon rationnelle, il est alors très tentant d’invoquer une pseudo-nature pour nous conforter dans notre pensée.

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Et ce processus peut engendrer toutes sortes de points de vue réactionnaires. « L’appel à la nature » est d’ailleurs généralement mis sur la table dans le but de ne pas questionner nos modes de vie face à l’évolution de la société. Dans l’Histoire, il a même fréquemment été utilisé pour dénoncer des minorités qui auraient des comportements ou des mœurs différents de la grande majorité. Ici, la nature est définie comme ce qui est perçu comme naturel, et donc souvent comme ce que l’on a l’habitude de voir. La nature devient un argument fallacieux pour refuser ce qui est proprement naturel mais qui ne tient simplement pas de la « norme » ou de nos acquis sociétaux.

Se cacher derrière la nature pour masquer notre peur de l’inconnu

C’est avec ce type d’arguments que certains individus discriminent les personnes homosexuelles ou transgenres. De la même façon, de nombreuses femmes, souvent paysannes, plus ou moins marginales ont été accusées d’être des sorcières, ce qui était bien sûr à l’opposé de la « nature » et qui devait immédiatement être éradiqué.

La crainte de ce qui « n’est pas naturel » peut, de fait, renvoyer également à la peur de l’altérité et de l’inconnu. Ainsi ce qui est différent de nous, ce qui nous est étranger, aussi bien dans les comportements que dans les mœurs ou qui tranche avec ce que l’on a l’habitude de voir, ne nous paraît pas naturel.

Un argument pour justifier l’ordre établi

Dans la même veine, « l’appel à la nature » est très régulièrement employé pour maintenir les choses telles qu’elles sont. C’est une position d’autant plus partagée lorsqu’elle fait référence à une situation qui dure depuis très longtemps. En ce sens, il rejoint également l’appel à la tradition.

De ce fait, plus quelque chose dure dans le temps, plus on a l’impression qu’elle est « naturelle ». Pire, lorsqu’elle s’impose depuis la nuit de temps, on va même l’instaurer comme une règle de la nature qui serait comme une loi absolue et inébranlable.

Les sophismes expliquant que « c’est comme ça, on n’y peut rien » ou « qu’il en a toujours été ainsi » sont directement reliés à « l’appel à la nature ». Par exemple, le fait qu’il existe des inégalités sociales entre les êtres humains serait un phénomène immuable et une fatalité contre laquelle on ne pourrait rien faire.

Cette « loi de la jungle » ou prédation inhérente à l’humain promue par nos sociétés est pourtant le fruit d’un regard sélectif sur ce qu’est la nature, car cette dernière est autant régie par la collaboration et le mutualisme entre les êtres vivants…

Un argument privilégié de la droite

C’est d’ailleurs un argument régulièrement utilisé par la droite de l’échiquier politique pour expliquer la présence de puissants et des faibles et que par conséquent, les premiers auraient tout loisir d’écraser les derniers, comme on le verrait dans la « nature ».

Ainsi, il serait sain de bâtir une société sur l’exaltation de l’individu, entièrement fondée sur la loi du plus fort et construite autour de la notion biaisée de mérite. Le fait qu’il existe des pauvres et des riches serait donc un « ordre naturel » contre lequel il ne faudrait surtout pas lutter. Il serait de même juste que l’État intervienne le moins possible et il serait indispensable de laisser libre cours au marché et au capitalisme. Évidemment, ce raisonnement cache en vérité une volonté de défendre les privilèges de certains acquis au cours de siècles grâce à un contexte de domination qui leur était favorable et qui n’a rien de « naturel ».

De fait, les promoteurs de notre système économique racontent depuis toujours que la compétition serait saine et « naturelle ». Or, comme l’explique le biologiste Pablo Servigne, dans la « nature », la loi du plus fort est un mythe. En réalité, d’après de nombreuses études scientifiques, chez les autres espèces vivantes on retrouve très régulièrement de l’entraide et de la solidarité qui sont des facteurs d’évolution.

Quid de la nature humaine ?

Les positions tenues par les partisans du libéralisme sont en outre très dangereuses puisqu’elles laissent à penser qu’il serait justifié d’écraser les plus faibles et qu’il n’existerait aucun facteur environnemental, social ou génétique influençant nos vies.

D’autres se cachent derrière la « nature » pour expliquer tous les vices de certains individus. La compétition et la loi du plus fort seraient ainsi incontournables parce que l’être humain serait spontanément égoïste. Pourtant, certaines expériences démontrent que notre espèce ainsi que certains autres animaux sont doués d’empathie.

Ce sont des facteurs environnementaux comme l’éducation ou les aléas de la vie qui vont développer ou annihiler cette capacité. Les expériences semblent ainsi rejoindre en partie ce que pensait Jean-Jacques Rousseau lorsqu’il affirmait que « la nature a fait l’Homme heureux et bon » et que « la société le déprave et le rend misérable ».

Une résistance à l’appétit dévorant du capitalisme

À l’inverse, « l’appel à la nature » est parfois utilisé comme une volonté de résistance à un monde de plus en plus artificiel qui dévaste tout sur son passage. La « la nature », ici ravagée, correspond plutôt à notre planète et à nos écosystèmes.

Quand on se sert d’un « appel à la nature » dans ce contexte, on défend une cause juste, mais avec un argument fallacieux qui peut d’ailleurs vite devenir dangereux. Par un biais d’association qui n’est pas pertinent, nous avons alors tendance à lier l’écologie à tout ce qui est naturel.  Le risque serait de basculer dans une forme d’eugénisme avec un arrêt total de la technologie ce qui conduirait à la mort de nombreuses personnes. Ce processus s’applique aussi à un tas d’autres domaines comme l’alimentation, le bien-être et même la santé.

Certains escrocs et publicitaires l’ont d’ailleurs bien compris et en ont fait un argument marketing ou de greenwashing. C’est ainsi qu’en résistance à un monde souillé par le capitalisme certaines personnes se laissent berner par le piège du « tout naturel », en opposition frontale au synthétique et à l’artificiel qui seraient foncièrement mauvais.

Or, il faudrait en réalité faire preuve d’esprit critique et analyser au cas par cas ce qui peut être bon ou non pour l’humanité. L’important est donc de faire la part de choses et cesser d’invoquer des arguments fallacieux pour éviter de se remettre en question.

– Simon Verdière


Photo de couverture de Avel Chuklanov sur Unsplash

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