L’expansion de l’agriculture industrielle en Amérique du Sud est à l’origine d’une dégradation sans précédent des écosystèmes naturels parmi les plus riches au monde. Si le cas dramatique de la forêt amazonienne est bien connu de tous, une autre région plus au sud est tout aussi touchée par la déforestation mais moins médiatisée : le Gran Chaco. Dans ce biotope exceptionnel, qui abrite de nombreuses espèces endémiques, les géants de l’agroalimentaire ont défriché 20% de la zone en vingt ans, chassant au passage les communautés indigènes qui y vivent. L’objectif : installer d’immenses cultures de soja, qui viendront nourrir les élevages industriels dans le monde, mais aussi des bovins, pour répondre à la demande mondiale de cuir et de bœuf.
Située sur le territoire de la Bolivie, de l’Argentine, du Brésil et du Paraguay, le Gran Chaco est la deuxième plus grande forêt d’Amérique Latine. Cette plaine peu peuplée et très arborée s’étend sur près de 800 000 kilomètres carrés et abrite des centaines d’espèces de mammifères, d’oiseaux et de reptiles ainsi que des milliers de types de plantes. De nombreux animaux endémiques y vivent, comme le jaguar, le pécari du Chaco, le fourmilier géant, plusieurs tatous ainsi que de très nombreuses espèces d’oiseaux. Mais cet écosystème particulièrement riche est également la région qui affiche l’un des taux de déforestation les plus élevés au monde, supérieur à celui de la forêt amazonienne déjà élevé !
Les cultures de soja à l’origine de la déforestation
Depuis 1985, plus de 20% de la zone, soit 142 000 kilomètres carrés, aurait été convertie en terres agricoles ou en pâturage, selon les observations faites par les satellites Landsat. Il s’agit de l’équivalent de la superficie d’un pays comme le Bangladesh. C’est au Paraguay que la déforestation est la plus sévère ces dernières années, avec près de 44 000 kilomètres carrés perdus en 15 ans, en raison principalement de l’expansion des fermes bovines dans la partie occidentale du pays. Saisissantes, les images satellite montrent les grandes clairières rectangulaires qui ont remplacé les immenses étendues sauvages du Gran Chaco.
La demande mondiale de soja, alimentée par les entreprises du secteur de la viande et des produits laitiers, est l’autre fléau à l’origine de cette déforestation. A l’heure actuelle, plus d’un million de kilomètres carrés de terres sont consacrées à cette culture, et près de 75% du soja produit à travers le globe est destiné à l’alimentation animale. L’Amérique latine est l’une des régions les plus durement touchées par la propagation de ces monocultures industrielles, qui détruisent des écosystèmes et avec eux l’habitat d’une faune exceptionnelle, première victime de ces ravages.
Les communautés indigènes menacées
Un rapport de l’ONG Mighty Earth, qui a enquêté sur place, recense de nombreux incidents de défrichement illégal. Si certaines réglementations, comme la loi « déforestation zéro » au Paraguay, interdisent la conversion des forêts en terres agricoles, les entreprises comme Cargill et Bunge qui incendient et détruisent au bulldozer ces écosystèmes ne rencontrent que peu d’obstacles, en l’absence de sanctions imposées par des gouvernements parfois corrompus. La région du Gran Chaco n’est pourtant pas inhabitée, elle abrite des communautés de populations autochtones qui sont chassées de leur terre ancestrale, parfois avec violence. La plupart d’entre elles vivent par ailleurs de la chasse et de la cueillette et dépendent entièrement de la forêt pour leur subsistance.
En plus de voir leur survie menacée, ces communautés indigènes subissent les effets indirects de l’implantation des monocultures de soja. Le rude climat du Chaco n’étant pas adapté à ces exploitations, elles nécessitent d’importantes quantités d’engrais chimiques et de pesticides toxiques, comme le glyphosate, pour se développer. Les cours d’eau sont donc désormais pollués et les communautés locales ont constaté une augmentation anormale des malformations congénitales, des cancers et des maladies respiratoires. Certaines d’entre elles, qui élèvent du bétail, ont également rapporté que leurs animaux étaient morts suite à leur exposition aux herbicides.
Un élevage pas si local…
Cette déforestation n’est que la première étape d’une longue chaîne d’approvisionnement qui s’achève dans les supermarchés, dans les restaurants et dans les foyers, en France et bien au-delà. Rien qu’en 2016, l’Union Européenne, deuxième importateur mondial, a fait venir 27,8 millions de tonnes de soja d’Amérique latine, via quelques entreprises qui dominent ce commerce mondial. D’après l’ONG Mighty Earth, les firmes ADM, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus contrôlent en effet jusqu’à 90% de ce marché, fournissant en outre engrais et infrastructures aux exploitations.
Le secteur agricole européen est donc fortement dépendant du soja importé pour ses élevages industriels porcins, bovins, de volaille et pour sa production laitière. Les enseignes de la grande distribution sont pourtant conscientes de la préoccupation croissante des citoyens au sujet des impacts écologiques démesurés de la consommation de viande. Elles mettent donc en avant des aliments produits localement et de manière durable. Mais si les poulets, les cochons et les vaches sont effectivement élevés en France, la nourriture consommée par le bétail a souvent été produite à des milliers de kilomètres de là. L’appellation « élevé en France » n’est donc pas à elle seule garante d’une empreinte environnementale limitée du produit. La plus grosse part de la pollution générée par un animal d’élevage est liée à sa nourriture, pas à la localisation de l’élevage.
L’industrie automobile largement impliquée
Les biocarburants, à base d’huile de soja ou d’huile de palme, sont un autre débouché majeur pour ce commerce aux effets ravageurs. Dans le même secteur, un nouveau rapport de l’ONG britannique Earthsight intitulé Grand Theft Chaco attire l’attention sur le lien entre certains des plus grands constructeurs automobiles européens et la déforestation du Gran Chaco. Les enquêteurs d’Earthsight ont identifié des ranchs de bétail qui ont illégalement déboisé les forêts, et en retraçant la chaîne d’approvisionnement depuis les abattoirs, ont constaté que les peaux de bétail étaient transportées jusqu’aux tanneries italiennes, la principale destination du cuir paraguayen. Or plusieurs géants de l’automobile s’approvisionnent chez ces fournisseurs pour la fabrication de l’intérieur de leurs voitures.
D’autres marques importent directement leur cuir depuis les tanneries situées au Paraguay, dont certaines d’entre elles se sont vantées d’avoir fourni des modèles célèbres, comme le Range Rover Evoque et plusieurs BMW. Interrogée par Earthsight, aucune entreprise automobile n’a été en mesure de retracer la provenance de tout le cuir qu’elle utilise, ce qui est pourtant essentiel pour toute firme désireuse d’éviter son implication dans des violations des droits de l’homme et de l’environnement. Pire, le rapport révèle que les lobbies de l’industrie ont fait pression sur différents gouvernements de l’UE pour qu’ils affaiblissent ou arrêtent complètement les nouvelles réglementations qui visent à contraindre les entreprises à soigner leurs chaînes d’approvisionnement.
Qu’il s’agisse du soja cultivé pour les nourrir, des espaces défrichés pour leur faire de place ou du cuir exporté à travers le monde, l’élevage industriel de bovins est l’une des activités les plus néfastes pour la planète. La déforestation qu’elle engendre a des conséquences désastreuses pour les écosystèmes locaux et le changement climatique global. C’est également une catastrophe pour les peuples autochtones, qui voient des multinationales s’approprier leurs terres traditionnelles désormais aspergées de pesticides. Alors que la biodiversité mondiale est en danger, il est aujourd’hui essentiel de freiner la croissance de l’élevage industriel pour cesser définitivement l’accaparement des terres et la déforestation. Mais le monde politique actuel souhaite précisément l’inverse.
Raphaël Dahl