17 000 chalutiers chinois et européens pillent en continue les mers africaines pour satisfaire nos palais occidentaux. Cette injustice qui sévit au large, à l’abri des regards, fait lieu d’exploitation humaine et animale, de conflits et d’écocides. Immersion au cœur d’un drame mésestimé.
« La flotte industrielle chinoise pourrait-elle épuiser les fonds marins ouest-africains ? » se demandait en 2018 France Info. L’année précédente déjà, Greenpeace renouvelait son alerte concernant « le pillage éhonté des eaux africaines », laissées aux mains de tous les trafics et de la surpêche sino-européenne sans véritable contrôle. Aujourd’hui, malgré sept ans de médiatisation, le phénomène bien loin de reculer, semble même s’aggraver.
En témoigne le constat alarmant du docu-fiction « Pillages » de Maxime de Lisle et Renan Coquin, aidés par la militante Camille Etienne et le philosophe Baptise Morizot. Publiée ce printemps aux éditions Delcourt, cette bande-dessinée dévoile avec talent et sensibilité la situation critique subie par le littoral africain. L’occasion de revenir sur les grandes lignes d’un extractivisme néocolonial dévastateur.
Pillages : un phénomène post-colonial qui dure
En 1985, les navires se comptaient par quelques dizaines en haute mer africaine. Trente ans plus tard, ils sont désormais des milliers à se partager une ressource halieutique en chute libre. Selon la Fondation pour la justice environnementale (EJF) : plus de 90 % des chalutiers industriels sillonnant les eaux du Ghana seraient détenus par des sociétés chinoises.
De fait, si la colonisation pourrait sembler appartenir au passé (proche), elle continue en réalité de frapper indirectement le continent à travers notamment les mannes financières de la deuxième puissance économique mondiale.
Dans cette perspective idéologico-politico-économique, la Chine s’est donc permise d’accaparer les eaux d’une dizaine de pays africains dont la Gambie, la Guinée, la Guinée-Bissau, la Mauritanie, le Sénégal, la Sierre Leone, le Liberia, le Nigeria et la Côte d’Ivoire en Afrique de l’Ouest, mais également, au-delà, celles du Cameroun, de la République du Congo, du Gabon, d’Afrique du Sud et de Namibie.
« Dans la zone économique exclusive au large de la Mauritanie, des chalutiers et des palangriers battant pavillon chinois ont, par exemple, pêché pendant plus d’un million d’heures en 2022 » précise Afrimag.
Or, bien que Pékin assure que sa flotte est sous contrôle, les actualités se succèdent concernant l’illégalité de sa surpêche, majoritairement de fond : en 2017, pas moins de huit chalutiers chinois sont arrêtés aux environs de Sierra Leone, de Guinée Conakry et de Guinée Bissau. Un an plus tard, en 2018, le bateau chinois nommé « Guoji 809 » est également pris sur le vif par les gardes-côtes libériens, le pont rempli de poissons pêchés illégalement, encore vivants.
Et pour cause, face à la démocratisation des repas à base de protéine animale, la production totale de pêche et d’aquaculture à explosé dans le monde depuis le milieu du siècle, passant de 19 millions de tonnes en 1950 au record historique de 179 millions en 2018, renseigne Pillages. Et au sommet de la demande se situe notamment la France avec l’une des plus grosses consommations de poisson d’Europe, soit 35kg par français·e pour une moyenne de 22kg par européen·ne.
De ces pêches ouest-africaines en particulier, l’Union européenne s’avère le principal client. Et, contrairement aux idées reçues, ce n’est pas toujours à destination des tables occidentales, du moins, pas directement. En effet, ces prises servent ensuite à fabriquer des farines animales destinées aux élevages industriels, ainsi que le rapporte Jeune Afrique :
« Chaque année, un demi-million de tonnes de petits poissons frais – des sardinelles et des bongas qui auraient pu nourrir 33 millions de personnes – sont ainsi pêchés au large des côtes de l’Afrique de l’Ouest pour être transformés en nourriture destinée aux saumons de Norvège, aux truites de Chine ou aux cochons de France ».
Un coût pour l’environnement et la biodiversité
Outre les pressions exercées sur les populations marines, les menaces de la surpêche s’étendent également à d’autres espèces dépendantes de l’équilibre écosystémique de la zone géographique. C’est notamment le cas des fous de Bassan et des puffins. Ces oiseaux migrateurs protégés en Europe sont confrontés, une fois au large des côtes africaines, au manque de poissons pillés par les bateaux-usines.
Autrement, quand ils ne meurent pas de faim là où, autrefois, les eaux étaient poissonneuses, ces animaux sont confrontés à d’autres dangers, comme les filets des chalutiers ou la chasse. En 2013, souligne Reporterre : « Les autorités mauritaniennes on saisit huit containeurs remplis d’oiseaux marins congelés (10 000) faussement estampillés « poisson » destinés à être consommés ».
Ces stratégies de détournement sont légion et forment d’ailleurs précisément le cœur du problème : sans surveillance, quand les autorités sont mêlées aux trafics et les sphères politiques complices des circonstances, comment parvenir à des solutions viables ?
Le manque de contrôle
Sur place, les témoignages se recoupent et rapportent une omerta autour des pratiques illicites qui se dérobent ainsi à la moindre inspection.
À titre d’exemple, dans une proportion difficile à vérifier, les navires étrangers opéreraient parfois sous pavillon local de façon tout à fait illégale, semant ainsi le trouble sur la responsabilité en cas de maltraitances, accidents ou décès. Sans cadre légal, en proie aux pots-de-vin, les flottes étrangères comme les autorités sont régies par la loi du silence. Leurs détenteurs échappent ainsi à la moindre enquête qui puisse découler sur l’indemnisation des familles de marins disparus ou blessés.
D’autre part, quand bien même les gardes seraient de bonne volonté, les moyens manquent cruellement. Les services de contrôle disposent de quelques vedettes et de peu de soutien régionaux. Plus déterminant encore, le manque d’homogénéité des réglementations régionales d’une zone à l’autre, facilitant les failles juridiques.
Selon Greenpeace, la pêche illégale (locale et étrangère) coûterait en fin de compte à l’Afrique de l’Ouest plus de 2 milliards de dollars par an. Un trou économique qui ne constitue pas le seul tort fait à la région.
Les locaux abandonnés, les pêcheurs exploités
La pêche est vitale pour 15% de la population locale, rappelle Pillages. Or, face au manque croissant de vie marine et ne faisant pas le poids face aux mastodontes internationaux, les petits pêcheurs en viennent à vendre leurs licences à des entreprises étrangères dans l’espoir de s’acheter du matériel plus moderne qui les sortent de la misère. Le paradoxe veut qu’ils entrent ainsi dans une course qui épuise précisément la source à atteindre.
« Les bateaux qui opèrent dans ces zones sont généralement plus longs que des terrains de football et aspirent littéralement le fonds des océans », « Arnaque sur les Côtes Africaines », Greenpeace.
Le problème, au-delà du trafic de licences grandissant, est que les chalutiers industriels ne respectent évidemment ni les quotas, ni les frontières des zones interdites, ni la sélectivité des espèces. Ils raclent la mer en laissant des cimetière de biodiversité derrière eux et des déserts sans subsistance pour les villes côtières.
Pour France Info, le responsable de campagne Océan à Greenpeace Afrique Ibrahima Cissé insiste sur la fragilisation immédiate des territoires : « En Afrique de l’Ouest, le poisson représente une importante source de protéines et génère du revenu et des emplois pour quelque 7 millions de personnes. L’épuisement des stocks de poisson a des répercussions extrêmement préoccupantes sur la sécurité alimentaire et l’économie de pays qui comptent parmi les plus vulnérables du monde ».
À bord des grands navires, les conditions ne sont pas plus reluisantes. Si leurs coulisses sont souvent inaccessibles, le scandale des équipages indonésiens exploités et frappés à bord du Wei Yu 18 en haute-mer chinoise – révélé par une enquête du Monde fin 2023 -, renvoie à l’impunité totale au sein de ces micro-sociétés isolées.
Le témoignage de Bright Tsai Kweku à la BBC News Afrique, officier bosun en charge de l’équipement et de l’équipage sur des navires chinois au Ghana, le confirme : « Ils les battent, ils leur crachent dessus, ils leur donnent des coups de pied ». Une fois, ajoute-t-il, un membre est tombé malade du choléra mais, la priorité étant donnée à la rentabilité, le navire n’a pas voulu accoster pour le soigner ; il n’en est pas revenu vivant.
En effet, Maxime de Lisle et Renan Coquin rappellent en ce sens, dans un graphique glissé à intervalles des récits de leurs personnages, que notre monde compterait environ 130 000 pêcheurs esclaves. Composés d’une main-d’oeuvre immigrée ou pauvre à moindre coût, les équipages sont soumis à de nombreuses horreurs, telles que des maladies, un manque de soin, des blessures graves, des abus physiques, psychologiques et sexuels, voire la mort.
« notre monde compterait environ 130 000 pêcheurs esclaves »
Pêcheurs locaux sans travail et ouvriers des mers violentés se rendent ainsi parfois à la ville chercher du travail sur un marché saturé. C’est ainsi que, une fois pour seule issue de survie la perspective de migrer en Europe, ils font alors face à une xénophobie et un racisme qui perpétue les maltraitances ou les renvoie chez eux, là même où l’Occident poursuit ses ravages.
Les responsabilités sont en ce sens multiples et labyrinthiques. Au-delà des directives délétères de grands groupes privés dont le silence des Etats se rend complice, cette situation est également le fruit d’accords opaques signés entre les dirigeants d’Afrique de l’Ouest et les pays étrangers, contre l’intérêt des populations.
Politiciens corrompus de tous bords, PDG et élus baignés de conflits d’intérêts, économie mondialisée en soif de ressources, paternalisme néocolonial permissif,… les facteurs sont complexes et les acteurs mouillés jusqu’au cou dans une surenchère extractiviste laissée sans surveillance, ni considération à long-terme pour la subsistance locale ou l’environnement. C’est ce double enjeu, humain et environnemental, qui a fait naître la bande-dessinée Pillages et lui a conféré à la fois toute sa richesse et sa profondeur.
Pillages : la bande-dessinée d’utilité publique
« Défendre ensemble les milieux, les gens et les animaux sauvages.»
Le philosophe Baptiste Morizot confie dans la préface de Pillages avoir rencontré Maxime de Lisle sur un bateau du Sea Sheperd, le Bob Barker. Il naviguait à l’époque sur les eaux du Golf de Guinée pour intercepter les chalutiers illégaux : « Cette mission africaine de l’ONG nouait ensemble trois enjeux : défendre les milieux marins contre l’extractivisme, empêcher la mise à mort illégale des formes de vie marine et lutter contre un chalutage industriel qui détruit les pêcheries artisanales, fragilisant tout le tissu social du littoral du Bénin. Le coup de génie de cette mission était là : défendre ensemble les milieux, les gens et les animaux sauvages. »
Ne pas oublier de défendre les gens est précisément la prouesse de cet album à hauteur d’humain qui parvient à rendre compte, à travers les traits réalistes de ses personnages, des rouages complexes dans lesquels sont pris les individus.
Échappant à toute forme de manichéisme, les deux auteurs dépeignent ainsi avec une grande justesse le militant écologiste légitime de vouloir préserver les écosystèmes d’un manque criminel de réglementations, comme le pêcheur local floué, jusqu’au capitaine chinois aux pratiques illégales lui-même « pris dans les filets d’un dispositif économique devenu fou ».
Au fil des cases, plus que de pillages, il est finalement question de faire émerger l’emprise tentaculaire de la mondialisation économique sur les vies. En dénouant les mailles du hold-up géant qui sévit en hautes-mers africaines, Pillages donne finalement à voir l’un des exemples les plus frappants de l’irrationalité du vieux monde.
Que faire ? S’informer est un premier contre-pied à l’impuissance : lire ou offrir Pillages aux éditions Delcourt. Un extrait de plusieurs pages est disponible gratuitement en version numérique.
– S.H.
Photo de couverture : Ghana @U.S. Navy photo by Kwabena Akuamoah-Boateng/Released/Wikicommons