La liberté d’expression semble être souvent un concept à deux vitesses, surtout quand cette liberté vient ternir des intérêts économiques comme celui généré par le tourisme de masse. Gianni Berengo Gardin, un grand photographe italien, vient visiblement d’en faire les frais… Censuré dans son pays, il voulait dénoncer le tourisme de masse à travers la photographie de paquebots géants qui étouffent Venise.
Les bateaux de la désillusion
Le tourisme de masse qui écrase la sérénissime Venise un peu plus chaque année ne cesse de nous questionner sur les impacts de cette industrie sur les grands sites touristiques. L’un des symboles de cette marchandisation du rêve se trouve être ces énormes paquebots à touristes. Régulièrement, malgré une interdiction progressive instaurée en 2014, ces géants des mers viennent vomir plusieurs milliers de passagers à quelques mètres de la place Saint-Marc, au cœur de Venise. Au-delà de la destruction des berges que ces manœuvres provoquent, et de la vision d’horreur de ce contraste entre la tradition et la machine, le paquebot fait office de symbole fort pour une Venise qui perd chaque jour un peu plus son âme.
C’est cette incohérence du monde moderne que voulait afficher Gianni Berengo Gardin à travers une série de 27 photographies poignantes. Du nom de Mostri a Venezia (Monstre à Venise), ses travaux devaient être exposés au Palazzo Ducale, le fameux Palais des Doges où demeurent tant de mystères, d’histoires et d’œuvres magistrales. Malheureusement, le maire de Venise, Luigi Brugnaro, a fait annuler l’exposition jugeant qu’elle nuirait probablement à l’image de la ville. En pratique, la date de l’évènement a été reporté de manière indéterminée par les autorités, laissant Gianni Berengo Gardin dans l’incapacité d’afficher ses œuvres. L’internet libre entend bien réparer cette injustice.
Symbole d’une certaine mondialisation
En principe, sur base d’une décision prise en 2014, le passage de ces paquebots géants devrait être progressivement interdit alors qu’un chenal de 150 millions d’euros est construit plus loin pour les accueillir. Si le problème sera déplacé, le débat de fond reste intacte. En effet, portant en elle le mythe de la ville des amoureux, aidé par la magie de son carnaval légendaire, Venise engouffre près de 20 millions de visiteurs par an. La majorité d’entre eux ne font que passer, un jour ou deux, le temps de goutter à la magie, et pour nombre, de s’arracher quelques souvenirs low-cost made in China. Les trésors historiques et culturels, la profondeur d’une ville insondable, se sont ainsi vus peu à peu remplacés par des allées de magasins identiques, attrapes touristes pour tous les budgets, vendant des souvenirs à quelques euros probablement fabriqués à l’autre bout du monde.
Si on est chanceux et attentif, on peut croiser un peu d’authenticité. Les derniers artisans résistent, tant bien que mal, à la concurrence féroce. La majorité des touristes ne font aucune différence entre un masque réalisé à la main et sa parfaite copie industrialisée. Et il faut l’avouer, la dictature du prix l’emporte souvent. Il est plus rentable de vendre un millier de masques en plastique à 10 euros qu’une dizaine de traditionnels à 200 euros. L’offre et la demande font le reste, portés en culte dans nos sociétés mondialisées. Parfois même, dans la plus parfaite confusion, ce sont les masques les plus chers, plus gros, plus faux, plus colorés, qui sortent des machines. Ces choix inconscients et souvent involontaires des consommateurs, dont le budget n’est pas forcément à la hauteur d’une consommation équitable, vident peu à peu Venise de sa substance. Les derniers artisans peinent à trouver des volontaires pour préserver leurs savoirs si précieux et leurs prix ne rivalisent pas avec ceux de la concurrence. Malgré tout, Venise, la vraie, existe encore, discrète, elle maintient le nez au dessus du niveau de la mer et espère qu’assez de visiteurs prendront toute la hauteur de leur responsabilité quand il s’agira de ramener quelques souvenirs dans leur pays…
Source : periple.com / nuovavenezia.gelocal.it / lefigaro.fr / slate.fr