Depuis quelques années, popularisé par l’urgence climatique et la quête d’espaces inexplorés, le tourisme polaire est en plein boom. Cet Arctique tant fantasmé avec ses ours polaires, ses étendues glacières et ses aurores boréales. Le continent inhabité de la planète, une terre de glace, fragile habitat des manchots et d’une faune exceptionnellement résistante. Pascale Sury, reporter, a accompagné une expédition touristique en Antarctique pour en savoir plus. Une aventure pleine de paradoxes, autant éducative qu’interpellante dans un territoire transformé par le réchauffement climatique. Car tous les curieux qui voyagent jusqu’ici se disent parfaitement conscients et concernés par la crise écologique…

Les voyages polaires ont un attrait unique : la découverte de grands espaces sauvages, d’une nature intacte où les animaux sont rois, l’humble confrontation à un environnement implacable, dans les pas des grands explorateurs. Surtout, un lieu inaccessible pour beaucoup jusqu’ici, avec une forte notion d’exclusivité. Et c’est sans doute pour ces raisons que de plus en plus de curieux arrivent jusqu’ici. L’expédition vers le pôle Sud commence dans le port d’Ushuaia en Patagonie argentine, l’une des villes les plus australes du monde. À quai, le m/v Ortelius embarque ses passagers : 107 voyageurs de 18 nationalités s’apprêtent à quitter la terre ferme pour 10 jours au fin fond du monde.

Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

A bord, le briefing de sécurité est suivi d’une séance de nettoyage étonnante : les voyageurs doivent dévoiler tous leurs effets personnels, vêtements, bottes, sacs à l’aspirateur. C’est la première précaution obligatoire pour se rendre en Antarctique : « Ce qu’on veut, c’est réduire au maximum le risque d’emmener des plantes ou des graines étrangères en Antarctique, dans cet environnement vierge », nous explique Pippa Low, biologiste marine écossaise engagée pour encadrer l’expédition.

L’Antarctique, 14 millions de km2, le plus grand désert du monde, un désert glacé et polaire. Le territoire le plus vierge de la planète est à quelques 1000 km et 2 jours de navigation vers le Sud. Bien loin de l’excursion touristique où tout est écrit d’avance, l’équipage annonce la couleur : ce voyage sera une véritable expédition, avec un itinéraire entièrement dépendant des conditions météo, de la glace, de la mer et l’objectif ultime est aussi ambitieux qu’incertain : atteindre la colonie de manchots empereurs de Snow Hill, particulièrement isolée, pour rencontrer cet animal fascinant. « L’Antarctique, c’est un grand spectacle naturel. De plus en plus de voyageurs veulent venir. L’industrie touristique explose… », témoigne Zet Freiburghaus, un des guides de l’expédition. « Je pense que la prise de conscience des changements climatiques y est pour quelque chose, les gens veulent voir ce continent avant qu’il ne change drastiquement. C’est vrai qu’il est impossible de ne pas tomber amoureux de cette région ! » Quel intenable paradoxe !

Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Depuis 1959, l’Antarctique est reconnu comme une « terre de paix et de science » et son environnement unique est protégé. Toute activité militaire, toute exploitation est interdite par le Traité Antarctique signé par 52 pays. Pourtant, ces dernières années, de nombreuses voix pointent la nouvelle menace contre cette biodiversité : le boom touristique. Si les premières croisières (à la fin des années 1950) n’emmenaient que 500 visiteurs chaque année, aujourd’hui, près de 60.000 visiteurs arrivent sur le continent blanc. Peu à peu, on s’approche des limites du raisonnable pour la région. Et pourtant, les agences de voyage n’hésitent pas à jouer la carte de l’écologie, de l’éducation et de l’émerveillement pour convaincre les curieux.

« La majorité des places sont vendues un an à l’avance, la demande est grandissante. » avoue Franklin Braeckman, travailleur dans une agence néerlandaise pour ce type de voyage. « Tout voyage a un impact, mais il y a énormément de règles et de restrictions à respecter pour pouvoir voyager dans cette région. Nous sommes très attachés à réduire notre impact au maximum, que ce soit via le service hôtelier, la restauration, les excursions et la taille du bateau. » À bord, Sigi Penzenleithner, le manager de l’hôtel tient à confirmer que tout est fait pour rendre le voyage « responsable » : « Nous veillons à acheter des produits locaux, le chef calcule au mieux la quantité de nourriture pour réduire le gaspillage. Aucun déchet n’est rejeté dans la mer. Aucune bouteille plastique n’est utilisée puisque l’eau de mer est désalinisée à bord et mise à disposition dans des fontaines ! » En dépit de ces efforts, voyager à l’autre bout du monde reste particulièrement énergivore, donc polluant.

Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

L’association internationale des voyagistes antarctiques a édicté une série de règles strictes en accord avec le traité Antarctique pour réduire l’impact des visiteurs. Depuis 2011, par exemple, l’interdiction du fioul lourd comme carburant pour les bateaux exclut les énormes paquebots. Tous les mouvements du navire doivent être déclarés au préalable, les excursions sur terre doivent être réservées à l’avance et strictement limitées en termes de nombre de voyageurs et de temps passé à terre. « Les gros paquebots, de plus de 500 passagers, ne peuvent pas mettre le pied sur le sol antarctique », nous explique Claudia Holgate, environnementaliste sud-africaine et cheffe d’expédition, « Les excursions terrestres sont limitées à 100 personnes simultanément par site, pendant trois heures maximum. Donc l’idéal pour nous, c’est une centaine de passagers, ce que nous avons sur cette expédition. »

La majorité des voyages en Antarctique se concentre dans les zones non recouvertes de glace de façon permanente, ce qui représente moins de 1 % de la surface de l’Antarctique. La péninsule antarctique est l’objectif la plus accessible pour tous les voyagistes, c’est aussi une zone particulièrement sensible aux dérèglements climatiques ces dernières années. Selon les scientifiques du GIEC, l’Antarctique connaît, dans la région de la péninsule, un réchauffement de l’air près de 5 fois supérieur au taux moyen de réchauffement climatique sur la planète. Le reste du continent reste extrêmement froid, mais le retrait des glaciers, la fragilité de la banquise, l’amincissement de la calotte glaciaire sont désormais avérés : « Une nouvelle évaluation a révisé à la hausse la contribution prévue de la calotte glaciaire antarctique à l’élévation du niveau de la mer d’ici 2100 en cas d’émissions élevées de gaz à effet de serre (…) avec de grandes incertitudes qui subsistent ! », précise le GIEC dans un récent rapport.

Le 4e jour, l’aventure antarctique commence vraiment. Entourés par une mer de glace, le navire explore la mer de Weddell, une région beaucoup moins visitée par les expéditions touristiques et le détroit antarctique, un bras de mer un peu protégé du mauvais temps. Les voyageurs se régalent à la vue des paysages glacés, des icebergs monumentaux et des premiers animaux : les manchots Adélie, les phoques et un premier manchot empereur.

Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

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Photographies : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Spécialiste de l’Antarctique depuis plus de 20 ans, Claudia Holgate, environnementaliste et cheffe d’expédition, ne peut que confirmer le constat scientifique : « On voit des changements importants. Les températures hivernales sont jusqu’à 7 degrés plus chaudes. Cela a un effet négatif direct sur les populations de manchots. Certaines sont décimées. Il y a aussi un déclin des quantités de krill, petits crustacés indispensables à la chaîne alimentaire de cette région. Et puis, on voit une grosse réduction des glaciers. » 

Tous les voyageurs à bord semblent frappés par ce profond paradoxe entre la volonté de découvrir et celle de protéger cet environnement vierge. Tous sont amoureux de la nature, habités par un sens de la contemplation et de l’humilité, sensibles à la fragilité de la planète, poussés par l’envie d’apprendre de la rencontre avec des animaux fascinants, mais tous sont aussi conscients de l’impact de leur visite dans cette région. « Je ne viendrai qu’une seule fois ici puis je laisserai ma place à quelqu’un d’autre », admet David Hall, touriste britannique. « Pour moi, c’est l’ambition d’une vie ! Je pense que c’est d’une importance capitale de retourner vers nos origines à tous : mère-nature. Dans cet environnement, implacable, je pense qu’on peut apprendre à redevenir des êtres humains. » Philip Gisi, Américain, a économisé pendant 20 ans pour s’offrir son rêve aux côtés de son épouse : « Il n’y a aucune raison que les hommes et les animaux sauvages ne puissent vivre en harmonie ! Tant que nous respectons leur environnement et que nous minimisons notre impact en suivant toutes les règles, nous pouvons tous avoir la chance de découvrir l’Antarctique. » C’est pourtant faux. 7 milliards d’humains ne pourront jamais s’offrir ce rêve.

Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Le voyage se veut également pédagogique, encadré par différents scientifiques, spécialistes de l’Antarctique et agrémenté de conférences quotidiennes sur l’environnement de la région. Chaque jour est rythmé par ces rendez-vous éducatifs, la contemplation du paysage sur le pont et, quand le temps le permet, des excursions en zodiac pour admirer les icebergs et les animaux : des centaines de manchots Adélie, des manchots papou, de manchots à jugulaire installés en colonies sur terre ou sur la glace de mer : « Le tourisme est possible, mais il faut que les règles imposées soient bien respectées », explique Ginette Vachon, photographe canadienne habituée de la région. « Les compagnies veulent faire de l’argent mais il faut qu’elles ne débarquent pas avec de trop gros bateaux, ce qui serait un désastre. Et que les touristes viennent en nombre limité, car c’est toujours une perturbation… »

Le 6e jour de l’expédition offre le moment fort du voyage ! Le bateau est au large de l’île de Snow Hill, bloqué par la banquise qui entoure l’île. C’est l’habitat privilégié chaque année par une impressionnante colonie de manchots empereurs pour venir pondre et élever les petits. Une île glacée d’une pureté absolue. Une randonnée dans la haute neige pour enfin découvrir l’incroyable colonie : plus de 10.000 manchots empereurs et leurs milliers de petits, nés il y a 3 mois à peine.

Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Le manchot empereur, c’est l’animal emblématique de l’Antarctique, le plus grand de tous les manchots, sa résistance est exceptionnelle, mais, il est pourtant menacé : « Regardez où nous sommes, c’est un endroit tellement reculé, l’environnement est si dur… et on trouve des animaux qui viennent nicher à des centaines de kilomètres à l’intérieur des terres et qui survivent si bien ! » nous explique Claudia Holgate, environnementaliste et cheffe d’expédition, « Comment font-ils pour survivre dans ce paysage ? Voilà pourquoi nous sommes tous fascinés par les empereurs. Le manchot empereur est une espèce menacée. Parce ces animaux se reproduisent principalement sur la banquise et, on le sait, elle se réduit de plus en plus. »

Ce moment privilégié dure moins d’une heure et à bonne distance pour ne pas déranger les empereurs. Pour vivre ces émotions et voir ces images exceptionnelles de leurs yeux, les voyageurs sont prêts à débourser plusieurs milliers d’euros, comme Jean-Claude et Josette Borel venu de Haute-Savoie : « On se sent petit, humble face à eux qui sont si nombreux et si stoïques. C’est le rêve d’une vie, c’est exceptionnel et ça vaut l’investissement. Mais n’oublions pas qu’ici c’est leur domaine, nous devons rester discrets, nous sommes seulement des visiteurs ! »

Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Les visiteurs tiennent essentiellement tous le même discours. Faut-il parcourir le monde pour devenir ambassadeur de sa beauté et de sa fragilité ? Faut-il découvrir l’Antarctique pour développer à tout jamais une conscience écologique ? Faut-il se confronter à la nature dans toute sa splendeur pour devenir son plus grand défenseur ? C’est l’argument de l’industrie touristique et de tous les voyageurs que nous avons côtoyés : « C’est l’impact positif » dit Franklin Braeckman d’Oceanwide Expeditions. « Nous emmenons une centaine de voyageurs ici et nous ramenons une centaine d’ambassadeurs de cette région à la fin du voyage ! » Mais n’est-ce pas là une fuite intellectuelle pour mieux supporter la dissonance cognitive d’une telle expérience ? Si les chercheurs, reporters, vidéastes ont nécessairement besoin d’être sur place pour témoigner du monde vivant en plein chamboulement, on peut se questionner sur la pertinence d’ouvrir cet espace au tourisme de masse. Car même si la taille des navires reste limitée, le nombre de voyages augmente.

Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation
Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Et pourtant, sur le pont du navire s’éloignant du continent blanc, Eduardo Rubio Herrera, astronome guatémaltèque et environnementaliste reste convaincu que l’équation tourisme/environnement est possible, à condition de laisser la priorité à cette terre vierge, laboratoire privilégié de la science et de l’étude des bouleversements climatiques : « L’Antarctique a été protégé comme un continent dédié à la science et à la paix. C’est la seule région au monde où nous pouvons étudier un environnement vierge et intact. C’est le seul continent au monde où aucun homme n’a vécu. On doit continuer à utiliser l’Antarctique comme un exemple d’une région où l’homme peut apprendre de la nature et ramener les enseignements vers nos sociétés. »

Ainsi l’attrait de plus en plus grand pour l’antarctique des touristes occidentaux symbolise un paradoxe malsain. Plus le réchauffement climatique se fait ressentir, plus ces espaces magnifiques sont menacés, plus le spectre de l’effondrement pousse les curieux à visiter ces lieux avant leur disparition programmée. C’est d’ailleurs le mot d’ordre de certaines agences peu scrupuleuses. Une boucle de rétroaction négative comme seul le libre marché globalisé sait en créer.

Mais loin de ces considérations, sur la mer agitée, c’est la fin d’une aventure exceptionnelle pour la centaine de voyageurs. Cette poignée de visiteurs privilégiés, à l’image du nombre annuel de touristes, reste bien évidemment très modeste au kilomètre carré vu la taille du continent Antarctique. Leur impact individuel semble négligeable. Mais la question du boom touristique et de son impact grandissant sur les écosystèmes doit être posée aujourd’hui même, avant que la déferlante ne s’abatte sur la région à grand coup de promotions et de formules low-cost.

– Pascale Sury & Mr Mondialisation

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