Pieds nus sur la Terre. Voilà le titre de la biographie consacrée à l’activiste écologiste Rob Greenfield et signée Christophe Agnus aux éditions Nautilus. Des mots qui chuchotent une évidente allégorie : renouer avec le sol, sentir la nature sous ses pas et respirer à nouveau. En réalité, la formule naît surtout d’une anecdote. Une simple anecdote, profondément ordinaire, à découvrir en fin de lecture : le jeune Rob a des problèmes de pieds qui l’obligent à repenser l’utilité des chaussures. La petite histoire est en fait à l’image de tout son récit et rappelle combien le parcours hors norme du jeune américain repose sur autant de petits événements communs. En effet, éduqué par le capitalisme et sa notion de réussite comme beaucoup d’entre nous, Rob Greenfield sera très lentement, parfois dans l’incertitude ou l’échec, mais toujours avec honnêteté, aspiré par une autre idée du bonheur. Découverte d’une métamorphose aussi humaine qu’inspirante.
Rob Greenfield est aujourd’hui connu pour ses actions très médiatisées. D’aucuns ont pu en entendre parler via son défi « Trash me » consistant à porter sur lui, un mois durant, tous les déchets d’une consommation américaine moyenne. Son année en autosuffisance alimentaire totale dans un jardin pavillonnaire a aussi été fortement relayée par la presse française. Et il alimente, sinon, une large communauté Facebook de près de 850 mille abonnés et une chaîne Youtube suivie par près de 330 mille personnes.
Mais comment cette omniprésence numérique peut-elle convenir à un engagement radical et totalement alternatif ? Comment peut-on prétendre montrer la voie d’un mode de vie plus sain et écologique en utilisant les outils du modèle qu’on dénonce ? C’est que, à y regarder de plus près, le parcours du jeune activiste se présente, non pas comme un parangon de perfection, mais comme un laboratoire d’expérimentation au service de notre esprit critique et d’horizons plus harmonieux. Explications.
Enfant du capitalisme : Comment s’extraire de ce qui nous a si longtemps constitué ?
Rob Greenfield est un américain moyen. Il grandit avec toutes les particularités qui constituent son environnement personnel : sa famille, ses amis, son milieu social et culturel. Mais il est également imprégné du bain capitaliste de son époque qui uniformise les habitudes d’une bonne partie du monde à ce moment-là, dont en première ligne, les Etats-Unis. En effet, Rob voit le jour en plein milieu des années 80, une période de forte insouciance. Si forte qu’on peine, encore aujourd’hui, près de 40 ans plus tard, à s’en défaire – et ce, malgré les conséquences dramatiques qu’on lui connaît sur la richesse de nos écosystèmes, comme sur nos libertés.
Le jeune enfant, puis adolescent qu’il devient, se retrouve donc, comme tant d’autres, involontairement et précisément éduqué à la surconsommation, au désir d’argent, de luxe, et à l’inconscience politique. Le modelage est d’autant plus puissant qu’il participe à la construction de sa jeunesse, de son individualité : Rob s’approprie les désirs et vérités du modèle dans lequel il évolue. Il s’y attache, comme à une identité. « L’argent était pour moi le moyen de la réussite et de la liberté« se rappelle-t-il. Et tout son monde gravitait alors autour de cette conception univoque de l’avenir.
Son rêve, jusque tard ? Devenir riche. Et même millionnaire. C’est du moins le sens qu’il donne au mot « bonheur », ou plutôt celui que la société lui a inculqué. Pour atteindre son objectif, il se lancera corps et âme dans divers job alimentaires, puis dans un business douteux, au porte à porte. C’est l' »American Dream » qui le motive à se lever chaque matin. Son ambition en forme d’ascension verticale, qui repose sur des valeurs prédatrices et compétitives banalisées, semble donner un sens à sa vie.
Un sens qui va se révéler de plus en plus absurde. En pratique, cette croyance sert d’ailleurs, surtout, la prospérité d’un certain modèle socio-économique et le maintien des populations précaires en état d’obéissance. Car en effet, trop concentrées à se battre pour gagner la récompense promise par nos sociétés pyramidales, les plus pauvres se voient assignés à leurs conditions et au labeur. La fatalité de l’injustice ? « Seul l’argent pourrait la réparer », s’entend-on répéter. Pourtant, en fin de course, c’est le cercle vicieux : la majorité aura perdu ce que de rares exceptions auront obtenu, au sacrifice d’une refonte vitale de notre architecture sociale, d’une vision plus fondamentale de la solidarité et d’horizons plus justes.
Plus il grandit, plus Rob prend effectivement conscience que quelque chose ne va pas. Il s’instruit sur l’État du monde, s’informe des problèmes environnementaux, de la détresse des sols, de l’air, et surtout de l’aliénation globale par les diktats économiques. Il regarde des documentaires, pas tous sérieux, mais qui le bousculent. Pour autant, il ne passe pas, d’un coup d’un seul, du côté de l’écologie et de l’autonomie : sa métamorphose n’est pas spectaculaire, ce n’est pas un éveil romancé, ni le fruit d’une illumination soudaine. Il tâtonne.
C’est en fait très humainement, humblement, et même maladroitement parfois, qu’il se met en quête d’un nouveau mode de vie, et fait petit à petit le deuil de l’ancien. Les fêtes sur les campus, l’argent gagné sur la confiance de foyers modestes, la consommation à outrance, les excès, il se rend compte que tout cela a un prix, invisible au premier abord, mais bel et bien délétère : « Une grande partie de ma prise de conscience a été de réaliser que si quelque chose était pratique, cela voulait dire que je sous-traitais l’inconvénient ailleurs. Donc quand quelque chose est facile, je me demande pourquoi, et si je ne le sais pas, je cherche la réponse ». Ce cheminement, long et périlleux, en permanente précision, fait ainsi écho à la difficulté que nous avons tous de repenser puis rompre nos habitudes, profondément héritées de nos éducations et mêlées d’affects. Mais plus encore, il révèle qu’entamer ce processus n’est pas vain. Qu’interroger nos évidences ne mène pas nulle part. Qu’au contraire, là où nous pourrions arriver à force de persévérance, l’herbe est véritablement plus verte…
La vie de Rob Greenfield, un laboratoire d’expérimentation politico-écologiques au service de nouvelles perspectives.
Rob Greenfield s’affiche plein de contradictions, de luttes intérieures inabouties et de paradoxes. Quand il décide de porter sur lui, pendant un mois, les déchets d’une consommation américaine moyenne pour dénoncer le productivisme, ne participe-t-il pas lui-même à celle-ci ? Quand il s’affranchit de la majorité de ses biens pour alléger son esprit et son corps du concept de propriété, pourquoi garde-t-il son ordinateur ? Le témoignage qu’il vient délivrer lors de conférences à travers le monde excuse-t-il la pollution générée par ses trajets en avion ?
C’est parce que l’environnementaliste est en chemin, pleinement conscient de ce que cette évolutivité implique de manquements et d’incohérences. Il sent que, pour l’instant, il peut « faire plus pour démanteler le système en étant à l’intérieur ». Il sait qu’à terme, il choisira l’harmonie totale, mais que d’ici là, il faut rameuter les troupes. Il sait aussi qu’il ne se bat pas seulement contre les mastodontes qui structurent les moindres parcelles de nos sociétés et détruisent la planète, mais aussi contre son propre passé, ses propres habitudes, rêves, ambitions, aliénations et désirs. Il a dû reconstruire sa propre identité, ce qu’il aimait et ce qu’il n’aimait plus, en même temps qu’il a agi sur le plan social, environnemental et militant. Il sait donc que son engagement a été façonné par une humanité imparfaite qu’il assume, mais qu’il compte bien interroger.
Sa démarche, parfois labyrinthique et douloureuse, sans fin, nous la touchons tous plus ou moins du doigt à chacune de nos remises en questions, de nos choix et de nos recherches. A cela, il montre une voie possible, ce que donneraient nos combats si on les menait jusqu’au bout. Il a ajouté à ce sentiment partagé d’être imbibé jusqu’aux os d’un modèle dont on souffre faire partie, la consistance de l’expérimentation : sa vie ne prétend pas être exemplaire, sa biographie ne promet pas de révélation, il n’est pas un gourou, ni un maître à penser, mais propose son existence comme lieu de recherche, de test et de tentatives. La seule chose qu’il promet, en revanche, c’est une totale transparence. Résultats ? Des réussites et des échecs, mais surtout, un appel à agir.
Observer, être bousculé, remettre en question, digérer et…agir.
Dans un premier temps, le jeune étudiant s’informe. A travers des livres, des films, mais aussi un entourage de plus en plus concerné. Il voyage, à travers le monde, pendant plusieurs mois. A ce moment-là, il est en soif d’aventures, plus que d’écologie, mais la rencontre avec les enjeux environnementaux s’impose à lui malgré tout, en filigrane de ses expéditions. Il se forge ainsi une connaissance du monde différente, mais conserve encore un moment, une bonne partie de ses habitudes passées : son poste de commercial, son désir de richesses, et plus que tout, un certain confort.
Fort de ses réflexions, il finit toutefois par entrevoir d’autres paradigmes : sa conscience devient une indignation, voire une obsession. Aux yeux d’une partie de son entourage, il apparaît comme un « donneur de leçon », qui plaide une cause idéaliste. Il est au stade de son cheminement ou la culpabilité a été remplacée par une culpabilisation. Ce n’est pourtant pas son but. Ce qu’il veut, au fond, c’est partager son enthousiasme pour d’autres possibles, plus proches de la nature, plus loin des injonctions destructrices. Heureusement, d’autres l’écoutent, sont convaincus et le suivent dans ses démarches : des amis, l’amour, des internautes. Il décide d’agir.
Selon sa règle d’or des trois R – réduire, réutiliser, recycler – il se lance. Tour des Etats-Unis à vélo avec pour défi de ne manger que ce qu’il trouve en chemin. Glanage des bennes à ordure pour dénoncer le gâchis monumental qui sévit dans le pays (et d’autres). Tentative, pendant un mois, de s’alimenter en bio et local dans un quartier particulièrement défavorisé pour concevoir la difficulté de suivre ce régime selon le milieu social. Bain dans des sources d’eau naturelles uniquement. Opération « Trash me », pendant un mois, vêtu de ses déchets. Fermeture de ses comptes en banque. Réduction de ses biens personnels à 44. Vie en pleine autonomie dans un jardin pendant un an. Rob Greenfield va ainsi d’expérimentations en expérimentations.
Son but ? Se défaire, au propre comme au figuré, du modèle capitaliste dominant et inciter le plus de monde possible à en faire de même, au profit d’un minimalisme solidaire et écologique. Conclusions ? Multiples, complexes :
Il ressort que la précarité empêche, non pas financièrement, mais par manque de temps, d’entamer facilement une déconstruction. Il touche les limites de son autonomie à cause de la législation : il est interdit d’habiter dans son jardin ou celui d’un autre dans plusieurs Etats américains. Il est encore attaché à médiatiser ses actions en vue de rassembler un maximum de personnes autour des enjeux qu’il défend, mais se laisse engloutir par le temps que prennent les interviews. Il souffre de certaines organisations, se blesse à vélo, dépend de la solidarité pour beaucoup. Et se rend compte que marcher pieds nus l’empêche d’accéder à de nombreux bâtiments.
Mais il touche aussi à une liberté sans égal. Il renoue avec la nature, le temps et les gens. Il est riche de millions de rencontres, souvenirs et savoir-faire. Et il sent son avenir bien plus serein qu’auparavant. Adopter une philosophie plus respectueuse de nos milieux n’a rien d’un eldorado, c’est contraignant et inadapté au fonctionnement actuel de notre monde, mais Rob n’a aucun doute : ce qu’on y gagne est inestimable.
Voilà le paradoxe ultime et enrichissant que nous permet d’accepter Pieds nus sur la Terre : c’est étrangement dans nos mille et unes remises en questions et actions, a priori vaines, hors de nos zones de confort, que nous nous offrons la plus grande tranquillité d’esprit. En effet, s’intéresser au fait que le monde va mal et qu’il est potentiellement voué à un sort sur lequel nous n’aurions aucune prise peut paraître une option effrayante, synonyme d’impuissance et d’angoisse. C’est pourtant tout l’inverse dont rend compte l’activiste : c’était plutôt pris dans les mécanismes de la machine insolvable du consumérisme, celle de nos désirs insatiables, de notre déni ou de nos discours vidés de leur sens, qu’il expérimentait le plus la limite de sa marge d’action, de sa liberté, de son bonheur et de son amour pour le monde et pour lui-même.
Émancipé de ces rouages qui vendent un rêve poussiéreux, il a pu affronter en toute sincérité ses véritables capacités et recouvrir un certain optimisme en l’avenir. Sa, notre, consommation ne fera pas une grande différence au regard du capitalisme, mais à l’échelle de nos vies, elle est cruciale. Et, surtout, elle n’empêche pas les luttes plus stratégiques, sur les plans politique, juridique ou citoyen. Première étape, donc ? Découvrir le récit biographique passionnant du « Forest Gump de l’écologie », disponible en librairie indépendante.
– Sharon H.
Pour aller plus loin dans l’inspiration, avec de véritables voies d’actions :
Le reportage d’Envoyé Spécial pour découvrir en images les initiatives de Rob Greenfield : https://www.youtube.com/watch
La chaîne Youtube de l’activiste, où il donne son regard sur la mort, la maladie, la liberté, mais aussi des conseils pratiques : https://www.youtube.com/user/RobJGreenfield
Découvrir tous les projets de Rob depuis sa prise de conscience : https://www.robgreenfield.org/projects/
S’informer sur les opérations de glanage en France, via notre article sur le sujet : https://mrmondialisation.org/ces-etudiants-font-les-poubelles-contre-la-precarite-et-le-gaspillage/