Alors que la crise écologique nous impose aujourd’hui de réévaluer nos besoins et nos modes de consommation d’urgence, une nouvelle crise économique mondiale creuse encore les inégalités socio-économiques. Le chômage repart à la hausse, alors que de plus en plus de personnes surchargées de travail peinent à concilier vie professionnelle, familiale et bien-être personnel. La baisse de l’activité économique est donc indispensable, et peut être dès à présent engagée par une mesure simple : la réduction du temps de travail. De plus en plus d’experts en sont convaincus : une semaine de travail plus courte permettrait d’adopter un mode de vie socialement plus juste et plus écologique. Mais une telle approche est à contre-courant de la pensée dominante.

En 1930, l’économiste John Maynard Keynes, dont les théories sont à l’origine de l’organisation économique du monde jusqu’à la dérèglementation financière des années 80, prédisait une semaine de travail de 15 heures au XXIe siècle. Il pensait qu’elle serait suffisante pour satisfaire nos besoins matériels, grâce aux progrès technologiques. Mais Keynes n’avait pas pris en compte la multiplication considérable de ces besoins induite par la poursuite de la croissance infinie couplée à l’accaparement toujours plus grand de la richesse produite par une minorité. Aujourd’hui, au lieu de raccourcir, le temps de travail s’aligne sur cette augmentation, et de plus en plus de travailleurs surchargés peinent à dégager du temps libre, ce qui a un impact direct sur leur empreinte écologique. Et tout ceci, sans même garantir une augmentation du bonheur individuel.

La corrélation entre temps de travail et dégradation de l’environnement

Ce phénomène avait déjà été mis en évidence par une sociologue américaine en 2005. S’appuyant sur l’étude de 18 États de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economique), Juliet Schor, du Boston College, démontrait en effet le lien entre augmentation du temps de travail et consommation excessive. Plus les individus travaillent, moins ils consacrent du temps à certaines tâches, comme la cuisine, le ménage, le jardinage ou la garde des enfants. Afin de « gagner » du temps, ils ont donc plus aisément recours à des biens et des services à forte empreinte écologique.

Plusieurs études mettent en évidence la corrélation directe entre temps de travail et dégradation de l’environnement. – Photo Unsplash

Un an plus tard, les économistes amérciains David Rosnick et Mark Weisbrot parviennent à la même conclusion dans une étude comparant l’Europe aux Etats-Unis. Ils découvrent ainsi que si les Européens avaient un temps de travail similaire à celui des Américains, ils consommeraient jusqu’à 30 % d’énergie supplémentaire. En fait, des chercheurs issus de structures diverses s’accordent depuis plus de dix ans sur cette réalité : « plus on travaille, plus on pollue », comme le résume l’économiste française Aurore Lalucq dans une tribune publiée dans la magazine Alternatives Economiques.

Une idée combattue par un lobbying intense

La réduction du temps de travail a pourtant mauvaise presse dans les économies capitalistes. Et ce pour une raison simple : rémunérer deux employés travaillant moins coûte plus cher à l’employeur qu’un unique employé travaillant plus. Si certains seraient pourtant tentés d’y voir une solution au problème du chômage, cette idée est largement réfutée par la classe économique dominante. L’intérêt du patronat réside en effet dans un chômage de masse, qui rend les travailleurs particulièrement vulnérables et moins enclins à se plaindre par peur de perdre leur emploi. Le contexte de chômage massif est donc favorable au patronat, vu le nombre de personnes qui attendent un emploi et qui seraient prêtes à accepter des conditions de travail dégradantes, et un salaire peu valorisant. Au contraire, l’absence de chômage a tendance à tirer les salaires vers le haut.

En France, le passage à la journée de travail de 35 heures a par exemple subi un lobbying intensif visant à dévaloriser socialement cette mesure et à masquer ses effets positifs. « L’instauration des 35h est un échec dans l’inconscient collectif alors que c’est l’une des seules politiques de création d’emploi qui a très bien marché ces dernières décennies. Limiter le temps de travail permet non seulement de créer des emplois, mais aussi d’améliorer la qualité de vie et l’état de l’environnement : c’est un triple dividende positif », explique Aurore Lalucq dans les colonnes de La Relève et la Peste.

10 heures par semaine au maximum

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Au Royaume-Uni aussi, la réduction du temps de travail est préconisée depuis longtemps, notamment par la New Economics Foundation (NEF), qui proposait en 2010 une semaine de travail de 21 heures pour faire face aux crises sociale, économique et écologique. Les chercheurs recommandaient une évolution progressive vers ce modèle, les augmentations de salaire pouvant être peu à peu échangées contre des horaires plus réduits, afin de laisser le temps aux employeurs et aux employés de s’adapter à un mode de vie plus économe en émissions de carbone, qui nécessiterait moins d’argent mais plus de temps.

L’étude du groupe de réflexion Autonomy préconise une semaine de travail de 10 heures au maximum.

Dix ans plus tard, l’urgence climatique ne permet plus le luxe d’une évolution lente et impose des mesures plus drastiques. C’est ainsi qu’une autre étude britannique, The Ecological Limits of Work, menée par le groupe de réflexion Autonomy, parvient au résultat suivant : au rythme actuel d’émissions de gaz à effet de serre, les pays de l’OCDE devraient limiter leur temps de travail à 10 heures par semaine au maximum au lieu des 40,5 heures hebdomadaires actuelles. À noter toutefois que ces chiffres représentent des moyennes à l’échelle mondiale, de fortes disparités existant entre les pays.

Une mesure insuffisante si elle est isolée

Le chercheur en charge de l’étude, Phillipe Frey, s’est concentré sur trois pays européens. En comparant les données relatives aux émissions de gaz à effet de serre par secteur d’activité et par État, il a démontré que les Britanniques devraient travailler 9 heures par semaine, les Suédois 12 heures, et les Allemands seulement 6 heures pour maintenir leur pays sous le seuil critique de 2°C de réchauffement climatique. Les différences entre l’Allemagne, le Royaume-Uni et le Suède s’expliquent par la productivité de leurs travailleurs, mais aussi par les industries qu’ils privilégient et par les émissions générées par ces différentes économies.

Au-delà du lien direct entre réduction du temps de travail et diminution de la consommation, cette mesure permettrait notamment de limiter les déplacements quotidiens, la production de biens et services ou encore l’empreinte carbone considérable du numérique, alimentée par de nombreux secteurs. L’étude insiste toutefois sur le fait que la réduction du temps de travail en tant que politique isolée serait bien entendu insuffisante pour lutter contre le dérèglement climatique, elle devra dès lors être complémentée par « d’autres mesures qui facilitent une transformation économique radicale, comme remplacer certains métiers du secteur industriel par des métiers du secteur tertiaire, ou l’extraction d’énergies fossiles par des activités respectueuses de la planète (les opérations de reforestation, par exemple). »

La réduction du temps de travail peut donc constituer un levier majeur de la transition écologique et sociale. « Si la durabilité écologique nécessite une baisse générale de la consommation, alors l’augmentation du temps de loisir n’est pas un luxe mais une urgence », conclut ainsi Philippe Frey. La hausse du temps libre constitue en effet une aubaine pour le développement d’autres centres d’intérêts, d’autres connaissances et d’autres savoir-faire, qui permettront à chacun de mieux comprendre les enjeux du monde et de se réapproprier certaines compétences stratégiques. En ce sens, la réduction du temps de travail pourra donc contribuer à mettre les individus sur la voie de l’autonomie et de la résilience.

Raphaël D.

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