Petit, corpulent, le visage souriant, Regiel Omaria Arcon, peintre de 30 ans habitant la métropole de Manille, a le physique classique d’un jeune homme philippin. Mais AR, le surnom qu’il se donne, a dû faire face à d’énormes difficultés dans sa volonté de changer de sexe. Depuis 2011, date qui marqua le début de sa « transformation », il va endurer un long et couteux traitement, dans un contexte social fait de jugements arbitraires et encore trop souvent de haine. Témoignage intimiste.
(Témoignage recueilli par Alexandre Marcou, février 2016, Manille, Philippines)
Une fois par mois, AR consulte son médecin, endocrinologue, qui s’occupe de son traitement hormonal. Tous les jours, dans son petit appartement situé en périphérie de la capitale philippine, seringue à la main, AR doit s’injecter des hormones pour faire cesser ses règles, changer sa voix, faire pousser une barbe et développer ses muscles. Décidé, AR veut devenir ce qu’il a toujours été au plus profond de lui.
Le jeune Philippin n’a pourtant pas encore réalisé l’opération finale de changement de sexe. D’un côté, la rareté des médecins spécialisés dans la réassignation sexuelle par voie chirurgicale et d’un autre côté leur manque de formation dans ce domaine médical, poussent de nombreux transgenres à réaliser l’opération dans d’autres pays comme le Japon ou la Thaïlande. Car dans le pays, l’opération est risquée. « Certains médecins regardent des vidéos d’opérations chirurgicales aux États-Unis pour apprendre la technique de réassignation sexuelle », constate AR. « Comment peut-on leur faire confiance ? »
L’importante opération, qui coûte en moyenne 300 000 pesos philippins (9000 dollars canadiens) est disponible aux Philippines, aucune législation ne l’interdisant. Pourtant, raconte le jeune homme, les médecins opèrent dans une certaine clandestinité pour éviter d’attirer l’attention du gouvernement. Ils n’accompagnent le patient qu’à court terme et c’est à lui, généralement mal informé, de se débrouiller pour réaliser le reste de sa transition sexuelle.
Quant aux hormones, elles s’achètent sur internet ou dans des pharmacies, avec en guise de conseillers en posologie leurs amis et de rares forums de discussion sur internet. Il y a un manque évident d’information quant aux dangers de la surconsommation d’hormones, comme les maladies du foie ou cardio-vasculaires, ou aux complications pouvant survenir après l’opération de changement de sexe, comme des infections génitales. Sans encadrement digne de ce nom, le processus s’avère particulièrement risqué pour ceux qui le tentent. On comprend rapidement que ce qui pousse AR et tant d’autres à prendre le risque est plus qu’une lubie, c’est un choix de vie murement pensé.
Geraldine Roman, première élue transexuelle au congrès des Philippines
Exclusion sociale
Avant de commencer ses traitements d’hormones, AR a fait face à de nombreux problèmes au cours de sa jeunesse. Depuis tout petit, il s’est vite rendu compte qu’il n’était pas né dans le bon corps. « Je ne peux exprimer par des mots ce que je ressentais à l’époque », dit-il en buvant son café, « je ne pouvais pas m’exprimer, craignant la réaction de ma famille ». Dans un pays où environ 90% des 100 millions d’habitants sont catholiques, pour la plupart très pratiquants, la religion joue un rôle très fort dans la vie des Philippins.
Dans un rapport, le Pew Center (2013) constate qu’il y a une relation forte entre un niveau accru de religiosité et une opinion négative vis-à-vis des communautés LGBT (Lesbians, Gays, Bisexuels, Transexuels) dans le pays. Cependant, selon le même rapport, environ 70 pour cent des Philippins interrogés affirment accepter les personnes LGBT. Et c’est paradoxal, malgré des difficultés à pouvoir affirmer en société son état d’être particulier, les Philippins restent « considérablement plus tolérants envers les transexuels que les autres pays avec un haut niveau de religiosité »[1]. Malgré les déclarations, AR comme la plupart des transsexuels affirme que la religion joue un rôle très important dans leur exclusion sociale.
AR a hérité d’une situation familiale particulièrement compliquée. Sa famille adhérait à la branche philippine hyper conservatrice de « L’Iglesia Ni Cristo ». « Mes parents m’obligeaient à porter des robes, et me punissaient sévèrement lorsque j’empruntais les habits de mes frères », explique en rigolant le jeune peintre. « C’était humiliant de devoir porter ces habits, j’avais l’impression d’être déguisée ». AR se réfugia dans la solitude pendant son enfance, sans aucun ami avec qui partager ses sentiments. Il habitait alors en province, dans le village de Laguna, et s’exprimer quant à son orientation sexuelle était une tâche très rude, notamment à cause du manque d’information sur ce qu’il ressentait. Dans les provinces, les traditions mêlées à la religion empêchent les minorités sexuelles de s’exprimer librement.
«Ici, à Manille, nous sommes mieux tolérés » que dans les régions isolées du reste du pays, affirme AR en parlant de la ville dans laquelle il emménagea pendant son adolescence.
Transformation de Ashenal – Photographie : Claudia Gonzales
Une lueur d’espoir
C’est dans la géante métropole philippine qu’AR commence à comprendre ce qui se passe dans son corps et dans sa tête. À l’aide d’un producteur de vidéos décrivant la procédure pour changer de sexe sur internet, AR pris la grande décision de commencer sa transformation. Après avoir suivi avec méthode ses conseils et entretenant de longues discussions avec l’homme transgenre, AR décide de passer à l’action : « J’ai gaspillé 25 ans de ma vie… je veux être heureux durant les 25 ans à venir».
Le jeune Philippin veut croire dans l’avenir de la communauté transsexuelle de son pays. Aidé par sa copine militante pour la défense des communautés LGBT, Chang, il affirme : « Il est temps d’aider les autres ». En 2011, il fonde Pinoy FTM, une ONG comptant 223 membres, qui soutient les hommes transgenres lors de réunions une fois par mois et participe à des manifestations de rue.
De nos jours, les transgenres ne peuvent changer d’identité, de prénom ni de sexe légalement aux Philippines. De plus, aucune loi n’existe dans le pays aux sept mille îles contre la discrimination des minorités sexuelles. « En matière légale, de nombreux progrès sont attendus par la communauté, et malgré notre forte visibilité qui donne à penser qu’on est plus tolérés que dans les pays occidentaux, nous sommes éclipsés par les préjugés, la discrimination et la marginalisation », affirme AR.
Brandissant une banderole où l’on peut lire « Jennifer Justice » (faisant référence à une femme transgenre assassinée par un Américain aux Philippines), AR et sa copine Chang ne baissent pas les bras et demandent sans cesse à la justice et au gouvernement de défendre enfin les droits des minorités sexuelles.
[1] UNDP, USAID (2014). Being LGBT in Asia: The Philippines Country Report. Bangkok.