Le mouvement des droits de la nature progresse doucement mais sûrement. La semaine dernière, un collectif de citoyens corses engagés a par exemple lancé une déclaration des droits du fleuve Tavignanu. Une première en France !
Le mouvement mondial de reconnaissance des droits de la nature, dont la théorisation remonte à l’article Should trees have standing (Christopher Stone, 1972) et la concrétisation juridique, quant à elle, à des ordonnances locales prises aux Etats-Unis en 2006 et à la Constitution équatorienne adoptée en 2008, ne cesse de prendre de l’ampleur en France. Des initiatives locales se multiplient pour réfléchir à l’application des droits de la nature sur le territoire ; et notamment à l’attribution de la personnalité juridique au Rhône, à la Seine, à la Loire, au Maroni ou encore à l’Escaut. Un réseau francophone des droits de la nature a même été créé en janvier 2021, juste avant la tenue du premier tribunal européen en défense des écosystèmes aquatiques. Cet essor marque le début d’une véritable révolution juridique et culturelle en France.
En Corse, l’autorisation d’exploitation d’un projet industriel particulièrement menaçant pour le fleuve Tavignanu a joué le rôle de catalyseur. Une coalition regroupant le collectif Tavignanu Vivu, UMANI et Terre de Liens Corsica-Terra di u Cumunu, et assistée par Notre Affaire à Tous, a récemment lancé la déclaration des droits du fleuve Tavignanu (dans la lignée de la déclaration des droits des rivières du Earth Law Center). Il s’agit d’une première en France ! Déjà soutenue par plusieurs citoyens, élus locaux et eurodéputés, cette déclaration ambitionne à terme d’aboutir à l’organisation d’un référendum local sur le statut du fleuve Tavignanu. Explications.
Aux origines de la déclaration
Depuis la conférence donnée par Valérie Cabanes – une juriste internationaliste pionnière du mouvement en France – , au Parc Galea en décembre 2019, les réflexions autour du mouvement des droits de la nature n’ont cessé de croître en Corse. L’autorisation d’exploitation d’un projet industriel particulièrement menaçant, sur la commune de Giuncaggio en Haute Corse, a joué le rôle d’élément déclencheur.
En effet, ce projet d’enfouissement de déchets ménagers et assimilés, de déchets amiantés et de terres amiantifères doit être installé dans un méandre du fleuve Tavignanu en amont des captages pour l’eau potable et l’eau d’irrigation de toute la région. Or le fleuve Tavignanu, deuxième fleuve de Corse, abrite une biodiversité remarquable : la basse vallée du Tavignanu est classée site Natura 2000 et le fleuve a également été inventorié à trois reprises comme Zone Naturelle d’Intérêt Écologique, Faunistique et Floristique (ZNIEFF).
C’est pourquoi de nombreux citoyens et associations, soutenus par des autorités corses, s’attachent à le protéger depuis 2016. Ils dénoncent, expertises à l’appui, l’instabilité du terrain potentiellement amiantifère sur lequel doit être installé le projet, et les risques de pollution du fleuve et de sa biodiversité environnante, jusqu’à son embouchure. Mais cela n’a pas suffit : après cinq ans de combat judiciaire, le Conseil d’Etat a validé le 21 avril 2021 l’autorisation d’exploiter de l’entreprise Oriente Environnement. Pour Alexis Cortinchi, du collectif Tavignanu Vivu :
« l’autorisation d’exploiter donnée à ce projet d’enfouissement relève d’une irresponsabilité coupable. Le Tavignanu a des droits impérieux, il nous appartient à tous de les faire valoir ».
Face à cette décision, le collectif Tavignanu Vivu, UMANI et Terre de Liens Corsica-Terra di u cumunu (la « coalition”) ont décidé de continuer le combat sur un autre terrain. Ils ont contacté Notre Affaire à Tous pour les aider à rédiger une déclaration de droits pour le fleuve Tavignanu, inspirée du modèle de Déclaration Universelle des Droits des Rivières du Earth Law Center. Le texte, disponible ici, déclare notamment que :
« Le fleuve Tavignanu est une entité vivante et indivisible de sa source jusqu’à son embouchure, délimitée par son bassin versant, et dispose de la personnalité juridique.
En tant que personne juridique, le fleuve Tavignanu possède les droits fondamentaux suivants :
– le droit d’exister, de vivre et de s’écouler;
– le droit au respect de ses cycles naturels;
– le droit de remplir ses fonctions écologiques essentielles;
– le droit de ne pas être pollué;
– le droit d’alimenter et d’être alimenté par des aquifères de manière durable; – le droit au maintien de sa biodiversité autochtone;
– le droit à la régénération et à la restauration;
– le droit d’ester en justice.»
Une première en France. Pour Marine Yzquierdo, qui a coordonné le travail de rédaction de la déclaration au sein de Notre Affaire à Tous, « cette déclaration est une réponse au cadre judiciaire actuel qui autorise la pollution d’un écosystème pourtant essentiel au maintien et au fonctionnement de la vie dans la région. Nous sommes heureux d’assister le collectif pour porter cette déclaration, et espérons aider d’autres collectifs et collectivités locales à lancer des initiatives similaires pour protéger des entités naturelles menacées par des projets industriels, comme ce que nous observons dans différents pays.»
Et après ?
La coalition entend ensuite porter cette déclaration à l’échelle européenne et sensibiliser les décideurs européens. Elle souhaite également organiser, à terme, un référendum local sur le statut du fleuve Tavignanu. Après la bataille judiciaire, l’objectif est à présent d’agir sur le terrain politique. Citoyens, associations, élus locaux et eurodéputés sont donc invités à soutenir cette déclaration en signant la pétition en ligne. Marie Toussaint, eurodéputée, estime que :
« cette initiative n’est pas sans rappeler celle portée par les riverains du Lac Erié, aux Etats-Unis, qui se battent contre les industries polluantes à l’aide d’une déclaration des droits du lac rédigée et plébiscitée par voie de référendum citoyen. Peu à peu, ces déclarations citoyennes deviennent du droit dur, contraignant. Et ce que prouve cette nouvelle initiative citoyenne, c’est à la fois que la reconnaissance des droits de la nature est une urgence, et que les citoyens l’ont compris. C’est au tour de l’Etat et de l’Europe de le concrétiser.»
En effet, ce référendum pourrait s’inspirer de ce qui a été fait pour le lac Erié dans la ville de Tolédo, où une Déclaration des droits du lac Érié a été rédigée puis soumise au vote des habitants et largement approuvée en 2019. Bien que la déclaration, intégrée à la charte de la ville de Tolédo, a par la suite été attaquée et déclarée inconstitutionnelle, les habitants et défenseurs du lac Erié n’ont pas désarmé et continuent le combat sur le terrain judiciaire. Fin 2020, une cour d’appel a décidé de renvoyer l’affaire pour un nouveau jugement, ce qui permet de ranimer les espoirs. De quoi donner de l’inspiration aux citoyens corses.
Le lancement de cette déclaration constitue donc une première étape. Une deuxième étape avec une conférence de presse est prévue le 9 septembre prochain à Marseille, lors du Congrès de l’UICN, au cours de laquelle la coalition détaillera les suites attendues de cette déclaration.
Mais, concrètement, qu’est-ce que cela changerait si des droits étaient reconnus au fleuve Tavignanu ?
Les droits humains ne seraient plus opposés aux droits non-humains : ils ne feraient plus qu’un. C’est ce que montrent notamment deux cas emblématiques du mouvement des droits de la nature, soit le fleuve Atrato (Colombie) et le fleuve Whanganui (Nouvelle-Zélande). Le Petit manuel des droits de la nature, édité par l’association Wild Legal en 2020, détaille bien l’intérêt de ces deux décisions et notamment celle prise par la Cour Constitutionnelle colombienne en 2016 :
La santé des humains et des êtres non-humains est comprise comme un tout :
« Dans cette affaire, la Cour constitutionnelle de Colombie a reconnu la responsabilité des entités de l’État colombien pour leur comportement qui, en ne fournissant pas une réponse institutionnelle adéquate, articulée, coordonnée et efficace face aux multiples problèmes historiques, socioculturels, environnementaux et humanitaires qui affligent la région et se sont aggravés ces dernières années en raison de la réalisation d’activités minières intensives et illégales, constitue une violation grave des droits fondamentaux à la vie, à la santé, à l’eau, à la sécurité alimentaire, à un environnement sain, à la culture et au territoire des communautés ethniques qui peuplent le bassin du fleuve Atrato et de ses affluents. Elle a par ailleurs reconnu l’Atrato, son bassin et ses affluents en tant que sujet de droit, titulaires du droit à la protection, à la conservation, au maintien et à la restauration par l’État et les communautés ethniques concernées. »
Le fleuve est reconnu sujet de droits, et représenté à la fois par un membre des communautés qui vivent autour et un membre du gouvernement colombien :
« La Cour a par conséquent ordonné au gouvernement national d’exercer la tutelle légale et la représentation des droits du fleuve en liaison avec les communautés ethniques qui vivent dans le bassin du fleuve Atrato dans la région du Chocó. Ainsi, le fleuve Atrato et son bassin seront désormais représentés par un membre des communautés et un délégué du gouvernement colombien, qui en seront les gardiens. »
Un plan d’action a été mis en oeuvre et une commission de gardiens du fleuve a été créée, afin de suivre l’application effective de la décision :
« Ce faisant, elle a ordonné, dans le but d’assurer la protection, la récupération et la conservation adéquate du fleuve, aux représentants légaux du fleuve de concevoir et former une commission de gardiens du fleuve Atrato, composée des deux Jurisprudences tuteurs désignés et d’une équipe consultative de scientifiques. Elle a par ailleurs ordonné la réalisation d’un plan pour décontaminer le bassin de la rivière Atrato et ses affluents, pour restaurer ses écosystèmes et pour éviter des dommages supplémentaires à l’environnement dans la région, avec la participation des communautés ethniques concernées.
En parallèle, la Cour a ordonné de mettre en place un plan d’action commun visant à neutraliser et à éliminer définitivement les activités minières illégales, ainsi que de concevoir et de mettre en œuvre un plan d’action complet permettant de retrouver les formes traditionnelles de subsistance garantissant une sécurité alimentaire minimale dans la région. Enfin, elle a ordonné de réaliser des études toxicologiques et épidémiologiques sur le fleuve Atrato, ses affluents et ses communautés. »
En bref ? Afin de protéger l’Atrato contre l’orpaillage illégal, la Cour a reconnu le fleuve en tant qu’entité juridique disposant de droits fondamentaux. L’objectif d’une telle décision est double : maintenir la santé tant du fleuve lui-même, via la régénération de ses cycles vitaux, que celle des communautés qui vivent autour et s’y alimentent. Un projet de reconnaissance des droits du fleuve Maroni en Guyane française, également menacé par l’orpaillage illégal (et légal), est d’ailleurs porté par Wild Legal en lien avec les représentants du fleuve Atrato. En attendant, la déclaration des droits du fleuve Tavignanu portée par ces citoyens et élus corses, fait son chemin.
Quoiqu’il en soit, les droits de la nature ont de beaux jours devant eux en France !
– Camille Bouko-levy
Photo d’entête : Pont génois d’Altiani à trois arches sur le Tavignanu. © Otto Stadler via Getty Images.