Marcel Mauss est un sociologue et anthropologue considéré comme « le père de l’anthropologie française »1. Neveu d’Émile Durkheim, il théorise le don et le contre-don dans son Essai sur le don 2, essentiellement basé sur l’observation et l’analyse de la pratique du « potlatch »dans les sociétés archaïques. Le potlatch est une sorte de cérémonie de la surenchère du don, de la dépense pure, mais aussi de la rivalité entre individus, clans ou tribus. Sans vouloir idéaliser ces formes archaïques de l’échange, elles sont néanmoins contraires aux logiques modernes, froides et calculatrices du capitalisme. Le principe du don, qu’il présente davantage comme une obligation qu’un acte pur de désintéressement, n’a pas complètement disparu des sociétés modernes et se manifeste de manière régulée dans des principes socialistes de solidarité. Analyse.

Définition du don et du potlatch

Marcel Mauss reconnaît que les termes de « don » ou de « contre-don » n’expriment pas pleinement les modes d’échanges des sociétés archaïques, tout simplement parce qu’il n’existe pas de vocabulaire exact pour définir ce type de fonctionnement économique et social. Le don semble se référer à une prestation volontaire, libre, gratuite et désintéressée. Or, malgré les apparences, les analyses du sociologue montrent que les échanges sous forme de don sont en réalité obligatoirement faits et rendus, contraints et intéressés.

Photo : Marcel Mauss, sociologue et anthropologue français. Source : Archives Larbor (Larousse) via Wikimedia.

Les sociétés dites « primitives » ne sont en fait pas privées de marchés économiques comme on l’a toujours prétendu, leur régime d’échange est simplement différent du nôtre. En effet, dans les droits et les économies qui ont précédé les nôtres, les échanges ne se réalisaient pas entre individus, mais entre collectivités (clans, tribus, familles) qui s’obligent mutuellement. Les échanges peuvent être des « politesses, festins, rites, services militaires, femmes, enfants, danses, fêtes, foires », etc. 

Le potlatch repose sur trois obligations qui constituent son essence : celle de donner, de recevoir et enfin de rendre. Il y a d’abord l’obligation d’inviter quiconque le peut et/ou le veut. L’obligation de recevoir implique quant à elle l’interdiction de refuser un don ou un potlatch, qui serait vu comme une crainte d’être en incapacité de rendre. Enfin, un manquement à l’obligation de rendre dignement peut amener à la terrible sanction d’esclavagisme pour dette, dans les tribus tout du moins des Kwakiutl, Haïda et Tsimshian, selon l’anthropologue français.

M. Mauss nomme ces formes d’échanges et d’abondance de dons le système des prestations totales, dont le potlatch est une forme typique. Il prend notamment en exemple les tribus des Tlinkit et Haïda du nord-ouest américain : 

« Ces tribus, fort riches […] passent leur hiver dans une perpétuelle fête : banquets, foires et marchés, qui sont en même temps l’assemblée solennelle de la tribu. […] Clans, mariages, initiation, séances de chamanisme et du culte des grands dieux, des totems ou des ancêtres collectifs ou individuels du clan, tout se mêle en un inextricable lacis de rites, de prestations juridiques et économiques, de fixation de rangs politiques dans la société des hommes, dans la tribu et dans les confédérations de tribus. […] Ce qui est remarquable dans ces tribus, c’est le principe de la rivalité et de l’antagonisme qui domine toutes ces pratiques. On y va jusqu’à la bataille, jusqu’à la mise à mort des chefs et nobles qui s’affrontent ainsi. On y va d’autre part jusqu’à la destruction purement somptuaire de richesses accumulées pour éclipser le chef rival en même temps qu’associé ».

 
Photo d’une cérémonie de potlatch du peuple Kwakwaka’wakw lors d’un mariage sur la côte nord-ouest Américaine du Pacifique. Photo prise par Edward Curtis, 1914. Domaine public. https://de.wikipedia.org/wiki/Potlatch

Relation fusionnelle entre personnes et objets

Contrairement aux sociétés qui nous ont précédés, les sociétés modernes distinguent nettement droits personnels et droits réels, de même que les personnes et les choses, ainsi que l’obligation ou la prestation non gratuite et le don. Le droit réel attribut à la personne un pouvoir direct et immédiat sur une chose, tandis que le droit personnel permet au créancier « d’exiger une certaine prestation d’une autre personne » selon Polycopies (Janvier 2004), qui donne l’exemple suivant pour faciliter notre compréhension :  

Lorsque vous sortez et que vous prenez, non pas «votre» voiture (sur laquelle vous exerceriez un droit réel de propriété), mais un taxi, va se former entre vous et celui auquel vous vous adressez pour vous transporter un rapport de droit «personnel» : le «contrat» de transport est créateur d’un droit personnel en vertu duquel le transporteur, votre débiteur, assume l’obligation essentielle de vous conduire sain et sauf au lieu de destination.

Pour M. Mauss donc, cette séparation, bien qu’étrangère au droit, est fondamentale pour toute une partie de notre système de propriété, d’échange et d’aliénation. Il en est d’ailleurs très critique en l’associant à une mentalité froide et calculatrice et préconise un retour aux échanges archaïques entre les êtes humains et les choses. Sa définition de la relation personnes-objets des sociétés antérieures est pourtant proche de celle de la confusion : « il y a mélange de liens spirituels entre les choses qui sont à quelque degré de l’âme et les individus et les groupes qui se traitent à quelque degré comme des choses ». L’anthropologue américain Marshall Sahlins use à peine d’ironie en associant ce processus à la névrose clinique3

Marcel Mauss s’appuie sur diverses civilisations ayant précédé nos sociétés modernes pour défendre son propos. Dans le « nexum », qui serait le contrat le plus ancien du droit romain, les choses avaient probablement une personnalité, une vertu et faisaient partie de la famille (objets appelés « res »), distinction faite entre les biens permanents/essentiels de la maison et les choses qui passent. Alors que dans le droit hindou classique, les choses données produisent des récompenses dans la vie présente mais aussi dans celles d’après, la terre et la nourriture sont elles personnifiées et de nature à être partagées. Enfin, dans le droit germanique, les choses données restent chargées de l’âme du donateur, et sont parfois même enchantées par l’ancien propriétaire. 

La morale du don toujours en vigueur

La modernité a certes « refroidi » nos relations interpersonnelles par la rationalité économique, mais elle ne s’est pas pleinement réalisée selon M. Mauss : « une partie considérable de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don, de l’obligation et de la liberté mêlés. »

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Nous accordons par ailleurs toujours une attache sentimentale aux objets malgré la morale marchande qui domine nos comportements. Il existe encore des traditions issues des mœurs d’autrefois, au moins lors de certaines occasions ou périodes de l’année. M. Mauss considère aussi que le peuple et les producteurs de richesse se sentent aujourd’hui et à juste titre lésés dans le déséquilibre économique des échanges modernes, par « la sensation aiguë que leur travail est revendu sans qu’ils prennent part au profit »

L’exploitation au travail. Source : https://www.revolutionpermanente.fr/Et-toi-On-t-exploite-au-travail

Heureusement, « nos vieux principes réagissent contre les rigueurs, les abstractions et les inhumanités de nos codes », toujours selon l’anthropologue français, qui nous informe qu’une partie du droit et des usages actuels consiste à revenir en arrière, en réaction à l’insensibilité des principes rationalistes et utilitaristes. 

Le neveu d’Émile Durkheim voit ainsi dans nos sociétés se mettre en place plusieurs principes socialistes de résistance à la froideur absolue des échanges entre individus, telle que la législation de l’assurance sociale, basée sur le principe que « le travailleur a donné sa vie et son labeur à la collectivité d’une part, à ses patrons d’autre part, et […] ceux qui ont bénéficié de ses services ne sont pas quittes envers lui avec le paiement du salaire. » L’Etat doit donc pallier cet échange déséquilibré en lui assurant une « certaine sécurité dans la vie, contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse, la mort ».

Retour à la morale des sociétés archaïques 

Les travaux de Marcel Mauss ne s’arrêtent pas à l’analyse des sociétés archaïques et de la pratique du potlatch, l’anthropologue propose aussi certains préceptes de morale. Selon lui, nous devrions reconsidérer les mœurs de la « dépense noble ». Alors que la modernité incite les riches à accaparer les richesses pour n’en laisser que des miettes, l’anthropologue français les invite à se considérer à nouveau comme des « trésoriers de leurs concitoyens », à s’enrichir pour dépenser, donner, partager.

Derrière une vision socialiste à peine masquée, M. Mauss invite également à porter un souci plus important à l’individu, sa vie, sa santé, son éducation, sa famille et l’avenir de sa famille. Il nous invite à avoir « plus de bonne foi, de sensibilité, de générosité dans les contrats de louages de services, de location d’immeubles, de vente de denrées nécessaires », mais aussi de « limiter les fruits de la spéculation et de l’usure ». Un discours anticapitaliste avant l’heure, ou plutôt le constat d’un néolibéralisme actuel qui n’est que la conséquence de la morale moderne du calcul et de la compétition malsaine entre les individus.

Cependant, M. Mauss considère aussi que l’individu doit travailler et compter sur soi-même plutôt que sur les autres : il doit être capable de défendre ses intérêts à l’échelle individuelle et collective. L’excès de générosité ou du communisme serait selon lui nuisible à l’individu aussi bien qu’à l’ensemble de la société. Ce qui pourrait sonner aujourd’hui comme un discours anti-assistanat de la droite néolibérale, est en réalité une ode au partage, à la solidarité et à la justice sociale. En effet, le partage du travail dans la société du don a un sens profondément social, contrairement au néolibéralisme qui isole l’individu et le dissocie de son travail qui sert de profits à autrui. Or l’économie de l’échange et du don n’entre pas dans les cadres économiques de l’utilitarisme.

« On doit revenir à de l’archaïque, […] à la joie de donner en public ; le plaisir de la dépense artistique généreuse ; celui de l’hospitalité et de la fête privée et publique ».

Autrefois, le don entrait dans le cadre d’une notion hybride selon l’anthropologue, à l’intersection entre des prestations libres, gratuites et des échanges intéressés, utiles. La richesse était alors à la fois un moyen de prestige et d’utilité, à la recherche du profit de la supériorité sociale. Si le banquier, le marchand ou le capitaliste utilisent désormais leur froide raison dans les échanges, l’individu dans une société du don est intéressé d’une autre manière : il s’enrichit pour dépenser, échanger et obliger. Dans les morales anciennes, le mot « intérêt » n’existait pas selon M. Mauss, on recherchait avant tout le « bien » et le plaisir et non la matérielle utilité.

« Il a fallu la victoire du rationalisme et du mercantilisme pour que soient mises en vigueur, et élevées à la hauteur de principes, les notions de profit et d’individu».

Marcel Mauss, « le père de l’anthropologie » nous guide forcément vers la conclusion suivante : la morale moderne et utilitariste centrée sur l’individu et le profit, est profondément inégalitaire et surtout socialement regrettable pour les êtres humains. Mais nous ne sommes pas devenus pour autant des machines faisant de l’humains un pur « animal économique », « un loup pour l’homme » pour reprendre Hobbes. Les sociétés occidentales montrent encore des signes de résistance face à la glaçante rationalité utilitariste. Le véritable progrès consiste pour Mauss à orienter notre regard vers les sociétés archaïques des prestations totales et du potlatch.

Sans idéaliser chacune des pratiques archaïques et sans écarter les progrès sociaux permis par la modernité, il est de notre responsabilité aujourd’hui de réorienter notre morale vers cette alternative préexistante, à savoir la société du don. C’est ainsi que nous pourrions obtenir la paix selon M. Mauss. C’est ainsi que nous pourrions nous extirper des catastrophes sociales et écologiques que « l’animal économique » ne manquera pas de démultiplier.

Benjamin Remtoula

 

Références bibliographiques :

  1. Sociologie-Ethnologie. Auteurs et textes fondateurs. (ss dir) d’Alain Gras. Publications de la Sorbonne, 2003. Via https://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Mauss
  2. Mauss, Marcel. Sociologie et anthropologie. Presses Universitaires de France, 2004.
  3. Sahlins Marshall. Philosophie politique de l’ « Essai sur le don ». In: L’Homme, 1968, tome 8 n°4. pp. 5-17.

 


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