Depuis quelques mois, une nouvelle tendance s’impose sur tout le web francophone : la vente de bracelets en toc qui permettent de suivre un animal sauvage sur une appli GPS. Blue Ocean, Earths Lives, Planète vivante, Club Ocean… ils sont plusieurs dizaines et inondent les internautes de publicités Facebook et Instagram. Tous fonctionnent en dropshipping. Tous proposent des produits chinois polluants tout en prétendant vouloir sauver la planète. Gros plan sur cette arnaque commerciale généralisée.
De plus en plus de lectrices et lecteurs nous rapportent un phénomène aussi envahissant que déroutant : des vagues de publicités qui promettent, pour l’achat de bracelets, le suivi d’un requin, d’un ours polaire, d’une tortue ou encore d’un éléphant grâce à des traceurs GPS. Le souci ? Il s’agit de sites de dropshipping ou de marques blanches en pleine opération de greenwashing : ici, ce n’est pas le bracelet qui sert à sauver des animaux, mais bien la cause animale qui sert à vendre plus de bracelets. Explications.
Le modèle du dropshipping et marque blanche : un terreau propice aux dérives
Pour rappel, le principe même du dropshipping chinois et des marques blanches low-cost est aux antipodes de toute démarche éthique, écologique ou animaliste : il s’agit d’un filon purement commercial qui consiste à générer un maximum de profits rapidement et facilement, depuis chez soi, sans les restrictions de la réalité auxquelles peuvent être confrontés les marchands classiques, et plus encore les commerces véritablement engagés (fabrication/fournisseurs, création, stocks, tests sanitaires, normes nationales, transports, certifications, taxes, salariat, SAV, valeur ajoutée…).
Pour la petite histoire, le phénomène est né aux Etats-Unis il y a quelques années et a vite été repéré par les salons professionnels internationaux où, de conférences en shows, il s’est massivement répandu comme la nouvelle aubaine commerciale : un « eldorado » selon les termes. Faire beaucoup d’argent sans prendre de risque en vendant des produits de basse qualité depuis son ordinateur.
L’idée quasi spéculative tient à peu : créer une vitrine web en quelques clics pour revendre d’un coup – et beaucoup (beaucoup) plus cher – un gadget issu des marketplace de type Alibaba, Aliexpress ou Wish. Dans le jargon du secteur, ce ou ces quelques gadgets sont appelés « produits-gagnants ». N’importe qui commence donc par choisir son objet-star sur une plateforme low-cost (déjà accessible à tous), construit un marketing virtuel de toute pièce et investit massivement dans les publicités Facebook ou Instagram en vue de retombées instantanées. Ici, les dropshippers ont misé sur un petit échantillon de bijoux en forme d’animaux qui se prêtent parfaitement au jeu du fair-washing ou blanchiment éthique.
A savoir qu’en dropshipping, les transactions en ligne se font sans même voir passer la marchandise, qui est directement expédiée depuis les sites chinois : pas de stock, pas de vérification, et parfois aucun suivi. Et pour la marque blanche ? La revente se fait en personnalisant uniquement le packaging avant renvoi du produit, afin de gagner en crédibilité et de laisser entendre une fabrication maison ou unique, voire française. Deux méthodes à l’exact opposé des alternatives responsables proposées par de véritables artisans.
Alors bien sûr : quid de la grande distribution qui marge sur les mêmes babioles ? Si une lutte contre le productivisme n’empêche pas l’autre et que les multinationales sont également coupables de prédation commerciale, de productivisme et de greenwashing, voire en sont les précurseurs, les drosphippings et marques blanches – qui jouent le mimétisme – ont ceci de particulier, qu’en ligne, ils échappent encore plus facilement à toute surveillance et régulation. Les problématiques sont décuplées. Cette dimension virtuelle favorise même une tendance inhérente à ces pratiques : la disparition et réapparition furtive des sites selon leurs succès. Beaucoup de dropshippings low-cost sont ainsi éphémères ; au moindre souci, tout est supprimé et une énième marque est recréée dans la foulée.
Mais le véritable fléau est que pour se faire une place dans ce marché saturé par les apprentis entrepreneurs – qui rêvent de la success-story vendue par formateurs et conférenciers du secteur -, ces business affichent pour la plupart des prétextes écologiques, féministes, éthiques ou animalistes. Une manière de prendre par les sentiments les internautes afin de vendre toujours plus, plus cher et plus longtemps, les productions du monde industriel en expansion. Il y a parfois une légère mais réelle contribution à des associations de manière à légitimer les ventes. Parfois, absolument rien n’est fait derrière les promesses, arguments ou ambiguïtés. Mais dans les deux cas, le procédé est pernicieux puisqu’il revient à cultiver et entretenir la spirale consumériste qui participe justement à détruire les causes mises en avant. Un cercle vicieux sous mirage de bonne action.
Sur les sites en question, des formules comme » bijoux écologiques » sont ainsi mobilisées, qui ne renvoient à aucune source, ni aucun détail sur la fabrication. Et dans la confusion la plus totale, les rubriques du catalogue de vente sont tantôt renommées : « Soutenir une mission » (Earths Lives), « Suivre un animal » (ClubOcean) ou « Missions de la boutique » (Planète Vivante)… Autant de messages qui floutent la dimension commerciale en renvoyant volontairement au monde associatif.
Vendre ce qui détériore la Nature, pour sauver la Nature ?
Un bracelet disponible à moins de 2 euros sur Aliexpress, mais revendu à près de 20, à coup de tactiques marketing douteuses comme des promotions et publicités permanentes, c’était déjà participer à détériorer les relations de confiance marchandes. Et ce, en faveur d’un modèle individualiste où chacun se nourrit de la crédulité des autres pour survivre, tout en accusant les victimes du piège rondement mené d’être les premiers responsables de leur sort : des consomm-acteurs trop dupes pour être excusés, quand il pourrait pourtant s’agir de n’importe lequel de nos proches, encore peu sensibilisés aux rouages d’une véritable transition. Blâmer les abusés : une manière idéale de justifier des pratiques abusives.
Mais un bracelet dont la composition est opaque, fabriqué à la chaîne, expédié depuis des usines du bout du monde, cultivant le productivisme industriel de breloques, qui est écoulé au nom des animaux ? C’est peut-être le paradoxe de trop.
Car, à l’origine de la disparition de certaines espèces, comme les tortues de mer, les ours polaires ou les requins : se situe très précisément notre société industrielle. Surproduction de produits non-durables et non contrôlés – autant de futurs déchets (parfois toxiques) qui finiront dans 100% des estomacs de ces animaux – conception dans des conditions polluantes et indignes, et dont les envois (goutte à goutte) sont source de rejet Co2 massif… Rien de tout cela ne sauvera les tortues qu’on imagine suivre pour le meilleur. Bien au contraire, la permissivité de notre système marchand à s’emparer de toutes les ressources qui répondent à ses ambitions sans rendre de compte est à l’origine de leur extinction.
Depuis des dizaines d’années, nous savons grâce à des rapports successifs que l’activité humaine est en train de causer la fin de l’Holocène : notre ère et celle de tout le vivant que nous côtoyons. Plus rapide et dense que jamais, cette autodestruction anthropique de la biodiversité est largement imputable à l’avènement de la mondialisation économique : le progrès technologique couplé à la soif insatiable du profit, au sein d’un libre marché en roue libre et de l’individualisation/capitalisation des privilèges, a permis l’épuisement à rebours des ressources naturelles et de tout ce qui en dépendait.
Face à l’urbanisation grandissante, la bétonisation, l’accumulation quotidienne de déchets dans le monde, la fièvre productiviste et tous les autres caprices, il est urgent d’appeler à plus de sobriété. Tout le contraire de ce que prône un dropshipping ou une marque blanche low-cost. Un simple bracelet fantaisie pour soi, multiplié par des milliers de « soi » ciblés sur internet : les animaux ne nous remercient définitivement pas. En témoigne cette étude sur la contamination massive des tortues marines par nos rejets de plastique.
Alors bien sûr, vendre au service de causes éthiques est possible, mais exigerait d’autres méthodes : des provenances responsables, une communication transparente, une composition durable, avec la possibilité de soutenir sans acheter par exemple, ou de connaître sérieusement les proportions investies, et un nombre limité de ventes, à échelle humaine. Vendre et soutenir parallèlement une association est également possible, dans une démarche cohérente et sincère d’artisanat, de fabrication durable et raisonnable, de bout en bout. Mais ce n’est pas le cas des commerces à but foncièrement lucratif et approvisionnés en usine qui ne cherchent dans l’image associative que la possibilité de perpétuer leur business-modèle. Une tendance subtile qui repose sur une confusion cognitive malheureusement plus contagieuse qu’il n’y paraît.
La feinte de la « compensation » : nouvelle tendance à hauts risques
Ces dropshippings ne sont pas les seuls à user de prétextes éthiques pour vendre. De plus en plus d’entreprises, notamment des multinationales, proposent à leurs clients des « compensations carbones » ou « associatives » : x arbres plantés par achat, ou x quantité de plastique ramassée par abonnement permettent tantôt d’abuser de l’avion plus sereinement, tantôt de libérer les envies consuméristes des potentiels clients déculpabilisés. En somme, d’ouvrir d’autant plus les vannes de la surconsommation que l’esprit est tranquillisé sur son impact.
Evidemment, à nouveau, des sites qui sont dans une véritable démarche écologique, globale et honnête, peuvent ajouter à leur action des compensations qui sauront compléter leur vision. Ce sont parfois des restaurateurs, des sites d’apprentissage, des commerçants locaux, des librairies, etc. Bref, des secteurs dont l’activité, qui plus est quand elle est engagée, n’est pas mise en cause de manière notable dans l’état actuel du monde.
Mais en proposant une compensation – assez mal documentée le plus souvent -, l’univers du e-commerce industriel, lui, dont la nature même est délétère pour l’environnement, a trouvé le moyen d’endormir le consommateur dans ses habitudes, sans plus de remise en question : ni de la cadence de ses achats, ni de leur provenance ou encore moins de la qualité des produits surconsommés.
Car dans les faits, que se passe-t-il ? Nos biais cognitifs nous laissent penser qu’en payant notre dette auprès de la nature à proportion de ce que nous lui prenons, le tour est joué. Malheureusement, non seulement nous faisons stagner son état, alors même que nous avons des trains de retard, mais nous le détériorons davantage.
D’abord, à cause d’un effet pervers : tranquilliser la conscience des utilisateurs sur leurs pratiques a tendance à les intensifier. En effet, chaque fois qu’un secteur joue la carte de l’éco-blanchiment – prétend être plus vertueux sans vraiment l’être – il incite à une consommation autrement débridée de ses produits, alors même que les nuisances écologiques réelles sont inchangées. De quoi relancer avec vigueur, et au profit d’un système qui ne veut pas mourir, les pires habitudes de notre siècle, enfin débarrassées des préoccupations récentes qui en encombraient la continuation.
D’autre part, nous émettons des pollutions irréparables et in-compensables à court terme : la création de toujours plus de déchet ne saurait être neutralisée par le ramassage de ces dits déchets, cumulés dans un coin plutôt qu’un autre, sans aucune solution viable de traitement écologique efficace. Quant aux émissions carbones émises via l’importation d’une commande internationale ou de sa fabrication, elles ne sauraient non plus disparaître grâce à quelques arbres dont les bienfaits ne suffisent pas et à mesure que, parallèlement, la déforestation poursuit son chemin sans commune mesure. Autrement dit, « compenser », quand ce n’est pas suivi de remises en question fondamentales, revient très exactement à éponger des sols inondés, mais à proportion des quantités d’eau qu’on veut pouvoir continuer de rejeter, et sans jamais s’attaquer à la fuite. Autant prévenir que le niveau montera jusqu’à la noyade si notre monde ne s’accorde pas sur la réduction, plutôt que le maintien, de ses fantaisies. Qui plus est quand elles ne disent pas leur nom.
On l’aurait acheté de toute façon, donc autant sauver les animaux en plus ?
Ajouter à l’industrie dévorante une dimension écologique paraît un moindre mal, une sorte de petite avancée qu’il s’agirait de féliciter. Pourtant, en légitimant et justifiant son existence, nous opérons en réalité un net recul dans notre conscience environnementale. Comment ? En nous laissant persuader que le système productiviste est une fatalité et en nous contraignant ainsi à accepter ses conséquences comme une norme dont nous ne saurions qu’adoucir les angles.
Somnifère social et citoyen, le greenwashing n’est qu’un apparat facile et satisfaisant dans l’instant T qui n’a aucun réel effet bénéfique sur l’équilibre de la planète, et qui en empêche même la véritable et profonde considération. Ces sites auraient-ils autant fonctionné s’ils n’avaient vendu que des bracelets fantaisies comme tel ? Les consciences s’éveillent et le marché se sent dépassé, sur la sellette. Rien de plus naturel, donc, de le voir s’emparer de nos aspirations – parfois encore naïves ou désinformées – pour survivre.
Comment sauver les animaux sans leur nuire ? Solutions et horizons sains.
Si le but est d’aider les animaux, des associations existent et ont besoin d’un soutien tant direct, via des dons ou du bénévolat, qu’indirect : en renouant réellement avec le vivant, ses besoins et ses limites, et en agissant en sa faveur, sur le plan domestique comme citoyen. Et ce, via des valeurs de minimalisme, de modération et de refus du capitalisme en cause. Quant au fameux suivi ludique des animaux, des associations de soigneurs les mettent directement à disposition, sans contrepartie… Comme le CestMed et sa carte interactive qui retrace la route des tortues qu’ils ont sauvées.
« Refuser le capitalisme en cause » peut paraître flou. Mais des alternatives concrètes à notre modèle délétère existent, et des milliers d’autres restent à inventer, à initier. D’aucuns ont déjà initié des sillages de toutes sortes :
- Introduction avec une réflexion sur le capitalisme, ses conséquences directes et indirectes et ses échappatoires avec « Pandémie de capitalisme : l’échec de la « non-violence » »
- Notre rubrique « Alternatives » pour nourrir son esprit critique et inspirer ses actions dans différents domaines et à différentes échelles.
Quelques véritables associations de sauvetage de tortues et éléphants (non, acheter un bracelet chinois ne suffit pas) :