Depuis quelques années déjà, l’alerte est lancée sur les réseaux sociaux concernant la manière ignoble dont sont traités des éléphants à destination des touristes en Thaïlande et d’autres pays d’Asie du Sud-Est. Maltraités, violentés, enfermés, le choc des images a ouvert la brèche pour un nouveau marché : les refuges « éthiques » pour éléphants… Mais là aussi, le greenwashing est légion, avec parfois de véritable fraude et abus de confiance. Comment séparer le grain de l’ivraie et éviter d’alimenter la captivité animale autant que les amalgames ? Éléments de réponse avec Brigitte, responsable de Baan Mama, un petit sanctuaire situé le long de la rivière Kwaï en Thaïlande.

Brigitte. Alias « Mama ». Photographie : D.K. / Mr Mondialisation

Sur le terrain, une situation complexe à multifacettes

Engagée dans un sanctuaire pour éléphants de grande taille pendant quelques années, Brigitte, une belge expatriée en Thaïlande que nous avons rencontrée, ouvrait son propre refuge après avoir observé de ses yeux la manière dont les éléphants étaient traités à des fins touristiques par son patron. « Sanctuaire n’est qu’un mot. Ce n’est pas un gage de qualité. Inversement, les parcs ne sont pas tous mauvais. C’est vraiment du cas par cas » insiste « Mama » ! Certains sanctuaires offrent une aide vraiment nécessaire aux éléphants domestiques pendant que d’autres – à la façade parfois éthique – en abusent ouvertement. C’est donc la confusion qui règne sur le terrain et les touristes sont la cible de ce business animalier. Une situation complexe pas toujours facile à faire comprendre aux curieux, aussi nombreux à vouloir approcher ces animaux majestueux qu’à vouloir bannir la pratique sans distinction.

Jeune éléphant de refuge de Baan Mama en liberté. Photographie : D.K. / Mr Mondialisation

Pour cause, la fin graduelle de l’exploitation des éléphants à des fins économiques (cérémonies, transports, industrie locale du bois,…) au profit des machines du monde moderne a fait place à leur exploitation touristique. Une manière souvent controversée d’assurer des moyens de subsistance à certaines populations locales décentralisées des villes et privées de leurs revenus. Mais les façons d’envisager la rencontre avec l’éléphant sont diverses et certains en abusent largement. « Rencontrer des éléphants, c’est une chose à vivre. Mais dans de bonnes conditions. Monter sur le dos d’un éléphant avec une nacelle, ça n’apporte rien. Ni à vous, et surtout pas à lui ! ». Sous couvert d’éthique et de bonnes intentions, certains refuges abusent de la demande en éco-tourisme pour alimenter un business important. Et pourtant, Mama ne conseille pas un boycott radical face à ces pratiques, car les éléphants risquent d’en payer le prix… Le serpent se mord la queue.

Dans les pays où les habitants ont noué des rapports millénaires avec les éléphants domestiqués, la question de l’abolition a changé profondément les habitudes de vie. Il est très difficile, depuis un regard extérieur et occidental, de porter un jugement moral sur la question. Car, chez nous, une majorité de la population serait probablement d’accord sur l’abolition totale de la domestication des éléphants, souvent confondue avec la capture des éléphants sauvages, prohibée et réprimée par la loi. C’est d’autant plus vrai depuis que des vidéos de torture sur des éléphants sont devenues virales sur internet. On y voit de jeunes éléphants attachés et torturés, piqués à vif. Cette technique du Phajaan consiste à briser psychologiquement l’animal sauvage afin de le soumettre à l’homme. Mais ce que ces vidéos ne précisent malheureusement pas, c’est que cette pratique barbare est pratiquement révolue aujourd’hui. En effet, elle est généralement pratiquée sur les éléphanteaux sauvages capturés dans la nature, ce qui est interdit aujourd’hui. Seuls les éléphanteaux domestiques, reproduits en captivité, sont en principe autorisés dans les parcs, et ces derniers ne sont pas victimes du Phajaan. Ceux qui pratiquent encore ces enlèvements et violences sont donc dans l’illégalité selon la loi Thaï. Les parcs doivent d’ailleurs pouvoir attester de l’origine de leurs animaux. La problématique des éléphants domestiques est donc délicate et mérite une approche nuancée dans les pays concernés.

L’effet pervers de l’abolition

Brigitte nous alerte à ce propos sur un phénomène tristement pervers observé dans les pays où l’utilisation des éléphants à été totalement abolie. Dans ces régions pauvres où le travail est rare, les moyens de subsistance reposent en partie sur l’utilisation des éléphants. Soudainement privés de moyens de subsistance, ces interdictions ont violemment modifié le marché local et poussé d’anciens propriétaires à tuer leurs propres éléphants pour survivre, créant un nouveau trafic qui n’était pas développé jusqu’ici. « Rien n’est tout noir ou tout blanc. Les gens ne comprennent pas bien les effets de l’abolition. Certains de ces éléphants sont revendus en morceaux sur le marché chinois… » nous précise Mama d’un regard dépité, qui tient ce pseudo de la manière dont les locaux la nomment ici.

Par ailleurs, il faut savoir que la capture des éléphants sauvages est déjà entièrement illégale. Les éléphants que vous croisez dans les sanctuaires sont donc en majorité des éléphants domestiqués nés et élevés en captivité, ou de vieux éléphants – ayant parfois plus de 70 ans – capturés au siècle dernier puis sauvés des mains de leur bourreau. Ces éléphants n’ont plus aucun lien avec la vie sauvage depuis plusieurs générations et ne peuvent pas survivre sans l’intervention d’humain. Il n’est pas possible de les libérer dans la nature, ce qui entraînerait non seulement leur mort probable, mais également des risques de collusion avec les locaux, voire même des attaques. Pour cause, face au développement humain, le territoire naturel des éléphants a été réduit à peau de chagrin. Enfin, les éléphants domestiques sont porteurs sains de germes et de maladies qu’ils risquent de transmettre à leurs homologues sauvages. Leur libération générerait une hécatombe chez les éléphants sauvages. Il convient donc de les protéger dans des refuges adaptés, comme nous le faisons en France pour certaines espèces locales.

Concrètement, que faire pour améliorer le bien-être des éléphants en Asie du sud-est ?

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Il est important de s’assurer que les éléphanteaux que vous allez rencontrer n’ont pas été capturés dans la nature, ce qui serait forcément une violation des lois en Thaïlande. Chaque éléphant domestique doit être enregistré par les sanctuaires et refuges qui reçoivent ainsi une certification par une autorité administrative comme le Ministère du Tourisme de Thaïlande. Les éléphants domestiques sont pucés et possèdent tous leur carte d’identité. En principe, vous pouvez demander à voir si cette certification a été reçue. Cette certification assure en principe également que les éléphants bénéficient d’un espace assez grand et d’une liberté importante.

N’hésitez jamais à poser des questions aux employés et propriétaires des parcs visités. Un camp sérieux doit accepter de faire la transparence sur ses activités. Avant votre visite, faites des recherches sur Internet. « Il faut absolument qu’on en finisse avec les nacelles sur le dos des éléphants ! En métal, la manière dont elle est fixée sur l’éléphant leur abîme le dos à long terme. » insiste Brigitte qui conseille d’éviter les parcs qui utilisent des nacelles particulièrement lourdes, sans protection suffisante, et imposent aux éléphants un rythme épuisant. Les parcs jouissant d’une trop grande fréquentation sont généralement à éviter. Comme pour une multinationale, les plus grands parcs voient les éléphants comme des outils-investissement qui vont générer du profit. Le plus souvent, les visiteurs passés publient leurs observations sur les réseaux sociaux, à tort ou à raison selon les cas…

Car la critique aveugle n’est pas toujours bonne conseillère. Le meilleur exemple est probablement la critique de l’usage du crochet, récurrente sur internet. Nommé « ankus » ou « dago », le crochet permet au cornac – le dresseur qui ne quitte jamais l’éléphant – de contrôler un minimum l’animal sans le blesser. L’objet est impressionnant à voir. Une perche avec un crochet en son bout. De prime abord, il fait penser à un outil de torture. En pratique, il ne sert pas à frapper l’animal, mais à le tirer dans une certaine direction, le plus souvent en accrochant le bout de son oreille sans douleur. L’objet n’est d’ailleurs pas tranchant et la pointe est arrondie. Le dago ne peut d’ailleurs pas blesser l’animal, ou celui-ci risquerait de devenir incontrôlable et dangereux.

Brigitte expliquant l’usage du dago qui n’est pas destiné à blesser. Photographie : D.K. / Mr Mondialisation

« C’est un outil traditionnel obligatoire qui permet au cornac de garder le contrôle sur cet animal imprévisible. Même sur un humain, ça ne fait pas mal. Et vous n’avez pas 2 centimètres de peau comme un éléphant. » Obligatoire car à tout moment l’éléphant en captivité peut avoir des comportements dangereux pour lui-même comme pour les autres. Un bruit ou la vue soudaine d’une personne, la rencontre avec un animal sauvage, l’avalement d’un produit ou objet dangereux, peuvent conduire à des situations extrêmes et dangereuses pour l’animal lui-même comme pour les humains. Le cornac doit pouvoir reprendre le contrôle de l’animal sans le blesser mais de manière ferme.

Évidemment, certains cornacs abusent de cet outil et brutalisent leurs bêtes par pure bêtise. Non seulement ils violent les règles et les valeurs des cornacs mais portent également un préjudice moral sur toute la profession. Car face aux critiques des observateurs occidentaux éloignés qui ne comprennent pas l’usage de cet outil, et pour éviter une baisse de la fréquentation, certains sanctuaires ont décidé d’abolir l’usage des crochets. Conséquences tragiques, ces refuges ont commencé à faire usage de clous et de petits couteaux cachés dans la main des employés pour contrôler les animaux discrètement. Outre le danger manifeste de telles armes pour l’animal, plusieurs cornacs ont été tués depuis par leur éléphant lors de ces situations de crise, faute de moyen de contrôle efficace. La vie même des touristes est mise en danger au prétexte de ne pas brusquer leurs idéaux. « Les gens s’offusquent et râlent quand ils voient cet objet sur les photographies. Qu’ils viennent voir un peu ici avant de critiquer ce qu’ils ne connaissent pas. Cet objet – qui ne coupe pas – sert à accompagner les mouvements de l’animal. Ceux qui en font un autre usage ne devraient plus professer au même titre qu’un éleveur qui frapperait un chien avec un bâton. »

Une manière douce de protéger les éléphants

Chez Baan Mama, c’est l’éléphant qui décide ! Ici, le touriste n’a pas le droit d’exiger de monter sur un éléphant. Celui-ci vit en liberté dans le sanctuaire et choisit librement d’approcher ou pas les humains. Chaque jour, ils réalisent une balade dans la région et les invités – en séjour payant ou woofing participatif – peuvent les suivre, pas l’inverse. Brigitte ne possède que trois éléphants aujourd’hui et ne souhaite pas se développer beaucoup plus. Ce n’est pas le cas de tout le monde dans la région.

Les éléphants aiment à s’aventurer là où les visiteurs vivent et ouvrent même les portes. Photographie : D.K. / Mr Mondialisation

Certains camps très médiatisés sur Internet achètent éléphant sur éléphant l’un après l’autre via des financements participatifs sur Ulule ou Litchi. « Je trouve lamentable les camps qui font collecte sur collecte sur le dos des fans à l’autre bout du monde alors qu’ils gagnent déjà beaucoup d’argent ! Un éléphant représente environ 48000 euros pour un mâle, 60000 euros pour une femelle. Et ces prix sont calculés en fonction du loyer qu’il va rapporter, car les éléphants sont souvent sous-loués à des camps à des prix élevés. Ils représentent donc un capital important pour ces entreprises. Ils en achètent encore et toujours plus – avec l’argent des internautes – alors qu’ils n’en ont même pas besoin. » Selon elle, certains parcs génèrent des millions d’euros chaque année grâce à l’investissement réalisé par les internautes, la main d’œuvre locale étant très bon marché (400 euros par mois pour un temps plein).

De son côté, Baan Mama protège des éléphants épuisés par les activités du tourisme, blessés ou violentés pour leur offrir une retraite paisible. Mais aujourd’hui, elle ne peut que les louer à leur propriétaire thaïlandais qui, à tout moment, peut décider de les revendre à un autre parc plus commercial. Les rares visiteurs permettent de couvrir les frais de fonctionnement. « Notre démarche n’est pas vraiment commerciale. Notre but c’est d’être là pour protéger nos éléphants. » insiste-t-elle. Tao, la matriarche du groupe, était vouée à être attachée jour et nuit jusqu’à la fin de sa vie. Il y a quelques années, elle tuait son cornac, victime d’une chute mortelle. « Il buvait et la violentait. Dans son ancien camp, on lui donnait très peu à manger et elle servait à amuser les touristes. Depuis, elle ne supporte pas l’odeur de l’alcool » précise Mama. Après cet accident, l’éléphant a été battu et son œil gauche crevé.

Tao. Photographie : D.K. / Mr Mondialisation

En arrivant au camp, Tao était constamment tourmentée et coursait les gens autour d’elle pour les attaquer. Peu à peu, elle s’est apaisée et a goûté au fruit de la semi-liberté. Aujourd’hui, elle est calme et paisible. Elle offre volontairement la patte pour faire monter sur son dos certaines personnes qu’elle apprécie, mais jamais avec une nacelle. Pas de jeux ou de spectacle non plus. Encore moins de trekking en pleine nature à dos d’éléphant. « Elle est la seule à décider de ce qu’elle fait. C’est la règle ici ! » explique Brigitte dont le refuge ne possède aucune clôture ni barrière. « Ce que je souhaite faire comprendre aux gens c’est que la majorité des camps d’éléphants gagnent de l’argent et n’ont absolument pas besoin d’aide ! Ces entreprises jouent sur les sentiments des gens et mentent parfois sur la situation des éléphants – affichés comme des victimes – afin de faire payer les internautes dans des campagnes de financement participatif. » Ainsi, plus un animal est en mauvais état, plus il est recherché par les parcs. Paradoxe, ces éléphants sont souvent achetés simplement à des locaux, ce qui alimente la demande en éléphanteaux sur le marché ainsi que leur prix.

Une réalité en nuances de gris

Pour « Mama », il n’existe pas de bon ou de mauvais sanctuaire, chaque cas est particulier et certains n’hésitent pas à abuser du greenwashing (eco-blanchiment) et de la vague écologiste et new-age pour financer grassement leur projet. D’autres font les choses bien, à taille humaine. « Nous on veut faire les choses correctement. Rester à taille humaine » et ça passe par un traitement digne des éléphants. Avant, dans le temps, la relation entre le maout (cornac thaï) et l’éléphant était basée sur la peur. Aujourd’hui, ces techniques d’élevage sont révolues et très peu pratiquées. C’est la relation de respect entre l’animal et le maout qui doit exister. « Il faut vraiment qu’un lien particulier existe entre les deux. Si ça ne se fait pas, l’éléphant n’écoutera pas et l’éleveur sera tenté d’utiliser le crochet plus violemment, et ça ne fonctionnera pas comme ça ! » explique Brigitte. Dans son sanctuaire, les carnacs sont prévenus : l’utilisation non réglementaire du dago entraîne un licenciement immédiat. Tao et ses congénères jouissent ici d’une retraite paisible, sans jamais plus devoir faire des tours absurdes pour amuser les touristes en manque d’évasion. Brigitte termine par ces mots : « C’est nous qui devons être au service des éléphants. Et pas les éléphants au service des humains ! ».

Photographie : D.K. / Mr Mondialisation

D.K.


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