De nombreux facteurs, aussi bien sociétaux qu’environnementaux, montrent aujourd’hui que l’humanité court inéluctablement au désastre si elle poursuit son élan tragique sur la voie toute tracée d’une croissance infinie dans un monde fini. Le contexte pandémique actuel met notamment en lumière la fragilité des sociétés industrielles et les failles d’un système reposant aussi bien sur la mondialisation que sur un rapport matérialiste et débridé entre l’Homme et son environnement. Mi-février, nous avons discuté avec Arthur Keller, spécialiste des limites et vulnérabilités des sociétés humaines et des stratégies de résilience collective. S’éloignant d’une vision apocalyptique de la fin civilisationnelle partagée par certains collapsologues, il nous a livré son point de vue à la fois édifiant et nuancé sur l’avenir probable de l’humanité, porté par des solutions concrètes. Retour sur ses propos à certains égards visionnaires au vu de la crise sanitaire qui secoue le monde aujourd’hui et qui fait resurgir des questions fondamentales. 

Face à l’ampleur de la crise du covid-19, Arthur Keller nous propose également une analyse complémentaire de la situation, que vous pouvez retrouver ici

Arthur Keller, expert des risques systémiques et des stratégies de résilience

Mr Mondialisation : Vous avez étudié de près le risque d’effondrement de notre civilisation. C’est une notion qui peut varier selon les experts. Quel est votre point de vue sur la question ? Pensez-vous que la situation soit irrémédiable ?

Arthur Keller : J’ai une posture très spécifique, mon angle n’est pas tout à fait le même que celui des « collapsologues » en général. Je ne dis pas qu’il va y avoir un effondrement. Ce que je dis c’est qu’on va être confrontés, quoi qu’on fasse, à une descente énergétique et matérielle dans les prochaines décennies. Celle-ci a déjà commencé en réalité, mais on ne la conscientise pas encore dans un pays privilégié comme la France car ses impacts sont indirects et diffus. Il est absolument certain que dans les années et décennies qui viennent, la disponibilité en énergie et en matières premières va décroître, ce qui va nous obliger à gérer avec moins de moyens des problèmes qui vont être, en tendance générale, de plus en plus graves et de plus en plus nombreux. Le tout sur fond de disruptions écologiques et sociales. Ce que je décris, c’est une fragilisation grandissante de notre société, qui aura de moins en moins de marges de manœuvres ; nous sommes déjà dans un état de vulnérabilité énorme vis-à-vis de possibles perturbations majeures, même si nous choisissons de nous croire invincibles. Et ces perturbations peuvent dans certains cas entraîner ce qu’on appelle des chocs systémiques, qui par propagation ont le pouvoir de provoquer des « effondrements » plus ou moins rapides, plus ou moins localisés, plus ou moins partiels. Par « effondrements », j’entends des processus tempétueux et souvent exponentiels où soudain on se laisse surprendre par la somme des problèmes qui dépasse nos capacités de réaction et engendre un basculement forcé de l’état d’hétéronomie (dépendance à des chaînes logistiques en provenance de pays lointains) à un état contraint d’autonomie (nécessité de se débrouiller avec ce qu’on est capable de produire localement).

Le monde riche, essentiellement occidental, se croit hors d’atteinte – surtout les nantis : ils vont être nombreux à tomber des nues parce que ça va les frapper rapidement, et violemment. Ne donnant pas dans le nostradamisme, je ne décrirai pas précisément ce qui va se passer, où, quand et comment. Les impacts sur nos sociétés seront très variables selon les endroits, les spécificités de chaque situation, les décisions prises et le timing des phénomènes. Mais la dynamique générale est assez claire : nous serons moins nombreux sur Terre en 2100 qu’en 2020, nos existences seront marquées d’hécatombes écologiques et de tragédies humaines voire sociétales. C’est certain, car nous sommes obnubilés par la maximisation des profits à court terme, nous refusons de nous préparer aux risques majeurs, n’avons aucune notion de systémique et nous raillons volontiers les hérauts en les réduisant à des caricatures de dangereux rabat-joie.

Mr Mondialisation : Que faire aujourd’hui pour minimiser les retombées de la descente énergétique et matérielle en cours ?

Arthur Keller : Je suis animé de la certitude suivante : ce sera tôt ou tard le chaos si les gens et les organisations n’évoluent pas pour être en capacité d’accompagner cette descente au lieu de la nier. Il faut que les sociétés et les collectivités les plus avancées dans la réflexion fassent sans attendre les choix difficiles qui consistent à décider collectivement, tant qu’on peut le faire dans des conditions acceptables, de ce qu’on fait décroître et de ce qu’on fait croître (sachant que la décroissance globale des flux, elle, s’impose). Cela ne peut bien s’organiser qu’à l’échelon territorial – de même que la démocratie d’ailleurs.

Il est possible d’améliorer significativement les choses tout en diminuant nettement notre vulnérabilité vis-à-vis de cygnes noirs de plus en plus plausibles… toutefois ce ne sera pas parfait si l’on reste ancré dans le système actuel. Car ce qu’il nous faudrait développer, pour bien faire, c’est rien de moins qu’un nouveau rapport au monde : rapport des uns aux autres, rapport vis-à-vis de l’avenir, rapport au reste du vivant. Cette métamorphose n’est pas seulement technique, elle est bien plus profonde que ça. Il faudrait reprogrammer entièrement notre logiciel culturel et anthropologique, et notamment revoir la place que l’humain a ou veut avoir parmi le reste du vivant. Si l’on maintient le rapport utilitariste que nous entretenons aujourd’hui avec la nature considérée comme une somme de ressources et de services que les hommes peuvent librement exploiter dès qu’ils y trouvent un intérêt ou un profit, alors il n’y aura pas d’échappatoire, car la nature s’effondre déjà.

Comme il semble impossible de modifier suffisamment en profondeur, et suffisamment vite, nos sociétés pour les rendre soutenables, la seule option restante consiste à bâtir de nouvelles sociétés, à l’échelle des territoires, qui soient autant de démonstrateurs d’autres modes de production, de consommation, de vie, qui prouvent par les actes que d’autres façons d’être sont possibles qui soient à la fois sources de bien-être, de dignité et de résilience, et qui permettent même une régénération du monde naturel (en jouant sur la re-création d’écosystèmes, en limitant les prélèvements, en stoppant les dégradations, en réensauvageant des territoires et en stimulant la croissance néguentropique et la diversité de la flore).

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L’idée est de créer ces nouvelles sociétés en parallèle de la société actuelle, dont on peut utiliser les meilleures ressources pour accélérer l’émergence, puis de rendre les jeunes pousses attrayantes et inspirantes afin qu’éclosent un peu partout des projets similaires qui finissent par constituer une inarrêtable effloraison… Et c’est une course contre la montre car il faut que cela se produise avant que le système en place ne chavire – ce qui est de plus en plus probable et in fine inexorable. On disposera alors d’une flottille de canots de sauvetage pour accueillir dans des conditions acceptables les rescapés du naufrage. Je ne dis pas que ce sera simple, ni que c’est gagné ; je prétends juste que c’est l’unique option encore disponible pour éviter un crash total qui ne serait pas juste une hécatombe pour les hommes, mais pour tout le reste de la nature. Il faut bien comprendre que si une résilience d’envergure suffisante pour pouvoir gérer des afflux de personnes en recherche de plan B n’est pas construite avant le moment où les passagers commenceront à quitter le navire en masse, alors on assistera vraisemblablement à des dévastations écologiques, chacun s’improvisant alors chasseur, pêcheur ou bûcheron… Susciter l’organisation collective de systèmes résilients est donc bien une stratégie pour prévenir des calamités humaines mais aussi non humaines.

Mr Mondialisation : Selon vous, les actions individuelles (choix de vie, consommation responsable, etc.) sont-elles suffisantes pour répondre à l’ampleur de la crise ou faut-il plutôt s’orienter vers le collectif ?

Arthur Keller : Il n’y a aucune stratégie viable qui ne soit collective et inclusive. Les comportements individuels peuvent être pertinents et faire une différence, il ne s’agit donc pas d’éliminer toutes les bonnes initiatives, tous les gestes allant dans le bon sens : à chacun de voir là où on peut peser dans la balance. Chacun doit trouver sa place dans un ensemble hétérogène d’acteurs du changement : on peut être penseur de la transformation ou acteur de celle-ci, on peut travailler à la rendre mobilisatrice ou la faciliter en fonction de ses ressources, tous ces modes de mobilisation personnelle peuvent faire sens. Les comportements individualistes, par contre, n’apportent jamais rien. Quelles que soient les intentions, les démarches consistant à faire son projet dans son coin ne peuvent pas déboucher sur une situation stable. La mutation qui doit déferler est nécessairement une somme de projets collectifs de dimension territoriale (quelques milliers à quelques dizaines de milliers de personnes idéalement). Ce qui n’empêche pas, donc, d’encourager des actions individuelles si ces dernières contribuent directement ou indirectement à un mouvement plus large.

Qui que vous soyez, rejoignez un groupe actif ou faites ce qu’il faut pour en créer un. Cela commence par l’organisation de rencontres, de conversations, de remue-méninges… ayant pour objectif l’élaboration collective de projets concrets. La raison d’être de ces projets est de deux natures distinctes et complémentaires : d’une part la co-construction de résilience collective (qui implique un travail spécifique sur le vivre-ensemble), et ces projets-là doivent autant que possible inclure les personnes et acteurs alentour, et dans tous les cas ne pas susciter de conflits, ne pas générer d’hostilités pouvant compromettre la dynamique impulsée : je préconise de réunir préférentiellement les gens autour de préoccupations et d’objectifs partagés car universels (par exemple la sécurité alimentaire) ; d’autre part la Résistance contre un système fou qui démontre de plus en plus clairement ses limites, sa friabilité, son caractère au bout du compte nécessairement inique et intenable. Il existe diverses formes de Résistance, de la plus « modérée » à la plus « radicale », et toutes les formes de mobilisation ont leur utilité si elles sont conçues intelligemment au service de l’intérêt collectif. Pour qu’un changement profond opère, il faut une constellation de modalités de lutte, ceux qui vous expliqueront que ce sont les protestations non violentes qui fonctionnent se trompent : en réalité il faut conjointement des modérés et des radicaux pour faire basculer un système.

« Tant qu’il ne s’agira que d’une juxtaposition d’agissements individuels, ça ne suffira pas à changer la donne. »

Il faut aussi bien différencier deux types d’actions : celles qui visent à modifier le système existant et celles qui répondent à l’ambition de fonder quelque chose d’inédit.

On peut tenter de faire changer le système, soit en s’exprimant au sein du régime en cours, soit en se mobilisant pour exercer des pressions plus ou moins fermes sur le système, soit en tentant de le faire évoluer de l’intérieur, soit en entrant en Résistance pour stopper ou tout du moins ralentir le rouleau compresseur, soit en faisant tout son possible pour limiter les dégâts et réparer la casse. Tout cela peut faire sens, et j’encourage toutes les formes d’implication qui permettront d’améliorer les conditions de vie, l’état des écosystèmes, l’évolution des consciences pour une meilleure prise en compte des vulnérables (humains ou non), etc. Par contre, cela ne peut pas suffire : en parallèle de tout cela il est également nécessaire d’ouvrir la voie, de tracer de nouvelles perspectives… tout en se préparant à devoir résister contre les résistances internes au système : je veux dire par là que les alternatives crédibles à la société mainstream qui vont affleurer risquent de rencontrer des forces de rappel plus ou moins sévères de la part des autorités. En anticipation de ce type d’antagonisme, il faut travailler sur l’image des projets développés et il faut être visible. Si on est invisible, inaudible, on peut être étouffé, si on est trop aisément caricaturable on peut être étiqueté et stigmatisé, si on s’affiche comme anti-système on génère du zèle chez les tenants du pouvoir en place. Alors que si l’on communique habilement en axant sur le caractère d’intérêt général des projets et en montrant l’enthousiasme d’acteurs divers, si l’on s’efforce de réseauter sur son territoire mais également avec des porteurs de projets similaires ailleurs, et surtout si l’on a à cœur de rendre l’aventure inspirante, alors on crée les conditions d’un foisonnement d’initiatives qui dès lors ne peuvent plus être facilement jugulées, et on s’assure également de pouvoir compter sur une coalition solidaire en cas de problème.

Dans tous les cas, la clé c’est la massification. Tant qu’il ne s’agira que d’une juxtaposition d’agissements individuels, ça ne suffira pas à changer la donne. Certains prônent le travail sur la résilience individuelle pour favoriser la résilience collective… mais ce sont là deux choses très différentes et la première n’est pas un prérequis indispensable à la seconde, en fait elle en est plutôt une résultante. Les personnes qui s’adonnent au « développement personnel », si elles n’y prennent garde, risquent dans le pire des cas de se retrouver trop centrées sur elles-mêmes pour pouvoir s’investir dans des chantiers collaboratifs. Là où il faut travailler en priorité c’est sur la mutation des normes sociales et culturelles afin que ce ne soient plus les mêmes choses qui soient jugées valorisantes. C’est là que ça se joue : l’idéal serait de parvenir à rendre obsolètes, ridicules voire honteuses certaines façons de faire et d’être (comme par exemple la quête du toujours plus, l’obsession de compétitivité, le fait d’être prêt à écraser les autres… – voir aussi l’apparition en Suède des concepts de flugskam et de smygflyga)… et de parvenir, à l’opposé, à rendre gratifiantes d’autres attitudes (bienveillance, solidarité, protection de la nature…). Modifier les référentiels de valeurs est le sésame ultime pour ouvrir la voie aux agissements qui vont dans le bon sens. Mais c’est nécessairement une dynamique collective.

Mr Mondialisation : Vous étudiez les vertus du récit en tant qu’outil de mobilisation et de transformation, pouvez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?

Arthur Keller : Modifier les référentiels de valeurs ne se fait pas tout seul, ça ne peut faire l’économie d’une mise en récit habile d’aventures de transformations territoriales. Un bon récit sert à faire connaître et à mettre en scène pour rendre inspirant, il sert aussi à mettre en avant des héros du nouveau monde, des personnes à qui on a envie de ressembler, qui incarnent les valeurs que je viens d’évoquer et savent raconter la vision de l’avenir qui les meut de manière à ce que les gens qui les écoutent se projettent mentalement dans l’alternative proposée. Ce récit-là fait toute la différence.

Penser que les récits relèvent du superflu, du gadget de communicant, du gimmick de marketeur, c’est méconnaître la nature humaine : depuis la nuit des temps nous sommes des créatures qui se transmettent via des récits les codes sociaux et les normes comportementales, les principes moraux et les inconscients collectifs. Il n’y a jamais eu, et n’y aura jamais, de changement à la hauteur du défi qui est le nôtre, sans un nouveau récit efficace permettant de massifier certaines conventions comportementales plutôt que d’autres.

Tout récit est vecteur d’un imaginaire spécifique. Et si l’on a besoin d’un récit nouveau aujourd’hui ce n’est pas seulement pour stimuler des attitudes mais aussi parce que nous avons besoin de proposer et de propager un autre imaginaire que ceux qui menacent de devenir la norme : des conceptions du monde qui ne permettront pas de cheminer vers une société plus désirable et plus viable pour la majorité de la population. Aujourd’hui, les imaginaires les plus ancrés sont ceux des adeptes du « toujours plus », qui refusent de remettre en question un mode de développement qui broie le vivant, humains inclus. Il faut lutter contre cet imaginaire continuiste inconscient qui nous amène à un crash écologique et donc nécessairement humain. À côté de ça, d’autres imaginaires sont en train de sourdre, qui hélas prennent racine dans des perceptions étriquées du monde : replis identitaires, réflexes archaïques de domination, néofascismes, dogmatismes déviants, mysticismes… Entre ceux qui se sont confectionné des arsenaux, les affolés du bunker et les adeptes du New Age qui vous parlent avec conviction de choses absconses et spécieuses auxquelles ils ne comprennent rien comme la « spiritualité quantique », les « champs de conscience », les « plans vibratoires », les « énergies de transmutation », et vont parfois jusqu’à croire qu’on peut vivre sans manger ni boire, juste avec l’énergie du soleil… il y a tout un panorama d’imaginaires qui sont – quelles que soient les intentions – tous éminemment dangereux et parfaitement inaptes à créer de la résilience.

Au milieu de ce kaléidoscope, il s’agit de faire germer des imaginaires qui soient à la fois rigoureux (c’est-à-dire lucides dans ce que l’on peut accomplir et comment on peut s’y prendre), inspirants… et pas naïfs quant aux difficultés qui se profilent. Un bon exemple sans doute, ce sont les Transition Towns, mouvement initié par le britannique Rob Hopkins il y a une quinzaine d’années : il y a là une excellente base pour façonner des collectivités résilientes au sein desquelles les gens développent une confiance réciproque, mais c’est un peu candide dans le sens où la question de la sécurité civile dans un monde en déclin rapide n’est pas, sauf erreur de ma part, abordée. Il est urgent de développer une approche globale et équilibrée de la résilience, qui ne s’enferme ni dans le tout sécuritaire (surtout pas : c’est le meilleur moyen de provoquer des tensions et de vivre des existences brutales), ni dans la bien-pensance ingénue qui consiste à entretenir l’idée selon laquelle « ça va être super, on va tous s’entraider ! » – ce qui ne sera pas vrai dans la plupart des cas.

Mr Mondialisation : Quelles sont les limites des récits ?

Arthur Keller : Bien que les récits soient indispensables pour éviter un écocide, ils restent totalement insuffisants, et peuvent même s’avérer contre-productifs.

Pour passer à l’acte et changer de mode de vie, les gens ont besoin de plusieurs choses : comprendre tout d’abord… mais ça tout seul c’est inutile, ils doivent ensuite visualiser l’alternative et se projeter dans un avenir où ils peuvent faire des choses dont ils sont incapables dans le contexte présent : ça, c’est déjà bien plus puissant et un bon storytelling peut les aider dans cette étape. Pourtant, pour la plupart des gens, cela ne suffit toujours pas : encore faut-il que l’opportunité de changer leur soit présentée, c’est-à-dire qu’il est important de créer des situations qui incitent une mise en mouvement directe. Ce n’est qu’en expérimentant l’alternative que la majorité des individus ajusteront leur vision du monde. Offrons-leur des occasions de passer à l’acte avec d’autres personnes, initions partout dès demain matin des chantiers participatifs de transformation territoriale, et c’est dans ce contexte charnière qu’ils adopteront les récits comme nouvelle boussole. Les récits sont déterminants, pourtant ils ne constituent pas la pièce maîtresse de la stratégie de transformation.

Mr Mondialisation : Pouvez-vous nous détailler votre parcours et nous dire ce qui vous a amené à vous spécialiser dans les limites et vulnérabilités des sociétés humaines et dans les stratégies de résilience collective ?

Arthur Keller : Je suis ingénieur de formation. J’ai commencé par travailler dans l’industrie aérospatiale, puis suis resté dans les technologies de pointe et les nouvelles technologies, en passant d’un cabinet de conseil à une agence web puis à un éditeur de logiciel spécialisé dans l’analyse sémantique des big data. Mais ça, c’était essentiellement alimentaire. Aujourd’hui c’est la partie extraprofessionnelle de mon cursus qui a pris le dessus. Depuis l’adolescence j’étudie les sciences écologiques, c’est cela qui m’a permis de réaliser, assez vite, non seulement que les choses allaient mal pour le monde naturel, mais aussi qu’il y avait une franche accélération dans le mauvais sens. J’ai décidé de m’impliquer. J’ai notamment été, en 2012, 2013 et 2014, le directeur de la communication de l’antenne française d’une ONG américaine de conservation de la biodiversité marine.

Pendant longtemps j’ai ressenti le besoin d’essayer d’être utile à cette nature dans laquelle l’Homme ne semble voir qu’une source exploitable à l’infini de matières premières, de services et de revenus. J’ai donc décidé de me former pour pouvoir être aussi pertinent et efficace que possible. Ayant réalisé que tout cela n’était pas qu’une question scientifique, j’ai suivi différentes formations complémentaires en sciences humaines et en sciences sociales, notamment en psychologie sociale, en gestion de programmes internationaux, en relations internationales avec des approfondissements en droit, en économie, en fonctionnement des institutions et des collectivités publiques. J’ai été coordinateur national de la commission Environnement & Soutenabilité de Nouvelle Donne en 2015-2016, en 2017 j’ai supervisé l’écriture d’un programme de transition sociétale pour Charlotte Marchandise-Franquet, candidate citoyenne à la présidentielle. Et parce qu’il fallait savoir faire passer des messages, en parallèle de tout ça je me suis également formé à l’écriture scénaristique et à la réalisation audiovisuelle. J’ai travaillé sur plusieurs courts-métrages et films institutionnels, j’ai été réalisateur-monteur pour le groupe Canal Plus, j’ai été finaliste de trois festivals de scénaristes. Et j’ai fait un peu de scène, pour apprendre l’art oratoire et le lâcher-prise.

Tout ça pour en arriver là. Et si je me suis peu à peu spécialisé dans le domaine qui est le mien, c’est parce que c’est extrêmement grave et que le monde a besoin de personnes capables de proposer une analyse transverse rigoureuse et nuancée et sachant être force de propositions tangibles. Or ce que je remarque avec tristesse, c’est qu’il y a une lacune terrifiante de tels profils : je ne connais personne qui ait fait un travail d’analyse multidisciplinaire de la problématique qui permette à la fois de modéliser les causes systémiques et de proposer une prospective stratégique des implications systémiques ET qui ait étudié les verrouillages du système et les résistances au changement ET qui ait déduit de tout ça l’espace des réponses pertinentes ET qui ait planché sur des stratagèmes eux-mêmes systémiques en explorant les différentes formes de mobilisation possibles pour des individus, des collectifs, des élus, des collectivités, des entreprises, des financiers, des artistes, et même des pays. Il y a plein de personnes brillantes et passionnantes qui travaillent sur des sujets connexes au mien, mais il m’a semblé qu’il manquait un travail de synthèse et de mise en forme permettant d’une part de déduire des stratégies globales consistantes et déclinables en actions réalistes, d’autre part de transmettre avec vividité la vision d’un autre avenir possible ainsi qu’un projet pour y parvenir… de sorte à insuffler un élan collectif – ou devrais-je dire un élan correctif.

Mr Mondialisation : C’est donc ce que vous faites aujourd’hui ?

Arthur Keller : Non, ça c’est ce que j’ai déjà fait en grande partie puisque je travaille là-dessus depuis plus de dix ans – même si c’est un travail à jamais inachevé, imparfait, évolutif. C’est un travail de fond qui m’a conduit à mener l’activité qui est actuellement la mienne : elle consiste tout d’abord à tenter de combler les lacunes que j’ai identifiées dans cette mosaïque protéiforme de tentatives de changer le monde, à alerter sur les angles morts, les tactiques inopérantes et les modes opératoires voués à l’échec, à débunker un certain nombre d’idées préconçues sur les objectifs à poursuivre, à suggérer un dépoussiérage des imaginaires et – surtout – à produire des propositions pour que chacun sache ce qu’il peut entreprendre dès aujourd’hui : au-delà des mesures politiques élaborées, je conseille des collectivités sur comment organiser leur résilience, j’enseigne à des auteurs professionnels comment produire des récits de l’avenir concourant effectivement à l’intérêt général durable, j’interviens auprès d’entreprises pour leur faire visualiser d’autres manières d’envisager leurs activités, je donne des cours en écoles pour proposer une autre vision de la responsabilité des jeunes professionnels, je contribue auprès de think tanks à repenser les logiques d’innovation, je donne des conférences grand public dans lesquelles j’expose les différents niveaux auxquels chacun peut choisir de s’engager, et je travaille le plus possible avec des acteurs, des faiseurs, des praticiens, des professionnels de terrain, pour m’assurer de ne pas m’égarer dans des cogitations hors sol, inapplicables, et de produire des leviers actionnables et cohérents. Voilà, dans les grandes lignes, ce qui m’occupe aujourd’hui.

Mr Mondialisation : Et vous écrivez une série TV de fiction sur l’effondrement, intitulée « Twice as Bright » : où en est le projet ?

Arthur Keller : Deux nuances : primo le thème n’est pas « l’effondrement » mais comment, dans un contexte de descente énergétique et matérielle rapide et incontrôlée que certains nommeront « effondrement », des personnes réagissent, s‘organisent, essaient de s’en sortir : tel personnage réussira à devenir résilient, tel autre échouera. On va donc voir se dérouler une multiplicité de trajectoires qui seront autant de prétextes pour explorer ce qui peut marcher et ce qui ne peut pas. Secundo ce n’est pas seulement une série télévisée : ce que je développe c’est un outil de mobilisation massive pour susciter, je l’espère, des sursauts et inspirer des mutations collectives vers des sociétés résilientes et vivables pour tous… Et cet outil comporte plusieurs composantes dont la pièce centrale est une série. Mais il y a aussi des interviews filmées d’experts qui expliquent que ce que l’on voit dans la série est plausible (la partie théorique), des micro-documentaires sur des acteurs du monde réel qui rendent la société plus résiliente (la partie destinée à inspirer les spectateurs) et une plateforme web permettant aux internautes de devenir acteurs à leur tour en explorant les projets qui existent, en échangeant avec les porteurs de projets, en montant leur propre projet, en rejoignant un projet qui existe à proximité de chez eux (la partie permettant une encapacitation et une mise en mouvement citoyennes).

Et donc où j’en suis : eh bien je suis sur le point de finir l’écriture du dossier pour les producteurs. Avec un gros retard accumulé en raison de l’explosion de mon emploi du temps, d’arbitrages chronovores liés à la contrainte alimentaire et du caractère intrinsèquement complexe de mon projet (j’ai entrepris de développer un scénario scientifiquement, techniquement et « sociétalement » plausible de dévissage civilisationnel, rien de moins), il m’a fallu plus de temps que ce que j’avais initialement évalué. Mais je rentrerai en phase de « vente » avant l’été – sauf culbute sociétale d’ici là ! Espérons que le nouveau coronavirus qui vient d’apparaître en Chine ne provoque pas cette culbute !

Propos recueillis par Elena M.

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