Nantes : des « bikers » travaillant initialement pour la start-up Deliveroo lancent leur propre plateforme de livraison à vélo. Une alternative à l’ubérisation qui vise à conserver les bienfaits de la livraison de proximité en bicyclette tout en s’affranchissant du règne des grandes structures. Interview & Découverte.

Deliveroo, Foodora, Uber-eats, si vous habitez dans une grande ville française, ces noms vous sont probablement familiers. En effet, difficile aujourd’hui de se balader en centre-ville sans manquer de croiser ces cyclistes toujours pressés, parés de leurs grands coffres. Arpentant les grandes métropoles européennes en dévorant des dizaines de kilomètres par soirée, ces coursiers ont pour mission de faire des livraisons à domicile pour des grandes plateformes chargées de mettre en relation des restaurateurs et des particuliers.

Cet été, le leadeur du marché, Deliveroo, s’est fait tristement connaître en raison des nombreuses manifestations de ses « collaborateurs » à travers la France. Au cœur de la discorde, une nouvelle transformation des conditions de rémunération, passant d’un prix fixe à l’heure, accompagné d’un bonus par livraison, à une tarification unique de cinq euros par repas livré. Une évolution tirant encore un peu plus les coursiers vers la précarité. Le gentil kangourou peut, en effet, s’en donner à cœur joie ; les bikers ne sont pas ses salariés mais des auto-entrepreneurs travaillant à leur compte et offrant librement leur sueur et leurs jambes à la plateforme anglaise. Celle-ci peut ainsi capitaliser des sommes colossales sans prendre aucune responsabilité sociale pour ses travailleurs. De ce fait, elle se garde tout le loisir de modifier les conditions de cette collaboration aux allures de salariat déguisé et ce, sans qu’aucune règle du droit français ne puisse lui réclamer des comptes. Le coursier, lui, a le sentiment d’être libre, sans toujours réaliser que son revenu brut doit prendre en charge l’ensemble des risques « cachés » que devrait couvrir normalement l’employeur.

En réaction à ce nouveau modèle qui s’assoit sur toutes les normes sociales en vigueur sur le territoire, aux quatre coins de l’hexagone, des coursiers s’organisent pour s’affranchir des mastodontes du secteur en montant leurs propres plateformes de livraison. Prônant une rémunération plus équitable des  bikers  et un service de qualité et diversifié, Christophe Lebail et Léo Tshan nous en disent plus sur « Les Coursier nantais », une initiative créée dans la Cité des Ducs sous la forme d’une association.

Bonjour Christophe et Léo. Avant d’aborder votre projet, comment en êtes-vous venus à travailler pour des Food Tech comme Deliveroo  ?

Christophe : Au début, ce n’était pas Deliveroo, mais Take Eat Easy. Pour moi ça s’est fait complètement par hasard, j’avais besoin de rebondir sur un petit boulot, je ne savais pas du tout quoi faire ; j’ai vu des types à vélo avec des coffres sur le dos, je me suis dit « tiens, qu’est-ce qu’ils font ». Personnellement, j’aimais bien pédaler, je me suis dis pourquoi pas se lancer.

Léo : Pour ma part, en arrivant sur Nantes il y a cinq ans, je voulais travailler en parallèle de mes études. J’avais de quoi vivre, mais je souhaitais me faire des petits bonus. Débarquant de la campagne, j’ai tout de suite pensé aux coursiers à vélo car j’avais vu des reportages sur les bike messenger (livreur de colis et de documents à vélo).

Malheureusement, sur Nantes, il n’y avait rien ou presque. Quelques années plus tard, les plateformes de livraison se sont lancées dans la ville, les unes après les autres. L’information a vite circulé sur les réseaux sociaux. Un jour, j’ai  vu un post « livre des repas à vélos sur ton temps libre », j’ai foncé tout de suite.

Les Coursiers nantais, dans leur local.

Et quid de votre expérience ?

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Léo : L’idée de gagner des sous en pédalant me plaisait, mais je ne savais rien du système de ces plateformes, de leur modèle économique bancal et des failles juridiques qu’elles exploitaient. Cela fait maintenant deux ans que j’exerce cette profession, dont un an et demi pour la plateforme Deliveroo. L’évolution a été, en tout point, fulgurante. On est passé d’une petite poignée de passionnés de cyclisme à plus de 500 coursiers en à peine un an, dont certains maitrisaient à peine les complexités du deux roues. Il y a deux ans, à Nantes, deliveroo était un terme inconnu de tous. Aujourd’hui c’est presque devenu un mot du dictionnaire. Les gens se font un « Deliveroo » comme on proposait, autrefois, de se faire un grec entre copains.

Christophe : Du point de vue financier, les plateformes comme Deliveroo fonctionnent relativement bien. Pour être très clair, un coursier qui bosse à plein temps, entre 35 et 40 heures, peut se faire un salaire mensuel de 1 500 euros net, ça reste honorable. Il faut regarder aussi les avantages qu’offrent ce type d’emploi : tu travailles quand tu veux, pas de patron sur le dos, pas de CV ni d’entretien d’embauche, c’est pour ça qu’il y a énormément de gens qui pratiquent cette activité. Après, c’est sûr qu’il y a une forme de précarité liée au statut de travailleur indépendant. Le modèle que propose ces entreprises ubérisantes, il y aurait de quoi écrire un roman car c’est une véritable supercherie.

Léo : Qui dit croissance exponentielle dit gros investissements. De ce fait, Deliveroo a cherché à réaliser des économies un peu partout. C’est pourquoi la rémunération des coursiers a subi une sévère cure d’amaigrissement, notamment  avec la suppression de l’évolution suivant l’ancienneté, la fin des bonus, l’abolition des minimums horaire garantis.

Justement, quel regard portez-vous sur ce modèle d’auto-entreprise ?

Christophe : Ce n’est pas facile comme question, car il y a deux facettes sur une même réalité. D’un côté, les plateformes ont crée du travail pour plein de gens, elles ont énormément dynamisé le secteur de la restauration. C’est quand-même de l’argent qui retourne dans l’économie locale car ce sont les restaurants qui voient croitre leur chiffre d’affaires ; puis il y a les livreurs qui travaillent, dans un contexte de chômage de masse, c’est un facteur qui est loin d’être anecdotique. Après, le côté négatif, c’est justement ce statut qui n’est pas du salariat. Certes, tu vas faire un chiffre d’affaires, mais derrière tu perds quelque chose dont tu n’as pas forcément conscience. Ce sont les charges salariales qui permettent de faire vivre un pays, de payer des institutions, des hôpitaux. Concernant ton statut de travailleur-patron, tu ne cotises que très peu pour la retraite et le chômage, ce sont des réalités que l’on peut avoir du mal à percevoir sur le court terme.

Léo : C’est un statut utile selon moi. Il permet à quelqu’un qui a un projet de l’expérimenter sans prendre trop de risques, mais aujourd’hui l’utilisation qui en est faite va trop loin. Les plateformes ont recours aux services d’auto-entrepreneurs car cela les exonère de charges salariales. Les coursiers jouissent, grâce à ce statut, d’une certaine flexibilité horaire idéale pour mener, par exemple, des études ou pour avoir un autre travail à côté. Néanmoins ce statut précarise beaucoup, il ne permet pas de présenter des garanties suffisantes devant un banquier ou un propriétaire. Il oblige à payer de lourdes charges auprès du très controversé RSI (La caisse de sécurité sociale des indépendants) et n’offre que peu ou pas de garanties concernant le chômage, la retraite ou les arrêts-maladies. Beaucoup de gens ne sont pas conscients de cela, il faut s’informer avant de se lancer en tant qu’auto-entrepreneur. En ce qui me concerne, ce statut d’indépendant m’a convaincu, mais je pense qu’il doit absolument être réformé. Nous devons être mieux protégés, et les plateformes doivent jouer le jeu.

Christophe et Léo, présentant un vélo cargo dans les rues de Nantes.

Les médias ont souvent présenté le travail de coursier comme un « sale boulot ». Pourtant, en mettant le deux roues au cœur de votre initiative, vous prouvez qu’il y a un réel engouement pour ce sport. Quelle place le vélo prend-il dans votre vie ?

Christophe : Au commencement des Food Tech, on a surtout vu débarquer des cyclistes passionnés, issus du milieu de la compétition, et également des étudiants. Ensuite se sont greffés les jeunes de quartiers. Pour ma part, j’aimais déjà beaucoup pédaler avant de rejoindre Take Eat Easy.

Léo : Personnellement, je pratique le vélo depuis que je suis tout jeune. Même lorsque je ne travaille pas, je le prends et je vais m’entraîner ou faire de la compétition. Pour comprendre les coursiers à vélo, il faut imaginer que, pour eux, pédaler est comme une drogue. Ils ne réclament pas moins de travail ou un travail moins difficile, ils veulent juste un autre système, plus humain et plus sécurisant. Les nombreux articles publiés dans les médias ces derniers temps sont allés dans le bon sens, car ils ont soulevé les problèmes que posent ce système de plateformes numériques ayant recours à des auto-entrepreneurs. Ce qui est dommage, en revanche, c’est qu’ils tombent toujours dans la caricature en dramatisant la situation, nous présentant au passage comme des exploités crédules. Il y eut et il y aura toujours des coursiers, salariés ou indépendants, mais non uberisé, car le travail de coursier a toujours existé avant d’être mis sur le devant de la scène par Deliveroo et consorts.

Il faut que les médias comprennent que le vélo peut aussi être une passion. Quoi de mieux que de vivre de sa passion ? J’ai déjà fait plusieurs boulots en tant que salarié, mais je ne me suis jamais senti aussi libre qu’en étant coursier à vélo. Et puis il y a la facette extra-professionnelle de ce métier qui est aussi primordiale que le reste, et qui permet de comprendre la mentalité des coursiers. C’est, par exemple, se retrouver tous les soirs autour d’un verre, en terrasse, pour échanger, raconter les anecdotes de la journée, décompresser. C’est également aider un collègue qui à eu un problème mécanique ou autre. C’est une véritable communauté, soudée, de laquelle émane une grande solidarité. Il existe un véritable esprit d’équipe chez les coursiers qui est rare dans le milieu professionnel. C’est pourquoi je ne fais pas ce travail par opportunisme mais réellement par passion.

« Nous avons à cœur de mettre en avant le contact humain et la livraison propre »

Parlez-nous un peu des « Coursier nantais », où en êtes-vous pour le moment et de quoi il en retourne ?

Christophe : Ce que l’on compte faire, c’est donc de la livraison à vélo, avec pour outils des vélos cargos, c’est-à-dire des véhicules permettant de transporter tout de même une certaine charge. Nous nous orientons sur deux offres : l’une de logistique urbaine dite « du dernier kilomètre », et l’autre, une offre de livraison de repas, destinée surtout aux salariés déjeunant sur leurs lieux de travail. L’idée, pour le côté repas, c’est de s’orienter davantage sur des commandes de groupe, avec un certain seuil minimum pour que ce soit rentable. Nous avons effectué notre première livraison pour la Fnac récemment. D’ici peu, nous devrions avoir également des rendez-vous avec la Poste. Dans ces cas concrets, on est sur de la logistique pure. Nous avons également démarché un restaurant avec qui nous avons mis en place un partenariat. Nous en sommes donc encore aux prémisses mais les choses bougent bien.

Léo : À travers notre initiative, nous souhaitons prouver qu’en 2017 il est encore possible d’exercer le métier de coursier à vélo tout en surfant sur un modèle économique opposé à l’ubérisation. Le but des Coursier nantais n’est pas de concurrencer les grandes plateformes, ce serait un objectif voué à l’échec. Nous avons à cœur de mettre en avant le contact humain, la livraison propre, le service de proximité à l’échelle locale et bien entendu stimuler la création d’emplois dans ce secteur. Pour le moment, nous sommes cinq dans l’équipe dont quatre coursiers. Nous avons un local qui nous sert à la fois de garage et de bureau. Deux et bientôt trois vélos cargos composeront notre flotte de véhicules. Ils sont nos atouts les plus précieux car ils nous permettent de transporter de gros volumes, ce que les plateformes comme Deliveroo ne sont pas en mesure de proposer.

Christophe : Aujourd’hui, nous cherchons à créer des partenariats avec de grosses institutions locales, comme la Poste ou encore la Mairie de Nantes, mais nous sommes également entrés en relation avec Atlantique habitation qui est un bailleur social menant une politique de développement social. L’idée, c’est de basculer, sur le long terme, d’une coopérative à une SIC (société coopérative d’intérêt collectif) en associant pleinement de grandes institutions locales à notre projet.

Léo : C’est très encourageant de voir que notre initiative et nos idées trouvent très facilement un écho favorable auprès des personnes que nous démarchons ainsi qu’auprès des autres coursiers. Il est urgent, pour nous, d’agir et de se développer lorsque l’on sait que la quasi-totalité des transports de colis et de marchandises en ville, se fait par le biais de moyens de locomotion dits « carbonés », générant une pollution à la fois atmosphérique, visuelle et sonore. Il nous tarde que toutes les camionnettes qui se meuvent actuellement avec difficulté dans les embouteillages incessants et le long des ruelles du centre-ville soient remplacées par des vélos cargos pilotés par des coursiers souriants.

Pour toutes informations : https://www.facebook.com/lescoursiersnantais/

T.B.


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