Feu du berger, écobuage ou feu pastoral,… l’usage du feu pour défricher des pans de montagne en faveur du pâturage traverse les siècles. Bien qu’ancrée en France depuis des millénaires, la pratique se voit aujourd’hui largement remise en cause par certains écologistes, élus, forestiers ou habitants des localités d’altitude. Alors l’écobuage, ennemi ou ami de la montagne ? 

Pratiquée en zone montagneuse sur des terrains en pente, généralement difficiles d’accès, l’écobuage est une technique ancestrale qui consiste à brûler les broussailles et d’autres végétaux de surface, comme les genêts ou les fougères, afin de conserver des espaces ouverts et riches pour le pâturage des animaux.

Chaque année, entre octobre et avril, certains versants des montagnes pyrénéennes et alpines s’embrasent, sous le regard interrogatif, parfois critique ou apeuré, d’une partie de la population. Les plus anciens le savent, la pratique n’est pas nouvelle, et les « feux pastoraux », aujourd’hui plus volontiers appelés « écobuages », font partie de la culture paysanne locale depuis des générations.

Préparer la transhumance

En estive, les ruminants peuvent apprécier une herbe verte, fraiche et riche. – Source photo : Pixabay

Véritable débroussaillement par le feu, l’écobuage permet de « nettoyer » les parcelles difficiles d’accès, caillouteuses ou trop pentues, destinées au pâturage des cheptels de vaches, chevaux ou brebis de la région. Les cendres des arbustes et broussailles incinérés fertilisent et libèrent la terre, prête à accueillir au printemps une herbe verte, appréciée des ruminants.

Pour les éleveurs, il s’agit certainement de la seule méthode économiquement viable pour entretenir ces espaces pastoraux en terrain accidenté, inaccessibles aux tracteurs et aux broyeurs de végétaux. En parallèle, la méthode participe à diminuer les risques d’incendies estivaux grâce à la suppression d’une biomasse hautement inflammable.

« Toutes les montagnes sont en feu »

Écobuage, Midi-Pyrénées @Damien Labat/Flickr

Pour autant, l’écobuage voit son nombre de détracteurs considérablement croître depuis une cinquantaine d’années. Un habitant du Piémont oloronais, dans le Béarn, partage son désarroi face à des feux souvent « sauvages » et « mal contrôlés ». 

« Je trouve que c’est une catastrophe. Et je ne suis pas le seul à priori », estime-t-il, amer. « Aujourd’hui [le 3 mars 2023, ndlr], l’air est irrespirable sur tout le Piémont. Il y a tellement de fumée que même le soleil est complètement masqué. Malgré les interdictions de brûlage de végétaux [à cause de la pollution due au sable du Sahara à l’époque, ndlr], toutes les montagnes sont en feu ! J’étais à une aire de jeux avec mon fils quand on a commencé à voir des débris tomber du ciel. C’était des restes de végétaux cramés. Il y en avait partout. On a dû rentrer car on a commencé à avoir mal à la gorge et à la tête… ».

« La pratique « favorise une mauvaise qualité de l’air », émettant divers polluants lors de la combustion des végétaux, allant de dioxines, de furanes et de divers goudrons, jusqu’a des particules fines dans certaines configurations météorologiques »

L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) reconnait en 2012 les risques sanitaires des feux pastoraux. La pratique « favorise une mauvaise qualité de l’air », émettant divers polluants lors de la combustion des végétaux, allant de dioxines, de furanes et de divers goudrons, jusqu’a des particules fines dans certaines configurations météorologiques.

Quand les risques s’accumulent

À titre d’exemple, estime l’Atmo Auvergne Rhône Alpes, l’observatoire régional de la qualité de l’air, « brûler à l’air libre 50 kg de végétaux verts dégage autant de particules nocives que 3 mois de chauffage d’un pavillon avec une chaudière au fioul, ou près de 6000 km parcourus par une voiture diesel récente ».

En outre, les dernières études épidémiologiques observent des liens entre l’exposition à la fumée des incendies de végétation et des difficultés respiratoires à court terme : admissions hospitalières et visites en service d’urgence se multiplient en période de feu.

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« J’ai vu des forêts partir en fumée lors d’écobuages non contrôlés. J’ai vu des chevreuils calcinés. Des hectares entiers carbonisés »

Au-delà des risques sanitaires pour les populations locales, d’autres critiques pèsent lourd sur la pratique agricole : incendies mal contrôlés, voire carrément clandestins, désastre écologique pour la faune et la flore locale, dégradation des sols,… Notre source nous rapporte en avoir fait plus d’une fois la douloureuse expérience. « Je me suis régulièrement fait surprendre par un feu en randonnée. J’ai vu des forêts partir en fumée lors d’écobuages non contrôlés. J’ai vu des chevreuils calcinés. Des hectares entiers carbonisés. J’en ai vu certains allumer des feux à flanc de montagne, dans des endroits totalement inaccessibles aux animaux qui pâturent. (…) Chaque année, des centaines de pompiers sont mobilisés. Chaque année, une ou des personnes meurent dans ces incendies ».

Le feu est-il encore admis au XXIème siècle ?

Différents types de feu en écobuage. Illustrations issues du travail de recherche de Dominique Cunchinabe, « Feu pastoral ou écobuage ? Une pratique culturelle à l’épreuve de la société en Iparralde »

Les articles de presse locale et les associations de protection de l’environnement sont nombreux à pointer les débordements du phénomène, jugeant à demi-mots les agriculteurs parfois trop peu conscients des effets nuisibles d’une telle pratique. Certains écosystèmes précieux, comme des tourbières ou des forêts encore sauvages, sont en effet quelquefois réduits en cendres. Au regard de ces faits, l’écobuage a-t-il encore sa place au XXIème siècle ?

En France, quelques scientifiques, encore trop peu nombreux, se sont penchés sur la question. C’est le cas de Jean-Paul Métailié, géographe et directeur de recherche CNRS à l’Université de Toulouse. Pour ce dernier, les conceptions opposées, voire anachroniques, du « feu » des différents acteurs se situent au cœur de la controverse.

« Nettoyer » par le feu : un impensable ?

« Quand la montagne est sale, on la nettoie par le feu…»

Pour la société montagnarde, la notion de « propreté » est intimement liée à l’image du feu : « Quand la montagne est sale, on la nettoie par le feu », décrit le chercheur. 

« L’expression « c’est propre », employée face à des carcasses et chicots noirâtres de buissons est évidemment difficile à admettre pour la plupart des urbains imprégnés d’idéologie écologisante, mais elle est tout à fait représentative de la perception traditionnelle », détaille encore Jean-Paul Métailié. En opposition, la majorité de la société moderne, en particulier urbaine ou néo-rurale, perçoit avant tout le feu dans sa dimension destructrice et mortifère, notamment au vue de l’actualité et des brutaux dérèglements climatiques. Le feu devient ainsi un « interdit social » désormais lourd à porter pour la communauté paysanne, qui tente malgré tout de conserver un savoir-faire prépondérant à son identité.

Toutefois, si à l’époque, « il y avait dans les villages des « gens qui savaient », de véritables chefs de feu », les pratiques évoluent en même temps que leur contexte. Alors que l’écobuage nécessite une connaissance précise de « la dynamique de la végétation et de ses rythmes » mais aussi « du terrain, du climat local comme des micro-climats de versant, du comportement du feu en général et dans des lieux précis », les conséquences de l’exode rural et de la déprise pastorale ont entraîné un « changement profond de la nature du feu pyrénéen », rapporte Jean-Paul Métailié.

Les éleveurs sous pression

Le nombre d’éleveurs diminue et les exploitations se concentrent. De moins en moins de troupeaux transhument et la transhumance est de plus en plus courte. Résultat : s’il est impératif de conserver les espaces ouverts – notamment pour préserver les subventions liées à la Politique Agricole Commune (PAC) – il devient difficile voire improbable d’assurer la maîtrise collective d’une opération de brûlage, autrefois la norme.

Finalement, « le nombre des feux diminue aujourd’hui, mais leur taille augmente considérablement, et donc leur impact », explique le chercheur. La multiplication des plantations, mais aussi des équipements en tout genre (lignes électriques, téléphoniques, etc) et des résidences constitue aussi un « facteur aggravant du risque ».

« les savoirs disparaissent en même temps que les anciens meneurs de feu, ou bien ils n’évoluent pas et deviennent inadaptés au nouvel environnement »

Alors que l’environnement naturel et social se transforme, « les savoirs disparaissent en même temps que les anciens meneurs de feu, ou bien ils n’évoluent pas et deviennent inadaptés au nouvel environnement », déplore Jean-Paul Métailié.

Transformer les pratiques collectivement

Finalement, le feu pastoral semble loin de se résumer à une pratique culturale. Il témoigne malgré lui des tensions qui parcourent aujourd’hui un secteur agricole en indispensable transition, oscillant entre tradition et modernité, culture et nature, bien commun et propriété.

Formant sans aucun doute « le patrimoine immatériel de la communauté paysanne », le maintien du feu pastoral se justifie peut-être d’autant plus qu’il revêt une importance qui pourrait s’avérer cruciale dans le contexte de dérèglement climatique global. « D’abord parce que le maillage du territoire par des personnes aptes à contrôler un feu serait d’une grande efficacité en cas d’incendie favorisé par les nouvelles conditions climatiques, ensuite, parce que la structure paysagère de ce pays d’élevage multiplie de facto les stades de maturités végétales comme autant de coupes feux potentiels », explique Dominique Cunchinabe, anthropologue et chercheur en écologie historique.

Pour autant, il est indispensable de prendre conscience des risques et des difficultés accrues que l’écobuage pose aujourd’hui, et d’accepter une nécessaire transformation de son organisation : « C’est dans ce contexte général que se sont développées depuis une dizaine d’années, dans tous les départements pyrénéens, les expériences de gestion des écobuages, sous forme de cellules techniques ou de commissions locales de concertation », relève Jean-Paul Métailié, qui y voit une véritable « rupture historique » dans l’évaluation de la pratique, « un essai d’en modifier à la fois les schémas sociaux et techniques ». Couplé à une sensibilisation locale auprès des habitants, ces réunions pourraient offrir un avenir plus serein et démocratisé à l’écobuage.

– L. Aendekerk


Image d’entête : écobuage @Lairich Rig/WikicommonsEdit this at Structured Data on Commons

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