Accueil Articles

    Enquête : la face cachée de Naturalia

    @broadcast.poulet/ Flickr

    Gaspillage alimentaire poussé à l’extrême, conditions de travail désastreuses, déforestation et violation des droits humains en Amérique Latine : tous les magasins biologiques ne sont pas aussi vertueux qu’ils aiment le prétendre. Naturalia, une chaîne de magasins biologiques rachetée par Monoprix en 2008, n’est pas en reste. Explications. 

    Naturalia / Flickr @daN ⑰ (new topographics)

    Quand on lit « magasin biologique », on pense directement à une enseigne éthique, vertueuse, respectueuse des êtres humains comme non-humains. Du moins, c’est ce que ces enseignes veulent laisser penser. Dès que l’on arrive sur le site de Naturalia, on peut lire que l’enseigne s’appuie sur quatre valeurs, à savoir l’audace, la responsabilité, la diversité et la transparence. Encore mieux, depuis juillet 2020, elle a inscrit sa « raison d’être » dans ses statuts :  « Donner la liberté de faire du bien aux hommes et à la nature ». C’est beau. On croirait presque que Naturalia est une petite entreprise à taille humaine, engagée, qui tient dur comme fer à ses valeurs sociales et écologiques. 

    Or la réalité est tout autre. Fondée en 1973, Naturalia était effectivement une entreprise responsable et engagée … jusqu’à ce qu’elle soit rachetée en 2008. L’heureux acheteur ? Monoprix, elle-même filiale du Groupe Casino. Tout de suite, il semble que les belles valeurs affichées sur le site de Naturalia sonnent faux. Mais ce n’est pas qu’un sentiment, c’est un fait. Naturalia n’est plus une enseigne alternative au système capitaliste, elle fait partie de celui-ci et contribue même à le nourrir. Entre gaspillage alimentaire indécent, conditions de travail problématiques, déforestation et violations des droits humains en Amérique du Sud, l’enseigne semble plus opaque qu’il n’y paraît. Laissant les voyants du greenwashing banalisé au rouge… Enquête sur la face cachée de Naturalia. 

    Un gaspillage alimentaire indécent  

    Suite à notre article et de nombreux posts sur le glanage, de nombreux glaneurs sont venus témoigner de leurs trouvailles à Naturalia. Parmi eux, Lucie, âgée de 29 ans. Elle a accepté de témoigner pour nous de son expérience : 

    « Tout a commencé il y a un an et demi, lorsque j’ai eu des soucis de santé qui ont engendré des soucis financiers. En fouinant sur Instagram, je suis tombée sur le compte de @le.renard.et.les.raisins, qui parlait régulièrement de glanage. Je lui ai posé pas mal de questions et un soir, je me suis lancée seule. Sans personne. J’ai saisi mon courage à deux mains et j’y suis allée. Naturalia a été, à ma grande surprise, une mine d’or pour la débutante que j’étais.  L’idée du magasin « bio et éthique », avec de belles valeurs, s’est envolée : j’ai trouvé beaucoup de galettes de soja, des pâtes et des tonnes de fruits et légumes. J’ai rencontré un groupe de personnes âgées, très méfiantes envers moi, qui glanait aussi. Aujourd’hui, ce sont mes petites mamies adorées et nous ne cessons de nous aider mutuellement, en apportant et partageant nos trouvailles à chaque fois que nous nous voyons. Je glane environ deux fois par semaine, toujours chez Naturalia et La Vie Claire. Deux magasins qui prônent de belles valeurs mais qui, derrière, jettent des tonnes de denrées alimentaires et/ ou autres. Ces magasins sont aussi de gros gaspilleurs de plastique et, en glanant chez eux, on voit qu’ils n’ont aucun scrupule quant au tri sélectif.

    Crédits photo : iletaituneveggie.com

    Je crois que je me souviendrai longtemps de ce dimanche midi, où j’ai récupéré tellement de choses à La Vie Claire que j’ai dû utiliser ma voiture pour tout transporter … En tout, il y avait : 19 L de boissons végétales (marques Lima et La Vie Claire), des chips de légumes, des granolas de la marque Tiboom, 3L d’huile d’olive, 20 barres de céréales GoNuts, 5 barres de céréales, du muesli, 500g de yannoh, 3 sachets d’infusion de sarriette, du wasabi, 3L de jus de figues, 5 kg de croquettes pour chien et de l’anti parasitaire (donnés à un SDF), 5 faux mages de Jay and Joy, du tofu fumé Taifun, du tofu aux herbes soy, 5 pots de purée de patate douce, des galettes de sarrasin, des yaourts au soja, des amandes, des protéines de soja texturées et du thé vert. J’ai économisé 300 euros de courses … en 10 minutes de glanage. J’en ai fait profiter des amis, ma famille, mes petites mamies, un SDF et moi-même. Je partage aussi souvent mes « gains » via l’application Geev, notamment tout ce qui n’est vegan que je récupère et re-donne.

    Et encore, La Vie Claire est un bon élève. Les employés ont le droit de se servir dans les stocks d’invendus, donc mes glanages sont aléatoires. En revanche, Naturalia est le vilain petit canard. Je discute très bien avec l’un des vendeurs du magasin où je vais. Il me rappelle souvent la pression qu’ils ont pour travailler. Il est vraiment adorable. Il trie les sacs pour ne pas mélanger les légumes/fruits avec le reste, il apporte toujours du pain et il m’a même déjà aidée à sortir des sacs poubelle un jour où j’étais seule et que je ne pouvais pas les sortir ! Ce jour-là, j’ai trouvé des pépites : une gourde qwetch édition limitée (avec la Surfrider foundation), du déboucheur, du lave-vaisselle, des huiles essentielles, 2kgs de carottes, des yaourts au soja, du seitan fumé, des fruits et des légumes, du riz complet. Il m’a donc aidé à sortir les sacs et nous avons discuté : il m’a appris que des employés de Naturalia avaient été licenciés pour vol car ils avaient récupéré des invendus aux DLC dépassées. Ils n’ont donc pas le droit de se servir. Les employés sont épiés dans les magasins et subissent une pression énorme de la hiérarchie pour booster les ventes. Si vous faites du glanage, observez les employés chez Naturalia … vous verrez que ce ne sont jamais les mêmes. Il y a un énorme turn-over car la pression de travail est intenable : des horaires de travail horribles, de grosses charges à porter tous les jours pour les livraisons et un stress omniprésent. Prôner de belles valeurs c’est bien, ne pas gaspiller et bien traiter ses employés c’est mieux. Du coup, j’ai fait un deal avec ce vendeur. S’il repère des choses quand il sort la poubelle le soir, il me le dit, je les récupère et je les garde pour lui. Quand il a terminé son service, je le retrouve plus loin que le magasin (toujours la peur de se faire prendre et licencier par sa hiérarchie pour vol) pour lui donner. Et mes petites mamies font pareil, tout aussi outrées que moi par leur rythme de travail. 

    Je considère le glanage comme un mode de vie. Il me permet de faire de nombreuses économies car, en un an et demi, je n’ai quasiment pas acheté de denrées alimentaires. J’achète uniquement des produits d’hygiène (papier toilette, savon, shampooing) dans les enseignes indépendantes, aux petits producteurs (savon doujo, les petits colibris, petite cueillette, Louarnes) qui se battent pour survivre et qui, comme moi, boycottent les supermarchés. Je fais aussi des achats sur La Fourche bio, un magasin en ligne de produits bios et qui est français, contrairement à Kazidomi. J’utilise aussi Geev, que j’affectionne beaucoup. Je vis de l’essentiel. Je suis minimaliste, autant dans mon alimentation que dans mon quotidien. Pour moi, le glanage est un mode de vie : l’avenir de la lutte contre le gaspillage alimentaire, un mode de vie basé sur l’entraide, l’écologie, le partage, la vulgarisation et pour que notre planète puisse souffler un peu. »

    Des conditions de travail remises en cause

    Suite à ce témoignage, nous avons cherché à entrer en contact avec des employés, ou anciens employés de l’enseigne. Deux personnes ont accepté de témoigner anonymement.

    @Rémi Salmon/ Flickr

    Marine, récemment licenciée de Naturalia pour « vol », nous explique :

    « Depuis que Naturalia a été rachetée par Monoprix, c’est devenu un désastre. Sur le papier, c’est une enseigne avec de belles valeurs écolos et sociales. Dans les faits, c’est l’enfer. Je ne sais même pas par où commencer … Les conditions de travail, tiens. À commencer par les horaires : six jours sur 7, je faisais du 10h-21h. Et les conditions ne sont pas plus folichonnes. Il faut être debout derrière une caisse toute la journée, tu te fais défoncer dès que tu montres un signe de faiblesse et les heures sup ne sont pas payées. T’es constamment en sous-effectif donc la charge de travail est énorme, et la pression qui va avec aussi. Et j’ai oublié : si tu souris ou que tu demandes à t’asseoir cinq secondes, c’est fini pour toi, ils t’espionnent avec la caméra ! Sans parler de l’hygiène du magasin, qui laisse franchement à désirer par moment.

    Et le gaspillage alimentaire … c’est une aberration ! Chaque jour, j’étais contrainte de jeter des kilos de fruits, de légumes et de pain en très bon état. La règle c’était, pour citer ma supérieure : « tout ce qui n’est pas acheté, c’est à jeter ». Mentalement, c’est très dur parce-que déjà tu travailles dans des conditions de merde mais en plus, tu sais que tu fais de la merde mais tu es obligé d’obéir. Plusieurs fois, je lui ai demandé si on ne pouvait pas donner ces denrées à des associations ou, au moins, se servir dedans. Ça aurait été la moindre des choses, vu les conditions et horaires de travail dans lesquelles on travaillait. Elle a toujours refusé, sans jamais m’expliquer pourquoi, jusqu’au jour où elle m’a carrément traité de « voleuse ». Ah, je m’en souviendrais de celle-là.  Quoique, ce n’est pas le pire qui m’est arrivé. Le pire, c’est le jour où elle m’a surprise à récupérer les denrées jetées dans les poubelles du magasin : j’ai été licenciée du jour au lendemain pour « vol ».

    Quant à Julia, encore en poste dans l’enseigne, elle nous fait part de son désarroi :

    « Quand je suis arrivée à Naturalia, j’étais contente à l’idée de faire un travail en alignement avec mes valeurs : les causes sociales et l’écologie. J’ai très vite déchanté. Les conditions de travail sont affreuses. Hier encore, j’ai eu dix minutes de retard à cause des bouchons et mon responsable a décidé de déduire ça de mon salaire. Ça date d’il y a plus longtemps mais, aussi, quand j’ai eu le Covid-19, il m’a demandé de revenir au plus vite, alors que j’étais encore très fatiguée, en me menaçant de me licencier si je n’acceptais pas. Je suis rabaissée constamment. Il n’y a aucune évolution possible, à moins de faire du lèche bottes aux supérieurs. Et, tout ce qu’on jette, ça me dégoûte. Chaque produit périmé ou abîmé doit être jeté, même le pain reçu le matin même ! Et si tu oses grignoter quelque chose destiné à être jeté, tu te fais engueuler et t’as une sanction qui peut aller de la déduction sur ton salaire au licenciement. Bref, c’est de l’esclavagisme moderne doublé d’une aberration sur le plan écologique. Je suis fauchée, je n’ai pas le choix que de travailler dans ce magasin. Mais, dès que j’ai une autre opportunité je me casse. Le pire ? C’est que ça ne changera absolument rien pour eux, le turn-over c’est une institution là-bas. »

    Entre déforestation et violations des droits humains en Amérique Latine 

    Et, comme si cela ne suffisait pas, Naturalia France est une filiale de Monoprix depuis 2008, elle-même filiale du Groupe Casino. Or le Groupe Casino a été assigné en justice devant le tribunal judiciaire de Saint-Etienne le 3 mars 2021, par des représentants des peuples autochtones d’Amazonie brésilienne et colombienne ainsi que des organisations non gouvernementales (ONG) françaises et américaines. En cause ? Ses ventes de produits à base de viande bovine, liée à la déforestation et à l’accaparement de terres des peuples autochtones en Amérique du Sud.

    Fany Kuiru Castro du peuple Uitoto de Colombie, directrice et coordinatrice des femmes et de la famille à l’OPIAC explique :

     « L’élevage de bétail, les monocultures et les autres industries extractives mettent nos vies en danger et exterminent les peuples autochtones. C’est pourquoi notre organisation soutient pleinement cette action en justice, mettant en cause le manquement aux exigences sur la chaîne d’approvisionnement en viande, qui provient de l’élevage de bétail ».

    C’est la première fois qu’une chaîne d’hypermarchés est assignée en justice pour des faits de déforestation et de violation de droits humains dans sa chaîne d’approvisionnement, sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance adoptée en France en mars 2017. Les organisations autochtones demandent à être dédommagées en raison des dommages causés à leurs terres ancestrales et de l’impact sur leurs moyens de subsistance. Cécilia Rinaudo, coordinatrice générale de Notre Affaire à Tous souligne que « cette affaire est un exemple tragique de l’interdépendance entre l’environnement et les droits humains, tous deux protégés par la loi sur le devoir de vigilance. Casino identifie le travail forcé comme un risque associé dans sa chaîne d’approvisionnement, sans prendre aucune mesure pour y mettre fin. De plus, l’entreprise n’a pas identifié l’accaparement de terres comme une menace pour les droits de l’homme, malgré de nombreux rapports sur cette question bien connue. Casino ne peut pas rester passif et doit adopter des mesures concrètes pour prévenir ces risques majeurs ».

    Pour plus d’informations, nous vous conseillons de consulter la page dédiée à cette affaire sur le site de Notre Affaire à Tous.

    Gaspillage alimentaire indécent, conditions de travail douteuses, déforestation et violations des droits humains à l’autre bout du monde … l’enseigne Naturalia n’est pas si éthique que ce qu’elle laisse à croire. Or, ce constat peut s’élargir à toutes les chaînes de magasins biologiques et de boulangeries, nous en parlions déjà dans cet article. Alors, comment faire pour trouver un magasin qui soit réellement éthique ? Des différents témoignages et retours d’expérience que nous avons reçu, il semble que les AMAP, Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, nées de rencontres transparentes et directes entre petits producteurs et consommateurs, seraient une issue viable, favorisant le lien et la rencontre sans intermédiaires. Certaines boutiques bio et en vrac indépendantes peuvent être également une solution, mais c’est en tissant des relations avec ces commerces qu’on ne saura que mieux s’y fier ou non. Ces alternatives demanderont sans aucun doute de faire ses courses de manière décentralisée, un désapprentissage à envisager de la facilité à laquelle nous ont trop habitués les chaînes, au détriment de dimensions cruciales. 

    – Enquête menée par C.B.L.

    - Information -
    Donation