C’est désormais une tradition, chaque grand évènement, catastrophe ou attentat est entouré d’un voile obscure de rumeurs ou de fake-news que tout le monde dénonce en cœur. Fin de l’histoire ? Pas vraiment. La manière même dont les fakes sont traités place les spectateurs dans des positions extrêmes : deux blocs antagonistes se cristallisent et la nuance, plus proche de la vérité, disparait. Pourtant, la réalité est plus souvent faite de nuances de gris qu’on aimerait nous le faire croire. Le cas de Saint-Martin est particulièrement symbolique. Édito.
Mais que s’est-il passé au juste mercredi dernier à Saint Martin ? L’ouragan Irma a donc frappé de plein fouet les Antilles françaises avec une violence rare. D’après le communiqué des autorités (officielles donc), 95% de Saint-Martin aurait été endommagé si pas détruit. Aux Pays-Bas, on mâche encore moins ses mots. Les journaux parlent d’apocalypse, de destruction totale, de chaos… Sur place, la plupart des communications sont déconnectées, l’eau courante et l’électricité sont coupées pratiquement partout sur l’île. La panique guète. Des pillages ont lieu. Tout ceci sera confirmé plusieurs jours plus tard par les médias. Tout le monde est d’accord sur ce point, dans les 5 premiers jours qui suivent le drame, la situation est critique pour une grande partie de la population.
Dès les premières heures après l’incident, plusieurs habitants de Saint-Martin vont profiter des rares lieux ayant une connexion internet pour poster divers messages d’alerte sur les réseaux sociaux. Par écrit, les appels à l’aide se comptent par centaines, mais aussi une série de messages de colère face à des secours qui se font attendre. Dans les zones moins touchées, les messages se veulent plus rassurants. Souvent rédigés sous le coup du choc et de la fatigue, les messages varient en qualité. Aurélien Haka Lien, habitant de Grand-Case à Saint Martin, décide de publier sur Facebook une copie d’environ 50 de ces messages de manière brute, sans filtre. Les messages décrivent une situation critique et l’absence d’aide. Quelques heures plus tard, le compte d’Aurélien Haka est fermé, les messages, par conséquent, supprimés. Ceci alimente la rumeur sur la situation à Saint Martin. Rapidement, certains crient au fake. Sur place, la situation ne serait pas aussi grave que les témoins le laissent penser.
Quand crier au fake devient un automatisme
Un premier constat. Les médias mainstreams perdent le contrôle sur l’information habituellement passée au filtre d’un journaliste. En dépit du chaos, les réseaux sociaux servent de relais direct entre témoins sur place et le continent. Au même moment, des vidéos tournées par des locaux font également le tour des réseaux sociaux. Elles choquent. Interpellent. Inquiètent. Mais voilà, les auteurs de certaines de ces vidéos vont, par mégarde, manquer de précision et donner des informations incorrectes ou exagérées. Parmi le flot de demande d’aide, dont la sincérité n’est pas à mettre en doute, on trouve donc des informations effectivement erronées.
Une fois encore, il faut remettre ces communications dans leur contexte apocalyptique. Un terreau sujet à interprétation et à exagération. Mais le mal est fait. Les vidéos deviennent virales et, sans pour autant être des fakes (le caractère bien réel du contexte et de la prise d’enregistrement n’est pas mis en doute) elles alimentent diverses rumeurs. Par exemple, les témoins vont avoir tendance à donner des chiffres exagérés en matière de personnes décédées ou bien répéter quelques rumeurs entendues. Par ailleurs, le manque d’aide logistique dans les premiers jours après le drame semble pousser les habitants à amplifier leur message à la fois sous l’effet de la panique mais aussi dans le but d’être entendus, partagés et, in fine, secourus.
https://www.instagram.com/p/BY-Ui2zhABm/
En catégorisant l’ensemble de ces témoignages sous l’étiquette « fake » avec trop peu de nuance, on observe que les problématiques de fond, à savoir le retard de l’aide, les appels au secours et le drame bien réel vécu par les victimes (dont certaines sont en larmes à l’écran) vont être évacués du débat publique. Le manque de préparatif du gouvernement face à une catastrophe annoncée depuis plusieurs jours, dénoncé dans ces témoignages, est également relégué au rang de fake politisé. Car en dépit de l’imprécision des témoins, fruit de la confusion dans un contexte de destruction, nombre données étaient vitales pour cerner la situation sur place. Crier au « fake » a entrainé indirectement la mise en sourdine de l’ensemble des discours des victimes. Une forme de mépris envers des personnes qui vivaient, à cet instant, une situation véritablement difficile.
Mainstreams VS Réseau Sociaux = une guerre de crédibilité
Le discours sans filtre et imprécis des victimes (chaos, guerre civile, milliers de morts,…) va donc générer une réaction inverse radicale. Unanimement, de grands médias vont pointer du doigts ces témoignages sans nécessairement rappeler la nuance entre une fake-news (un faux monté de toute pièce afin de manipuler), une rumeur (information confuse et approximative), ou une simple erreur de témoignage (lié au stress de la situation d’urgence). De plus, l’île n’a pas été frappée de la même manière sur ses 87 km² et des régions sont plus isolées que d’autres. Dès lors, dans les zones moins touchées, certains habitants vont également apporter des témoignages bien plus modérés.
On réalise vite que chacun vit une réalité différente sur place avec un degré de danger propre à chaque situation. Par manichéisme ordinaire, nombre de spectateurs vont ainsi basculer d’une position de pitié par rapport aux victimes à une position de colère, de désintérêt voire de jugement. Durant un instant, plus personne ne sait ce qui est vrai ou faux. Les visions extrêmes se cristallisent et la vision nuancée de la réalité disparait. Le lecteur est placé devant un choix cornélien : la vérité absolue des médias officiels VS les fakes des réseaux sociaux. Pendant ce temps, dans le monde réel, une part importante des victimes attendent toujours de l’aide plusieurs jours après et les effectifs des forces de l’ordre sur place ne suffisent visiblement pas.
Les éditorialistes, eux, en profitent pour multiplier les articles sur le danger des fakes-news (souvent confondues avec la rumeur) rappelant en toile de fond que la rédemption se trouve dans leurs lignes. Et dans un sens, ceux-ci ont l’opportunité idéale pour le faire. Entre les lignes, on comprend que les journalistes tentent plus que jamais de légitimer leur rôle. Alors que la défiance populaire contre les médias traditionnels grandit, le contexte semble parfait pour frapper de plein fouet la crédibilité des réseaux sociaux et de l’information décentralisée et non-filtrée en général. Les témoignages sont ainsi pulvérisés un peu hâtivement.
Il faudra finalement attendre le 13 septembre, soit une semaine après le passage de l’ouragan, pour que le Président Emmanuel Macron promette, face caméras, la mise en place d’un mécanisme d’aide financière « d’urgence » pour les sinistrés, le tout dans une mise à scène médiatique romanesque qui peine à convaincre. Celui-ci affirme qu’il n’était pas possible d’anticiper la catastrophe, donc l’aide logistique, en dépit de l’actualité depuis plusieurs semaines et du tracé précis connu des météorologistes. Le premier Ministre Edouard Philippe s’est même estimé « extrêmement fier de la réaction des services de l’Etat ». La critique du gouvernement est évacuée aussi vite que les témoignages.
https://www.instagram.com/p/BY9ZVsLg3Kv/
Le cas symbolique des MacronLeaks
En Mai dernier, en pleine campagne présidentielle, le contenu des boîtes e-mails de six responsables d’En Marche! va être divulgué. 15 Go de données. Des dizaines de milliers de mails. Cette fuite sera nommée «Macron Leaks». À peine quelques heures plus tard, la presse hurle au fake de manière unanime ainsi qu’à l’acte malfaisant de hackers présumés Russes. « Les reproches faits à Macron sont des fake news » déclare, par exemple, Slate, le 9 mai 2017. « L’élection menacée par une cyberattaque russe ? » titre LePoint. Très vite, l’opinion se cristallise à nouveau : la vérité contre les fakes. Toute personne voulant se pencher sur cette fuite, comme on le ferait avec l’évasion fiscale, s’est vue reléguée à un dangereux « conspirationniste trumpiste pro-FN » pour reprendre les mots de Slate. La presse parle unanimement de vaste opération de déstabilisation politique. Circulez, il n’y a rien à voir.
Sauf qu’une nouvelle fois, la réalité était beaucoup plus nuancée que cette posture binaire. Les fakes qui circulaient après la suite des e-mails d’En Marche! étaient externes aux «Macron Leaks». C’est à dire qu’ils circulaient sur le réseau en dehors du leak. D’origine indéterminée, ces fakes souvent grossiers, en prétendant s’attaquer à la probité de Macron, ont en réalité camouflé la fuite elle même. Il faudra finalement attendre trois mois, une fois le président élu, pour que de rares journalistes daignent se pencher sérieusement sur les Macron Leaks. Entre temps, plusieurs milliers de documents du Macron Leaks se voient authentifiés. Et ce qu’il est possible d’en tirer comme enseignement, en matière de fonctionnement du processus électoral, donc de la démocratie, est infiniment pertinent pour les citoyens. L’appel au fake semble avoir été utilisé comme un prétexte pour détourner les regards de documents importants pour comprendre le processus démocratique moderne (notamment dans la compréhension des enjeux financiers qui entourent les élections, des techniques de fichages des électeurs, l’intervention de sociétés privées lourdement rémunérées, etc… Relire « MacronLeaks#2 : dans les coulisses du ciblage politique« ). Par ailleurs, le lien entre la Russie et la publication n’a pas pu être confirmé par l’ANSSI, l’agence Nationale de sécurité des systèmes d’information, qui estime que « le premier venu » aurait pu en être à l’origine. Ceci aurait pu être qualifié de rumeur ou de fake également, mais ne l’a jamais été. Mais il est déjà trop tard. Le gros de l’opinion publique retiendra que «Macron Leaks» = fake.
La vérité est une nuance de gris
Notre rédaction l’observe depuis plusieurs années, avec le développement des fakes, bien réels, se propage également une réaction politisée qui consiste à utiliser la réalité des fausses informations pour relativiser une problématique adjacente dans une posture politique. Tel le point Godwin de la vérité, crier au fake peut autant servir à camoufler une réalité politique que le fake lui même. Au final, les uns comme les autres éloignent le lecteur de « la vérité vraie » factuelle. Pire, ce sentiment qu’il est de plus en plus difficile de percevoir une réalité pousse de plus en plus de lecteurs à se réfugier vers les extrêmes et la désinformation volontaire.
Dans le cas de Saint-Martin, les quelques exagérations de certains témoins vont avoir l’effet de liquider le fond de leurs témoignages et les critiques éventuelles émises contre le gouvernement et sa capacité à gérer la situation de crise. S’il est normal que l’État tente d’éviter les polémiques qui puissent affaiblir le gouvernement à l’heure où d’importants mouvements sociaux se préparent, est-il saint en démocratie d’éluder la critique du pouvoir ? On sait aujourd’hui que les Pays-Bas ont envoyé une centaine de militaires avant l’ouragan et que des bateaux étaient stationnés en mer afin d’approvisionner l’île en eau et nourriture rapidement. Côté français, s’il est vrai que les secours sur place ont fait leur possible, la logistique n’était pas à la même hauteur. « On est restés quatre, cinq jours sans aide, à se défendre tout seuls contre des gens armés. » explique Fabrice, propriétaire d’un restaurant vivant à Saint-Martin depuis quinze ans (témoignage reçu et validé par l’AFP). Des responsables politiques français réclament aujourd’hui une commission d’enquête parlementaire sur la gestion de l’ouragan Irma.
https://www.instagram.com/p/BY8uGsGAtx9/
Il est aujourd’hui évident que les témoignages les plus dramatiques proviennent d’individus ayant été personnellement les plus fortement touchés par le désastre. Il est une vérité de dire que certaines données de ces témoignages étaient exagérées et inexactes. Il est une vérité de dire que certaines personnes ont tout perdu en quelques heures ce jour là. Il est une vérité de dire que la vision de la chose était véritablement apocalyptique pour nombre de résidents. Il est une vérité de dire que la situation en certains lieux de l’île était stable et sous contrôle. Il est une vérité de dire que le black-out et la situation chaotique vont générer des pillages et des affrontements entre certains habitants et pilleurs. Il est une vérité de dire que l’organisation logistique n’était probablement pas à la hauteur d’un drame prévisible et qu’il faudra plusieurs jours pour certains habitants avant de recevoir de l’aide. Il est tout aussi vrai de dire que les secours présents ont fait et font un travail remarquable pour venir en aide à la population.
En dépit de l’approximation de certains témoignages, nous ne pouvons cautionner la censure de la parole des sinistrés. Il convient cependant à chacun d’appréhender la manière dont ces témoignages sont entendus, diffusés et interprétés. Car, entre les rumeurs et la communication officielle du gouvernement, la nuance peut rapidement disparaître.
Édit du 19 septembre
Les « décodeurs » du journal LeMonde publient un article ce 18 septembre qui valide précisément notre thèse. Ceux-ci émettent des doutes, avec raison, sur les paroles d’une personne en particulier qui aurait utilisé la viralité de sa vidéo pour générer une cagnotte de don à l’origine douteuse. S’il est effectivement important de le dénoncer, les décodeurs vont faire l’erreur d’assimiler une fois encore un cas particulier à l’ensemble des témoignages. Un sophisme grossier difficilement acceptable pour ceux qui veulent en venir aux faits. Le titre est explicite « le but de CES vidéos diffusées sur Facebook ». Une vidéo ? Toutes les vidéos ? Pourtant, l’article ne parle que d’une seule et unique vidéo… Le lecteur est trompé et plongé volontairement dans la confusion au prétexte de l’informer. Tout noir ou tout blanc, la nuance de gris s’évade au profit d’une vision unique et d’un argument d’autorité « Si c’est le cas d’une vidéo, ça doit être le cas de tous les témoignages ». Fin du débat. Quel débat ?
Sources : courrierinternational.com / francetvinfo.fr / lemonde.fr / lemonde.fr / lci.fr / courrierinternational.com
Article gratuit, rédigé de manière 100% indépendante, sans subvention ni partenaires privés. Soutenez-nous aujourd’hui par un petit café.