Solution miracle ou façon de sauver les meubles ? Alors que le réchauffement climatique engendre des catastrophes incontrôlables sur les écosystèmes, et notamment dans les milieux marins, le gouvernement australien finance un projet fou dont les premiers tests ont eu lieu l’année dernière : une géo-ingénierie capable « d’éclaircir » les nuages pour limiter le rayonnement solaire et la destruction de la Grande Barrière de Corail. En d’autres termes : modifier le climat local de manière artificielle. Un projet qui ne fait pas l’unanimité parmi les organisations environnementales et les gouvernements étrangers, qui doutent des réelles motivations du gouvernement australien et des ressources nécessaires à la mise en œuvre d’un tel projet.

Mars 2020 : un ferry part de Townsville, Australie. À son bord, non pas les voitures habituelles, mais un laboratoire scientifique mobile et une énorme buse d’aérage, une sorte de tuyère qui permet l’évacuation de fluides ou de gaz. L’équipe de chercheurs jette l’ancre dans un lagon de corail à une centaine de kilomètres au large, puis lancent la turbine, qui souffle un brouillard d’eau de mer à l’arrière du bateau. Résultat de l’expérience : après avoir brièvement dérivé le long de la surface de l’océan, la brume artificielle monte dans le ciel. Le but derrière tout ça : « éclaircir » les nuages de basse altitude pour renvoyer les rayons du soleil et diminuer la température au sol et des océans, afin de préserver la survie de la Grande Barrière de Corail.

Une « machine à nuages » ?

Le projet est mené par Daniel Harrison, océanographe et ingénieur à la Southern Cross University à Coffs Harbour, en Australie. Le projet s’inscrit dans la lignée de nombreux autres développés par les scientifiques du monde entier à la demande des gouvernements : trouver, peut-être, des solutions de « secours », des moyens de limiter la casse générale du réchauffement climatique, qui à n’en pas douter, fait mal.

Ces recherches ont été motivées par la crainte que les hommes ne soient un jour contraints de délibérément manipuler [modifier] les systèmes climatiques et météorologiques de la Terre pour atténuer les impacts les plus graves du réchauffement climatique.

Concrètement, l’opération dont on parle consiste à propulser des embruns marins à l’aide d’une turbine. Les particules de sel propulsés dans le « brouillard » restent alors dans l’atmosphère, condensent l’humidité et forment des gouttelettes très réfléchissantes. Ces nuages « blancs » artificiels permettent, en théorie, de dissiper plus d’énergie solaire et de réduire la température de surface de l’océan, au bénéfice des coraux et des écosystèmes qui y habitent.

Dans le cadre de son « Programme de restauration et d’adaptation de la barrière de corail » (« RRAP : Reef restoration and adaptation program »), le gouvernement australien a mobilisé en 2020, 150 millions de dollars australiens – environ 93 millions d’euros – pour le développement de plusieurs technologies permettant de sauver la barrière de corail, dont celle de l’éclaircissement des nuages.

Selon Harrison, le programme a consulté les autorités réglementaires, ainsi que le grand public et les populations autochtones, qui luttent historiquement pour la protection des récifs coralliens. Il déclare essayer d’éviter de se laisser entraîner dans un débat sur la géo-ingénierie solaire, arguant que le projet s’apparente davantage à des « opérations d’ensemencement des nuages ​​conçues pour favoriser la pluie et qui ne sont pas considérées comme de la géo-ingénierie ». L’un des prochains efforts de modélisation du programme, cependant, « sera d’explorer toutes les implications régionales et mondiales potentielles ».

De quoi parle-t-on ? Harrison souligne que le projet d’éclaircissement des nuages ​​concerne « l’adaptation locale » au changement climatique, et non la géo-ingénierie mondiale, car son application serait limitée à la fois dans l’espace et dans le temps. Il ne s’agirait que d’une partie d’un projet plus important de 300 millions de dollars australiens – environ 188 millions d’euros – de restauration et d’adaptation des récifs (RRAP) lancé l’année dernière par l’Australie pour étudier et développer des techniques et des technologies pour sauver les récifs du pays.

Le Dr Harrison en préparation pour le premier test de blanchissement des nuages en 2020. Photo : Southern Cross University, RRAP.

Solution envisageable ou nouvelles œillères technologiques ?

La Grande Barrière de Corail australienne est le plus grand système corallien et la plus grande structure vivante de la planète. Inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco, elle est l’une des sept merveilles naturelles du monde. Elle s’étend sur 344 400 km², une superficie immense qui la rend visible depuis l’espace, et se compose de 3 000 systèmes différents de récifs, 600 îles tropicales et quelque 300 bancs de corail. Ce dédale d’habitats complexes abrite une incroyable variété de plantes et d’animaux aquatiques, de la vénérable tortue de mer aux poissons de récif en passant par les 134 espèces de requins et de raies et la multitude d’algues marines. (source : WWF)

En 2017, une vague de chaleur marine a provoqué un blanchissement massif et la mort des coraux sur une grande partie de la Grande Barrière de Corail. Cette crise a frappé juste un an après un autre événement de blanchissement le long du récif, qui abrite donc de très nombreux écosystèmes, mais aussi environ 64 000 emplois dans des industries telles que le tourisme et la pêche. Les recherches suggèrent que le récif a perdu plus de la moitié de ses coraux entre 1995 et 2017, en raison du réchauffement des eaux, de l’acidité des océans et de la surpêche.

« C’était absolument horrible », a déclaré David Wachenfeld, scientifique en chef à la Great Barrier Reef Marine Park Authority, qui gère le récif. « Le message clair de ces événements était que l’approche traditionnelle de la gestion des coraux et des récifs coralliens ne suffirait pas », ajoute-t-il.

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« Notre main a été forcée. »

Lors des études pour sauvegarder la Grande Barrière de Corail du réchauffement climatique, de nombreuses propositions ont été portées aux oreilles des gouvernants. Parmi elles, celle de l’éclaircissement des nuages de basse altitude, mais aussi l’élevage de coraux tolérants à la chaleur. Mais toutes ces solutions sont bien des interventions humaines sans précédent dans le système récifal naturel. Par ailleurs, nous vous parlions du danger des Espèces Exotiques Envahissantes dans les écosystèmes : pour chaque espèce (animale et végétale) introduite dans un milieu donné par l’homme, l’espèce en question prend la place d’une espèce locale. Il n’y a pas de niche écologique vacante, et la biodiversité ne peut pas gérer les déplacements artificiels d’espèces sans perte.

Le blanchissement du corail est une catastrophe pour tous les écosystèmes. (photo : Thomas Owen, unsplash)

Des scissions entre scientifiques, gouvernements et ONG environnementales

Daniel Harrisson a déclaré que le projet d’éclaircissement des nuages peinait à trouver des financements. En effet, certains groupes environnementaux soutiennent que cette géo-ingénierie comporte des risques écologiques inévitables et nuit aux efforts visant à limiter les gaz à effet de serre. Et il est vrai qu’on peut se demander quels sont les entiers motifs du gouvernement australien au financement de ces recherches, alors que sous la direction du Premier ministre conservateur Scott Morrison, le gouvernement n’a pas encore renforcé son engagement climatique dans le cadre des accords de Paris de 2015. Le Premier ministre a même « personnellement exclu de s’engager à zéro émission nette. »

Faire pression pour une solution technologique au réchauffement climatique sans pour autant agir pour réduire de manière significative les gaz à effet de serre est une « pure folie », déclare Peter Frumhoff, climatologue en chef de l’Union of Concerned Scientists, dans le Massachusetts.

En outre, malgré l’inquiétude croissante du comité du patrimoine mondial de l’Unesco, le gouvernement australien accélère ses plans pour développer des méga-ports de charbon. Selon la WWF dans son dossier « Grande Barrière de Corail, espèce prioritaire », « les accidents et échouements sont susceptibles d’endommager les coraux et de polluer les eaux. Plus de trafic maritime signifie également davantage de risques de collision avec les baleines qui migrent à travers cette zone. »

Enfin certains scientifiques, ainsi que des défenseurs de l’environnement qui suivent les recherches en géo-ingénierie, ont déclaré au média Nature qu’ils étaient surpris de voir l’expérience avancer sans plus d’examen minutieux – ou sans recherche publiée pour justifier un tel investissement. Ils craignent de plus que l’Australie ne crée le mauvais type de précédent en rebaptisant une expérience de géo-ingénierie solaire qui pourrait avoir des impacts régionaux météorologiques en tant que « projet d’adaptation local ». L’un des principaux risques avancés réside dans la possibilité que l’éclaircissement de ces nuages bouleverse les modèles de précipitations aux alentours, provoquant des effets qu’on ne peut encore totalement mesurer sur les écosystèmes et les cultures. De là pourrait s’en suivre un effet boule de neige dystopique : devoir altérer les phénomènes météorologiques ici pour atténuer les effets provoqués par des altérations météorologiques ailleurs, et ainsi de suite.

« On pourrait dire qu’il aurait dû y avoir un certain niveau de consultation avec le monde extérieur », déclare Janos Pasztor, qui dirige la Carnegie Climate Governance Initiative, un groupe de défense de la ville de New York qui a fait pression pour un débat mondial sur la gouvernance de la géo-ingénierie dans les Nations Unies.

Mais d’autres se réjouissent au contraire de ces avancées technologiques. Parmi eux d’autres scientifiques américains, qui « sont heureux de voir l’éclaircissement des nuages marins passer de la théorie au terrain ». Ces derniers travaillent en effet sur un projet similaire qui a du mal à entrer sur le terrain depuis près d’une décennie, faute de financement. « C’est un premier exemple de la façon dont les perturbations climatiques peuvent susciter l’intérêt pour ces choses », explique Sarah Doherty, physicienne de l’atmosphère qui gère le projet Marine Cloud Brightening à l’Université de Washington, Seattle. Les membres de l’équipe ont d’ailleurs fourni la conception initiale du projet et ont suivi les progrès du groupe australien.

Au cœur de l’urgence climatique, les Chantiers de l’Atlantique de Saint-Nazaire pour la Royal Caribbean mettent à l’eau le 20 août dernier, au bout de trois ans de travaux et plus d’un milliard d’euros de dépense, le Wonder of the Seas, le plus gros paquebot de croisière au monde. Une urgence planétaire qui visiblement ne concerne pas les compagnies croisières. (image : common domain)

Conclusion

Aucune quantité de science et d’ingénierie ne préservera le récif sous sa forme actuelle.

« Même si nous faisons tout cela, le système avec lequel vous vous retrouverez ne sera pas la Grande Barrière de Corail que nous connaissons aujourd’hui », déclare Cédric Robillot, directeur exécutif de la RRAP. « Vous pourriez, cependant, conserver un écosystème très fonctionnel. »

Si certains estiment qu’un mal pour un bien n’est pas assez, c’est suffisant pour Harrison et ses recherches. Son équipe se prépare déjà pour un voyage sur le terrain en 2022. Les scientifiques prévoient de faire fonctionner la machine à brouillard à une pression plus élevée, ce qui devrait multiplier par six le nombre de particules envoyées dans le ciel pour en étudier les effets.

Bien qu’il soit plus confiant aujourd’hui qu’il ne l’était il y a un an sur la possibilité d’éclaircir les nuages au-dessus de la Grande Barrière de Corail, le scientifique est néanmoins réaliste quant à l’avenir si les gouvernements ne parviennent pas (ou ne font tout simplement rien dans ce sens) à limiter les émissions de carbone. « Il n’y a qu’un nombre limité de nuages ​​[de basse altitude] disponibles, et vous ne pouvez pas tous les éclaircir » dit-il. C’est une solution de courte durée, un subterfuge. Les particules salines ne demeurant que quelques jours dans l’atmosphère, il est clair que les coraux ont besoin d’un changement radical des politiques afin de limiter le réchauffement climatique, qui « submerge tout » .

Dans tous les cas, l’humanité semble plus que jamais acculée par la pollution, contrainte à des solutions technologiques toujours plus extrêmes. La géo-ingénierie gagne malheureusement du terrain dans les esprits sur fond de croyance dans l’idée que la technologie nous sauvera tôt ou tard des effets de l’activité humaine. Une fuite en avant qui, si elle ne se retourne pas contre nous, expose notre incapacité à faire face aux causes systémiques de la pollution globale. Nous préférons soigner des symptômes à grands renforts de technologies elles aussi polluantes plutôt que de changer de système.

– Moro


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