Luth, vertes ou olivâtres, ces grandes migratrices viennent pondre tous les 2 à 3 ans sur les plages de Guyane. Alors très vulnérables, les tortues rencontrent un certain nombre de dangers mortels, en mer comme sur terre. Braconnage, piégeage dans les filets de pêche, prédation canine,  dérèglement climatique… des associations locales agissent pour protéger ces animaux indispensable aux écosystèmes marins.

Parmi les 7 espèces de tortues marines présentes dans le monde, ­5 viennent pondre sur les plages de Guyane : La tortue luth, la verte, l’olivâtre, l’imbriquée et la caouanne. Les deux dernières ne viennent sur le territoire qu’exceptionnellement. Toutes les espèces sont menacées, à différents niveaux, et, selon le classement de l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature), les trois espèces régulièrement guyanaises sont classées « vulnérables »  au niveau mondial, soit en danger élevé d’extinction à l’état sauvage.

Les tortues Luth, Olivâtres et Vertes pondent sur les plages de Guyane. Toutes sont en danger

Les tortues, essentielles à l’écosystème marin

Entre avril et août, les tortues se hissent régulièrement (tous les 2 à 3 ans) sur les plages de Guyane pour pondre une centaine d’œufs dans un nid confectionné dans le sable. Les zones privilégiées se trouvent à l’Est du territoire, sur les plages de Cayenne et Rémire-Montjoly, et à l’Ouest, sur la plage d’Awala-Yalimapo.

Principaux lieux de ponte des tortues luth, vertes (majoritairement à l’Ouest) et olivâtres (majoritairement à l’Est)

Elles reviendront entre 3 à 7 fois par saison.  Enfouis sous 50 à 70 cm de sable, les tortillons vont devoir, après 2 mois d’incubation en moyenne, émerger du sable et s’orienter vers la mer, horizon le plus lumineux.

En-dehors de la ponte et des émergences, la tortue passe sa vie en mer, migrant entre les zones de reproduction et d’alimentation, par laquelle elles jouent un rôle crucial dans les écosystèmes marins.

Carnivore au début de sa vie, la tortue verte devient exclusivement herbivore à l’âge adulte, se nourrissant exclusivement des herbiers marins et d’algues. Cette alimentation contribue à la santé et à l’équilibre de ces écosystèmes de laquelle nombre d’espèces dépendent (par exemple, le homard, le thon, la crevette,…).

Sans les tortues luth et imbriquées, qui s’alimentent essentiellement de méduses, la surpopulation de ces fameux cnidaires participerait à l’affaissement des « stocks » des populations de poissons par les œufs dont elles se nourrissent (mais également de microplancton, de crevettes, voire de petits poissons).


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Ce régime alimentaire permet également de libérer les coraux, laissant la possibilité à une riche diversité d’animaux d’y trouver leur place. La tortue olivâtre, qui a un régime alimentaire diversifié (mollusques, crustacés, oursins, herbes marines, algues,…) joue également un rôle de régulation des populations marines. Sans ces espèces de tortues, donc, d’autres seront affectées, à l’heure où la 6ème extinction de masse bat son plein.

La tortue herbivore contribue à la santé de herbiers marins, et donc celle des espèces qui dépendent de ces écosystèmes

Des piliers de l’écosystème, donc, qui sont, après avoir sillonné les océans pendant 150 millions d’années contre vents et extinctions (pour comparaison, Homo Sapiens ne foule le sol que depuis environ 300 000 ans) soudainement en danger de disparition. La tortue luth, géante d’une demi tonne, en est l’exemple le plus spectaculaire puisqu’en Guyane, le nombre de ponte s’est effondré de 95% en seulement 20 ans. Selon Laurent Kelle, responsable du bureau Guyane au WWF :

« SI ON ARRIVE A PROTéGER LA TORTUE LUTH, ON ARRIVE A PROTéGER éNORmeMEMENT D’éCOSYSTèMES QU’ELLE FRéQUENTE, QUI VONT DU CERCLE TROPICAL JUSQU’AU CERCLE ARCTIQUE. » 

Le nombre de pontes des tortues vertes a également décliné depuis les années 2010, passant de 5000 à 3000 occurrences, selon l’Office Français de la Biodiversité (OFB).  Dans ce contexte, un Plan National d’Action (PNA) a été mis en œuvre en 2007 pour compléter, par un élan national, le travail acharné des associations déjà à l’ouvrage sur le territoire. Se déclinant en plusieurs axes de travail, (par exemple, la sensibilisation, la collaboration transfrontalière, l’amélioration des connaissance,…), il vise à répondre aux menaces qui pèsent sur les tortues en mer et sur terre.

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En mer, la pêche illégale meurtrière

Bien que les menaces en haute mer soient nombreuses (collisions avec les bateaux, plastiques confondus avec des méduses, prédateurs naturels…), c’est en s’approchant de la côte que les grandes migratrices deviennent le plus vulnérables. Et pour cause. Les filets de pêche au large de la Guyane sont responsables de pas moins de 30% des échouages de tortues en 2023.

Si la pêche est un facteur déterminant du déclin des tortues en Guyane, sa composante la plus dévastatrice est la pêche Illégale, Non déclarée et Non réglementée (INN), sévissant actuellement en majorité à l’Ouest de la Guyane, et dont les embarcations sont le plus souvent issues du Suriname, du Guyana et du Brésil. En conséquence, le WWF et la réserve naturelle de l’Amana organisent des survols des eaux guyanaises, car, comme le précise Laurent Kelle, il est très difficile de mesurer le problème. Des constats sont donc dressés ponctuellement. Laurent Kelle, déclarait sur Radio Péyin à propos d’un survol de 2H30 : 

« LE 23 SEPTEMBRE 2022, AU COURS D’UN SURVOL QUE L’ON ORGANISE, ON BAT UN TRISTE RECORD. 29 TAPOUILLES [bateaux en bois] ENTRE KOUROU ET AWALA-YALIMAPO, AVEC UNE ACTION DE PÊCHE EN COURS(…) ET UN FILET DE 8 KM ».

Et l’évolution du phénomène n’est pas favorable à la biodiversité. En octobre 2023, par exemple, lors d’un survol d’une journée réalisé par l’IFREMER et le comité régional des pêches, 126 tapouilles avaient été repérées. De là, il est aisé de s’imaginer le problème que constituent ces actes de pêche non réglementée.

Si chaque tapouille peut jeter des filets de plusieurs kilomètres au large de la Guyane, un « mur » aux mailles très fines se forme dans l’Ouest des eaux guyanaises, qui, non content de ne laisser aucune chance aux tortues adultes qui tentent de rejoindre leurs plages de ponte, rafle également toute biodiversité qui tenterait de passer.

Tortue blessée piégée dans un filet – crédit photo : Association Nautique de Kourou

Auriane Dehlin, conservatrice de la réserve naturelle de l’Amana, déclarait également sur Radio Péyi :

« À UNE ÉPOQUE, ON RETROUVAIT CE PROBLÈME [de pêche illégale] DANS L’EST DE LA GUYANE, OU IL Y AVAIT BEAUCOUP PLUS DE TAPOUILLES BRÉSILIENNES QU’À L’HEURE ACTUELLE. IL Y A EU DES OPÉRATIONS COUP DE POING QUI ONT ÉTÉ TRES EFFICACES. MAINTENANT, ON A BESOIN QUE TOUTES CES STRUCTURES SE MOBILISENT DANS L’OUEST. »

En parallèle d’actions de surveillance et de travail à la collaboration entre pays pour tenter d’entraver la pêche illégale en Guyane, des actions sont menées en collaboration entre le WWF et le comité régional de pêche, parfois épaulés par le CNRS. Filets innovants, identification des zones où se retrouvent, entre autres, les tortues olivâtres en nombre avant la ponte (phénomène nommé « arribadas » au cours duquel plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de tortues olivâtres viennent pondre en quelques jours), plusieurs solutions ont été testées afin de protéger les reptiles emblématiques.

Plastique meurtrier, collisions, filets de pêche, avant même de mettre un pied sur la terre ferme pour pondre, les tortues sont constamment menacées par les activités humaines. Lorsqu’elles parviennent à se hisser sur le sable guyanais, c’est une nouvelle palette de dangers qui s’offrent à elles.  

Menaces et actions anthropiques sur terre

La prédation, les tortues la connaissent et ont su s’y adapter, notamment par la ponte de très nombreux œufs (il faut environ un millier d’œufs pondus pour aboutir à  la survie d’un individu adulte). À peine nés, le danger de mort qui pèse sur les tortillons est déjà omniprésent. Pour ce qui est des prédateurs naturels, oiseaux et crabes, par exemple, voient dans les émergences une proie de choix. Adultes, elles ont peu de prédateurs en mer (les requins, les orques), mais, sur terre, les menaces sont plus nombreuses.

À peine émergés, les tortillons doivent affronter les prédateurs, naturels, canins et humains.

Les tortillons fraîchement émergés doivent s’orienter vers la mer qui représente normalement le point le plus lumineux de leur horizon. Ainsi, toute lumière blanche artificielle les désoriente. Sur les plages de Guyane, cependant certains restaurants, villas, promeneurs ou encore même de l’éclairage public utilise toujours de l’éclairage blanc en période de ponte. Désorientés par la lumière artificielle, les reptiles errent sur la plage ou finissent sur la route, sont victimes de prédateurs ou bien de la chaleur. En 2023, pas moins de 2471 émergences perdues ont été sauvées par l’association Kwata. À cela, Benoît de Thoisy, directeur de l’association Kwata, déclare :

« LE NOMBRE DE DéSORIENTATIONS VARIE éNORméMEMENT D’ANNéE EN ANNéE, CELA DéPEND DU LIEU DE PONTE. »

Les  dangers terrestres ne s’arrêtent pas là, puisque les populations de tortues sont également menacées par le braconnage des œufs, un marché très lucratif puisqu’un œuf peut se négocier entre 1 et 1,50 euros (il y a une centaine d’œufs par nids). Bien que le phénomène soit devenu anecdotique à l’Est de la Guyane (Cayenne, Kourou), il reste trop important à l’Ouest (sur la plage de ponte, à savoir Awala-Yalimapo).

Cette différence dans le territoire s’explique plus par l’existence de trafics de drogue en réseau avec le Suriname voisin que par de la consommation traditionnelle, devenue très rare dans les villages du territoire occidental guyanais. En 2023, 55 nids ont été braconnés à Awala-Yalimapo, et 2 à Cayenne et Rémire-Montjoly. Benoît de Thoisy précise :

« À AWALA-YALIMAPO, DES JEUNES VIENNENT BRACONNER POUR VENDRE LES ŒUFS DE TORTUES ET ACHETER DE LA DROGUE. LES CIRCUITS DE VENTE COMMENCENT A ÊTRE ÉTUDIÉS, IL Y A DES RÉSEAUX AVEC LE SURINAME ET LA CHINE. »

Également, les tortues risquent la prédation canine. Parfois, les adultes sont attaquées, hors de leur élément et sans défense : en 2023, 3 tortues ont été tuées de cette manière à Cayenne. Le plus souvent cependant, ce sont les œufs qui sont déterrés par des chiens errants ou divaguants, eux-mêmes victimes d’une gestion locale particulièrement chaotique de ces animaux domestiques. En 2023, 224 nids ont été déterrés par des chiens à Awala-Yalimapo. Encore une fois, l’Est et l’Ouest de la Guyane ne sont pas égaux vis-à-vis de la prédation canine. Selon Benoît de Thoisy :

« LE VILLAGE D’AWALA [site de ponte de l’Ouest guyanais] EST PRINCIPALEMENT HABITé PAR DES VILLAGES AUTOCHTONES. IL N’Y A PAS VRAIMENT DE PROPRIéTAIRES DES CHIENS QUE NOUS VOYONS ERRER, ILS APPARTIENNENT SOUVENT à PLUSIEURS PERSONNES, à UNE FAMILLE, à LA COMMUNAUTE ENTIèRE. IL EST TRES COMPLIQUé DE LES EMMENER DANS CES CONDITIONS.»

Enfin,  sur les tortues plane la menace du dérèglement climatique. Dans le nid, le sexe du tortillon est déterminé par la température dans lequel il est immergé. Dans cette logique, les œufs les plus à l’extérieur (au-dessous de 30°C) donneront des tortues mâles, et ceux à l’intérieur, des femelles. Si la température d’incubation est globalement au-dessus de 29°C, il n’y aura pas de mâles. Et cela peut être plus grave. En 2023, bien que le nombre de ponte ait augmenté, le nombre d’émergences avait diminué.

« À AWALA, CELA A ÉTÉ CATASTROPHIQUE. À CAUSE D’UNE SAISON SÈCHE EXCEPTIONNELLEMENT CHAUDE, LES ŒUFS ONT CUIT DANS LE NID ». Benoît de Thoisy

Le dérèglement climatique affecte également sérieusement le trait de côte guyanais, compliquant l’accès des tortues à leurs lieux de ponte (les tortues luth, par exemple, ont besoin d’un grand espace sablonneux pour pondre). À Awala-Alimapo, 10 m de côte ont été englouties en 5 ans.

Comment agir ?

Face aux menaces qui pèsent sur les tortues sur terre, l’association Kwata, actrice historique de la protection des espaces naturels guyanais, mène nombre d’actions de front, à commencer par la protection des œufs de l’Ouest guyanais contre le braconnage et la prédation canine, par la réalisation d’un espace protégé pour les nids de tortues, une écloserie.

Et ce n’est pas tout. Pendant toute la durée de la saison de ponte, des bénévoles patrouillent sur les plages. Leur but ? Faire un suivi et comptage des tortues et tortillons, les réorienter au besoin. Sensibiliser les badauds à la connaissance et au respect des tortues, aux dangers qu’elles courent. Ce type de démarche permet aux populations littorales de s’approprier les enjeux de conservation des tortues, en connaissant mieux les reptiles ainsi que l’étendue des risques qu’ils courent.

L’association a également pris en main la sensibilisation des pouvoirs locaux. Le directeur de l’association le confie, c’est un travail de longue haleine : « J’ai mis 6 ans à faire changer deux ampoules blanches d’éclairage public qui désorientaient les tortues ». La médiation et la sensibilisation passe par le tissage de nombreuses relations, et d’une expertise reconnue par laquelle les porteurs de projets passent à présent.

«  POUR LES PROJETS QUI POURRAIENT ÊTRE IMPACTANTS, LES GENS NOUS APPELLENT. POUR UN TOURNOI DE BEACH TENNIS, PAR EXEMPLE, NOUS AVONS ETE SOLLICITÉS AFIN DE DONNER NOTRE EXPERTISE TECHNIQUE. LE BUT N’EST PAS DE S’OPPOSER AUX PROJETS, MAIS DE TROUVER UN MOYEN DE LES RÉALISER TOUT EN PROTÉGEANT LES TORTUES. » Benoît de Thoisy

Cette expertise, mêlée au travail relationnel mené avec assiduité et patience, a permis d’obtenir des résultats que la seule existence d’un document national (en l’occurrence, le Plan National d’Action) n’aurait pas pu décrocher auprès des mairies. Alors que ce document, conférant une dynamique nationale à l’initiative de conservation des tortues, a un vrai rôle dans les sphères diplomatiques du combat, il n’a pas toujours le même impact au niveau local.

« LA PLUPART DES TEMPS, LORSQUE NOUS SOLLICITONS LES POUVOIRS LOCAUX, NOUS NE PARLONS PAS DU PNA [Plan National d’Action], EN RAISON DE LA DÉFIANCE DE CERTAINS ENVERS LES AUTORITÉS HEXAGONALES.» Benoît de Thoisy

Un rappel que la Guyane est un territoire particulier, dont les relations avec la métropole ne sont pas toujours limpides et dont les enjeux sociétaux s’entremêlent avec ceux de la biodiversité.

Malgré leurs 150 millions d’années d’expérience au compteur, les tortues marines risquent de ne pas survivre à la puissance mortifère d’une espèce de primate – Homo Sapiens.

Car il s’agit bien de cela. Pêche, prédation, braconnage ou dérèglement climatique, le dénominateur commun n’est pas difficile à trouver. Alors que les tortues ont côtoyé les dinosaures et survécu à plusieurs extinctions de masse depuis qu’elles nagent sur cette planète, il se pourrait qu’elles ne survivent pas à l’extinction en cours.

La différence avec les autres : elle est orchestrée par les humains, dont les activités tuent directement ou indirectement les reptiles ancestraux par leur comportement. Bien que les actions délétères directes semblent moins difficilement contrôlables (arrestation de pêcheurs illégaux, sensibilisation des pouvoirs locaux,…), leur endiguement peut prendre des dizaines d’années. Que dire alors du dérèglement climatique, dû à une prédation trop vorace, et dont les associations ne peuvent qu’observer les conséquences ?

– Claire d’Abzac


Photo de couverture : Wikicommons

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