En réponse au désastre écologique et face à l’inaction des pouvoirs publics, l’association « Vous n’êtes pas seuls » s’efforce d’accompagner les citoyens et citoyennes souhaitant quitter des emplois en inadéquation avec leurs valeurs, particulièrement en matière d’environnement. En ce sens, elle a récemment lancé la campagne DESERT’EACOP, contre le méga-projet pétrolier mené par Total en Afrique. Entretien.

Ils étaient ingénieur, logisticienne, banquier ou même trader,ils avaient tout pour« réussir » dans cette société consumériste. Pourtant, ces femmes et ces hommes ont vite pris conscience de la dissonance importante qu’il existait entre leur volonté de protéger la planète et leurs métiers.

Après avoir quitté leurs postes et face au désarroi engendré par la situation, ils se sont réunis au sein de l’association « Vous n’êtes pas seuls » afin d’entamer une campagne de résistance contre le monde du « travail » capitaliste.

Posant la désertion comme un « acte politique », ces militantes et militants entendent soutenir toutes les personnes souhaitant suivre leur exemple. Qui plus est ou à défaut de pouvoir démissionner, cette association invite également les lanceurs d’alerte à dénoncer les pratiques immorales et destructrices perpétuées par les grands groupes au sein de leurs entreprises.

C’est dans ce cadre qu’elle vient de débuter une campagne contre le projet climaticide et néocolonial mené par Total et ses partenaires, notamment en Ouganda et en Tanzanie. Intitulée DESERT’EACOP, elle incite les travailleurs et travailleuses concernées par le projet à démissionner et à « diffuser des informations capables de contrecarrer » les plans du géant français pour « entrer en résistance ».

Pour détailler plus amplement sa vision et ses objectifs, l’équipe de l’association a accepté de répondre aux questions de Mr Mondialisation.

Mr Mondialisation : Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste la stratégie de la désertion et votre avis sur ses effets potentiels et son efficacité ?

VNPS : Face à l’appréhension toujours plus claire de l’extinction vers laquelle nous dirige la société industrielle, face au malaise d’un nombre grandissant de personnes qui réalisent que leur travail y contribue : déserter, c’est avant tout refuser d’être complice de la destruction du monde. Depuis le discours des Agros, la focale médiatique et les réflexions collectives se sont concentrées sur l’acte de rupture. Souvent spectaculaire, du discours à la lettre ouverte, ce geste est intéressant à double titre : il permet à un·e salarié·e d’exposer les raisons qui l’amènent à vouloir cesser de nuire et, en le faisant publiquement, il permet à d’autres de s’identifier.

Ce geste politique pourrait s’apparenter à un « refus de parvenir », principalement de la part de jeunes que la validation par le système scolaire invitait à devenir des gestionnaires du désastre. Une émanation d’un sentiment de révolte qui pousse, intimement, à devenir plutôt que des serviteurs, des anomalies d’un monde qu’on estime radicalement en inadéquation avec la vie. Un acte de sécession non seulement avec les pans les plus nuisibles de l’économie, mais s’attachant aussi à critiquer et à résister aux fausses solutions que le marché fait régulièrement émerger : on ne déserte pas le pétrole, la tech ou l’agro-chimie pour se tourner vers l’hydrogène, la finance verte ou l’agrivoltaïsme. Ce pas de côté se concrétise davantage en donnant de la force à d’autres façons d’habiter, de produire, de se nourrir et de se soigner, en bref des modalités d’existence qui préfigurent un monde post-industriel, et qui n’ont pas attendu les jeunes cadres séparatistes pour exister.

Néanmoins, la prédation et le pouvoir de nuisance de la mégamachine sont sans limites et sans frontières, et il serait vain de vouloir simplement fuir pour vivre en marge du système en attendant que celui-ci s’effondre. Si la désertion comporte indéniablement un aspect romantique, cet imaginaire stimulant porté par une réflexion radicale sur la technique ne doit pas occulter sa dimension jumelle : la nécessité de démanteler des pans entiers du système techno-industriel.

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C’est en enquêtant sur les points névralgiques depuis l’intérieur de ce dernier, en résistant collectivement à ses sempiternelles tentatives de prédation sur la terre et le vivant, par la réhabilitation de pratiques de sabotage (ralentissement du travail, désarmement), que le mouvement de désertion tente d’accorder une chance à un monde vivable. Si la réappropriation des savoirs technocratiques n’est pas une fin en soi, celles et ceux qui refusent de mettre leurs connaissances et savoir-faire au service du capitalisme peuvent s’en servir de manière chirurgicale et créative à son encontre.

Expérimentations d’autonomie, travail de renseignement, action directe et colportage politique sont des voies complémentaires qui doivent se renforcer mutuellement, et tissent des alliances avec des formes diverses de résistance. Préjuger de leur efficacité relèverait de la spéculation. Contrairement aux discours consensuels qui arborent avec aplomb une méthode et des solutions, nous assumons de ne pas prophétiser.

Néanmoins, il nous semble que ce qu’il faut préparer désormais n’est pas tant une révolution au sens de la prise de l’appareil d’État qu’un mouvement décisif visant à morceler suffisamment le pouvoir par le démantèlement de ses grandes structures. Par ses différentes facettes, la désertion est pour nous le moyen le plus sincère d’y parvenir.

Mr M : Comment cette stratégie peut-elle inciter les États à réagir ? Peut-on se passer de leur action ?

VNPS : Quand il s’agit d’espérer une action de l’État, l’Histoire ancienne et contemporaine nous invite à la plus grande vigilance. En France, l’État a été jugé coupable d’inaction climatique. La Convention Citoyenne pour le Climat fut un échec cuisant et une vaste opération de communication, au même titre que le Grand Débat ouvert suite à l’insurrection des Gilets Jaunes, ayant désamorcé le rapport de force. 

L’État français est régulièrement responsable ou complice de scandales sanitaires, de ravages écologiques et sociaux, sur son sol et à l’étranger. Il récompense les exploiteurs qui pillent la planète et criminalise ses opposants politiques.

Il faut dire que nos États modernes ne sont pas simplement, comme on pourrait l’entendre au sens strictement juridique, de simples groupes d’individus organisés sur des territoires donnés.L’État est le fruit d’un développement civilisationnel caractérisé par des infrastructures colossales et un arsenal technologique de pointe, obtenus par la division du travail et le pillage des ressources.

Du fait d’un besoin intrinsèque de croître, il lui faut rivaliser avec d’autres États, donc pour cela développer ses capacités scientifiques et de là, sa capacité à faire la guerre. L’armée assure autant l’intégrité de l’État que l’approvisionnement en ressources au sein des territoires colonisés, quand sa version intérieure, la police, veille à la stabilité institutionnelle et à dissuader les insurrections. Indissociable de ces constructions portant en elles des effets, l’État est donc une structure sociale absolument pas neutre, dont on ne peut simplement attendre qu’elle soit poussée dans la bonne direction.

Partant de ces conditions matérielles, il est peu probable que le « refus de collaborer » atteigne un seuil suffisamment critique pour que l’État agisse contre son propre intérêt, d’autant plus à une époque où le nationalisme a le vent en poupe. Le rapport de force peut parfois tordre le bras au pouvoir, mais cela a souvent fonctionné en période de croissance ou dans une marge de manœuvre tolérable pour le système économique, qui ne menace pas radicalement son fonctionnement. S’il est possible, en y mettant beaucoup d’énergie, d’arracher quelques lois ou décisions de justice facilitant les luttes, il s’agit malheureusement de petites victoires consensuelles et arrivant un peu tard. À l’image des tentatives internationales d’auto-limitation des armements interdisant uniquement certaines atrocités, il est difficile de concevoir un démantèlement de pans entiers du système industriel par les États eux-mêmes.

L’idée du mouvement que nous essayons de porter est plutôt de : fragiliser autant que faire se peut les grandes structures nuisibles en refusant de collaborer, en les désertant ; résister à leur prédation sur le vivant par tous les moyens à notre disposition ; propager une véritable culture de résistance, en critiquant les fausses solutions ; reprendre de l’autonomie matérielle et assurer des formes de subsistance pour rendre envisageables l’offensive et l’action directe.

Toutefois, dans une tradition de solidarité et de complémentarité des tactiques, nous nous engageons évidemment dans le mouvement social chaque fois qu’un réel rapport de force peut permettre d’aller vers un monde un peu plus respirable.

Mr M : Est-ce qu’il a déjà existé d’autres campagnes de désertion importante ? Ce modèle peut-il s’élargir à d’autres branches ?

VNPS : Nous n’avons pas connaissance d’autres campagnes de cette nature, même si cela a dû se faire avec des objectifs et des moyens peut-être différents. Des luttes marronnes aux exodes anti-industriels post-68, du refus de parvenir ouvrier du début du XXe siècle aux stratégies zapatistes des années 1980, nous trouvons plutôt nos inspirations dans une histoire riche de mouvements qui ont voulu tantôt résister à l’oppression, tantôt transformer leur monde, mais toujours en défaisant le pouvoir plutôt qu’en le conquérant. Nous essayons d’être à la hauteur de cet héritage militant.

Quel que soit le secteur, nous continuons d’appeler tous·tes les révolté·es solitaires à entrer en dissidence et à adopter la trajectoire qui leur convient le mieux parmi celles que nous évoquons ci-dessus. Nous espérons que la campagne DÉSERT’EACOP permettra d’aider à aller non seulement jusqu’à l’arrêt définitif de ce projet d’extraction, mais aussi à fragiliser cette industrie toute entière et envisager son démantèlement, pendant que se réinventent des existences sans ou avec très peu de combustibles fossiles.

À la suite de quoi et même en parallèle, il faut aussi s’attaquer aux fausses solutions que des géants comme TotalEnergies ont dans leur manche, comme la prolifération du photovoltaïque sur des terres agricoles ou même à la place des forêts.

Il est certain que nous tentons d’élaborer quelque chose de réplicable et aimerions que le triptyque démissions publiques/pratiques de sabotage/enquêtes sur les points névralgiques à exploiter prenne toute sa place. Fut un temps où les syndicats ont eu leur heure de gloire pour défendre les intérêts des travailleuses et des travailleurs. Il est temps que la désertion connaisse la sienne, pour l’intérêt de la planète et de l’humanité !

Nous remercions chaleureusement Vous n’Êtes pas Seuls (à suivre aussi sur FB) pour leurs réponses éclairantes. Poursuivez cette réflexion grâce à notre reportage de terrain Les jeunes cadres qui « bifurquent » préparent la riposte. Un regard crucial sur la question de la possibilité de déserter pour les plus précaires et l’inégalité de classe que cette stratégie pourrait induire, ainsi que ses solutions pour y remédier, comme un accompagnement solide et des voies d’action détournées.

– Propos recueillis par Simon Verdière


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Image d’entête  X-Forum / le salon des entreprises à l’Ecole polytechnique Crédit photographique : © École polytechnique – J.Barande/ Flickr

 

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