Au fil des siècles, l’Homme n’a cessé de s’interroger sur le monde qui l’entoure, d’essayer de comprendre les lois qui régissent le fonctionnement de la Nature. Archimède, Galilée, Einstein sont des noms qui résonnent en tout un chacun, par leurs découvertes qui ont changé la face du monde. Et si la plupart des chercheurs sont toujours mus par des valeurs fortes, notamment la lutte contre l’obscurantisme, la Recherche moderne semble peu à peu revêtir un autre visage, guidée non plus par la curiosité ou la soif de savoir, mais en grande partie par le progrès économique soumis aux lois du marché qui se traduit par une course effrénée à la publication…
De l’imprédictibilité de la recherche
Deux recherches se complémentarisent : la recherche fondamentale, basée sur la curiosité pure, qui vise la compréhension des phénomènes naturels et la mise en place de théories ; la recherche appliquée, qui se concentre sur la mise au point de nouveaux objets (logiciels, vaccins, médicaments…) « à la demande » ou sur l’amélioration de techniques déjà existantes.
La recherche fondamentale se fait indépendamment des exigences du monde économique, et est sur le long terme la vraie source des révolutions scientifiques. On pense en premier lieu aux travaux de Newton sur la gravitation et la lumière, ceux d’Einstein sur la relativité, ceux de Darwin sur la théorie de l’Évolution, ceux d’Euler en mathématiques pour citer les plus populaires…
Selon Serge Haroche, prix Nobel de physique 2012, la recherche fondamentale a besoin de deux richesses : le temps et la confiance. Le temps car il faut bien souvent des dizaines d’années avant de faire des découvertes notables ; la confiance car les membres d’une équipe de recherche doivent avoir la possibilité de chercher dans les directions qu’ils veulent, sans s’imposer de limites.
Cependant, force est de constater que ce type de recherche se fait de plus en plus rare ; elle ne produit pas de résultats de court terme et n’est pas favorisée par les lois du marché global, où seuls comptent la vitesse et les résultats rapidement acquis et transformés en profits. « Là sont les côtés pervers d’un système basé sur les lois du profit et qui ne reconnaît pas l’existence de biens sans valeur, mais qui représentent la grandeur d’une civilisation » pointe Serge Haroche.
De plus, la recherche est devenue très spécialisée, chaque chercheur étudiant un domaine très pointu. Les savants des siècles derniers touchaient bien souvent à des domaines différents, que ce soit en mathématiques, physique, philosophie… Cette interdisciplinarité est rendue très difficile par le système actuel de la recherche.
L’indépendance de la recherche remise en question
Si la science d’avant le XVIIe siècle était en grande partie sous l’influence de l’Église avant de pouvoir enfin s’en libérer, il semble que la science moderne soit en grande partie sous l’influence du marché et des entreprises. La majorité de la recherche actuelle est appliquée, et vise au progrès technologique sur les court et moyen termes.
De plus, la science semble devenue « achetable » dans certains secteurs industriels clé. L’histoire des sciences montre sans ambiguïté que, depuis au moins les années 1950, de nombreux secteurs, comme celui de la viande, du sucre, des cigarettes, de la pharmacie (etc.) ont pu influencer avec succès les résultats de travaux de scientifiques pour favoriser leur marché. Dans le milieu pétrolier, des instituts financés en partie par les compagnies pétrolières ont propagé des résultats de recherche caduques dénigrant un réchauffement climatique. En matière de changement climatique, certains chercheurs ont longtemps été financés par cette même industrie pour réaliser des travaux dont les conclusions nient la réalité du changement climatique.
La palme du lobbying scientifique revient sans doute à Monsanto, à travers ses études en faveur du glyphosate dont une fuite donnera naissance au scandale « Monsanto papers ». Dans le plus grand secret, Monsanto a eu recours à la stratégie du ghostwriting (écriture fantôme), une fraude qui consiste à faire rédiger des études à ses propres employés, puis à les faire signer par de vrais scientifiques (rémunérés par l’entreprise), apportant ainsi crédibilité et prestige à ces publications. Selon les révélations du journal Le Monde en 2017, la firme a rémunéré des experts pour écrire des articles sur l’absence de lien entre le glyphosate et le cancer. Bien évidemment, Monsanto a toujours nié toute activité de ghostwriting. Mais cela interroge… Combien de scientifiques ont-ils prêté leur nom pour diffuser des écrits en faveur des produits de Monsanto ? Est-ce que d’autres géants de l’industrie chimique et agrochimique ont recours à ces techniques ?
La recherche en toxicologie est fortement touchée par ce lobby. Par exemple, comme l’explique Pierre Meneton, chercheur à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) « 90% des études sur le bisphénol A financées par des fonds publics démontrent un effet néfaste sur la santé. Mais aucune des études financées par des fonds privés n’en fait état ». Aujourd’hui, il n’existe plus aucun doute sur les effets du BPA sur la santé humaine. Des associations comme Sciences citoyennes, Greenpeace ou autres militent pour la protection des scientifiques qui alertent sur des potentiels dangers pour l’homme ou l’environnement ou veulent révéler les tentatives d’influence de lobbies.
Selon l’eurodéputé Corinne Lepage, l’indépendance de la recherche scientifique est un « problème démocratique majeur ». Une question qui risque de s’accentuer alors que les entreprises sont toujours plus puissantes à travers le monde. Alors, comment protéger le monde de la recherche et garantir son indépendance ?
« Publish or perish »
Si la science progresse grâce à la recherche, elle dépend depuis le XVIIe siècle des journaux scientifiques pour être diffusée. C’est dans Nature, Science et autres journaux qu’avancées et découvertes sont annoncées, commentées et complétées. Ces revues ont donc à l’origine un rôle tout à fait louable et hautement nécessaire : la diffusion et validation des connaissances scientifiques globales.
Mais, le système s’est en quelque sorte perverti, la machine s’est récemment emballée. La publication scientifique est devenue un business extrêmement rentable pour les géants du domaine ; un business qui se fait malheureusement sur le dos des chercheurs. En effet, il faut non seulement bien souvent payer pour publier dans une revue, mais aussi pour avoir accès aux revues.
La course à la productivité ne se limite pas à l’industrie, mais touche également la recherche. Les chercheurs sont aujourd’hui incités à produire un grand nombre d’articles : plus de 2,5 millions sont écrits tous les ans. La valeur individuelle d’un chercheur est mesurée par le nombre de publications ou des indices numériques (comme l’indice h). Un système qui incite à privilégier la quantité sur la qualité. En physique, Peter Higgs, père de particule qui porte son nom (boson de Higgs), a indiqué lors de la remise de son prix Nobel en 2013 qu’il ne pourrait plus mener ses recherches avec le système actuel (car il ne « trouvait » pas assez vite et ne publiait pas assez).
Beaucoup de doctorants sont poussés à publier, si possible dans des revues cotées, pour avoir des subventions, obtenir un emploi. Plusieurs études montrent que le taux de stress et de dépressions est considérable chez les doctorants. En lettres et sciences humaines, bon nombre d’entre eux ne disposent pas de financement, pour des thèses qui peuvent durer jusqu’à 6 ans. Enfin, même nommés, les universitaires restent soumis à la pression de la publication. La précarité semble faire partie intégrante de la recherche moderne, notamment en recherche fondamentale : faiblesse du budget, suppression d’emplois, faibles salaires, logiques marchandes, mise en concurrence du personnel de recherche…
Enfin, alors qu’il ne cesse de grandir, le savoir scientifique demeure largement inaccessible au plus grand monde. Il est privatisé. Les éditeurs spécialisés monnayent la lecture de leurs revues au travers de coûteux abonnements, auxquels seules les universités ont les moyens de souscrire. Les autres membres de la société – enseignants, créateurs de start-up, journalistes… – en sont totalement privés.
Là est la société moderne commercialisée. On ne fait plus de la recherche pour comprendre le monde, on en fait pour publier.
Une recherche qui se dégrade
Cette folle course à la publication entraîne la production de quantités d’articles de moindre qualité. Il devient courant de saucissonner des résultats pour obtenir plusieurs articles là où un seul aurait suffi ; on exagère l’importance d’une étude pour créer un « effet waouh » qui séduira ; on standardise la science, les projets créatifs n’entrant souvent pas dans le cadre d’une recherche métrée à l’extrême.
Autre signe de la recherche qui se dégrade: la hausse de la fraude. Certains scientifiques bidouillent des résultats pour qu’ils aillent dans le sens souhaité, sachant que peu d’équipes voudront prendre le temps ou les moyens de vérifier des résultats déjà publiés ; d’autres attribuent sans preuve une cause à un effet ; enfin, certains payent pour être rajoutés comme auteurs dans des revues peu scrupuleuses. La communauté scientifique internationale s’accorde pour identifier trois grands types de fraudes: plagiat, fabrication de données et falsification des données. Il est estimé que la proportion d’articles retirés a été multipliée par 10 depuis 1975. Les arrière-cours des laboratoires ne sont pas toujours reluisantes et les scientifiques les plus sérieux sont eux-mêmes dépités par cette situation.
En 2005, John Ioannidis (Université de Stanford), ébranlait la communauté par un article suggérant que « la plupart des résultats scientifiques sont faux » en biomédecine. En effet, selon lui, les bases statistiques sur lesquelles s’appuient bon nombre d’études ne sont pas suffisamment rigoureuses pour que les résultats obtenus aient une véritable valeur ; sans oublier les intérêts financiers qui font pression pour l’obtention de résultats exploitables économiquement.
La reproductibilité des résultats, pilier de la science, est en question. En mai 2016, le journal Nature publiait un sondage dévastateur : 70% des chercheurs sondés déclarent avoir échoué à reproduire un résultat et même 50% à refaire leur propre expérience.
Les sciences de la santé sont le plus touchées par les fraudes (47 %) ; viennent ensuite les sciences de la vie (17 %), les sciences humaines (16 %), les sciences pures (15 %) et enfin les sciences de la Terre (4 %).
La fréquence des fraudes, grandes et petites, semble bien s’être récemment sensiblement accrue, conséquence directe de la recherche de compétitivité et de la pression pour publier. Ce qui paraît plus préoccupant est le glissement actuel, conscient ou inconscient, des chercheurs vers des conduites éthiquement discutables.
Pour relever la barre, de nombreuses solutions existent, mais semblent avoir du mal à s’imposer dans un cadre économique global. Cela passe notamment par l’ouverture de la science en libre accès, où les fruits de la recherche publique seraient consultables par tous. Cela passe aussi par la revalorisation de la recherche fondamentale, désintéressée, loin de la pression des lobbys. En pleine crise écologique, la recherche devrait également être mise au service du progrès environnemental, éthique et social, et non pas uniquement au service du progrès économique.
Olivier Rousselle
Sources
Conférence de Serge Haroche : https://www.youtube.com/watch?v=a8ya7qZoej0
- Levecque et al., Work organization and mental health problems in PhD students, Research Policy, Vol. 46, 2017
- Ioannidis, Why Most Published Research Findings Are False, Plos Medecine, 2005
- Larivée, La fraude scientifique et ses conséquences, Université de Montréal
https://www.letemps.ch/sciences/2017/09/19/publish-or-perish-science-met-chercheurs-pression
https://lejournal.cnrs.fr/articles/fraude-mais-que-fait-la-recherche
https://www.sciencesetavenir.fr/archeo-paleo/defendre-l-independance-de-la-recherche_21081
https://www.science-et-vie.com/archives/quand-les-scientifiques-trichent-38760