Dans son dernier ouvrage, Le jour où les zones commerciales auront dévoré nos villes, Franck Gintrand expose avec acuité les conséquences désastreuses de la guerre que se livrent les acteurs de la grande distribution pour dominer le marché, aux dépens des villes de taille moyenne qui se meurent progressivement.
Des commerces locaux qui ferment à tour de bras, des petites boutiques qui ne peuvent plus faire face à la concurrence et des centres-villes au cœur desquels les vacances commerciales n’ont jamais été aussi élevées. De l’autre côté, la multiplication des zones commerciales et des grandes surfaces démesurées. En l’espace de quelques années, la France a été prise au piège de la logique des hypermarchés à l’offre pléthorique, défigurant non seulement les abords des villes, mais aussi leur centre. Mais que s’est-il passé ?
Le vertige commercial
Les chiffres parlent d’eux même. « Aujourd’hui, 65 % des achats sont réalisés en périphérie. D’ici 15 ans, ce chiffre pourrait bien atteindre les 75-80 % » et 204 700 m² de centres commerciaux et 307 000 m² de parcs commerciaux sont programmés pour 2018. Contrairement à ce qui a est souvent répété, le modèle ne s’essouffle pas. Il ne fait que gagner en puissance et les consommateurs répondent à l’appel d’air. En 2018, la France affiche 2.000 hypermarchés et 10.000 supermarchés, soit 500 hypermarchés et 5.000 supermarchés de plus qu’en 2008, explique Franck Gintrand. Une croissance importante non sans conséquence. Car si les français dépensent plus que jamais leur argent dans ces « camps de consommation » géants, vitrines de la mondialisation triomphante, ce sont autant de personnes qui se détournent des commerces de proximités.
Selon l’auteur de Le jour où les zones commerciales auront dévoré nos villes, ce phénomène n’est pas à imputer au hasard. Il est « le fruit d’une volonté politique délibérée remontant à 2007 ». D’abord sous l’impulsion du Ministre Nicolas Sarkozy, qui voit dans le développement du « pouvoir d’achat » des Français le secret de son succès politique et celui de l’économie de l’Hexagone qui pousse les distributeurs à baisser les prix de nombreux produits dans les grandes surfaces. Le même, une fois élu Président, prolonge la « guerre des prix » par une libéralisation totale de la grande distribution, réduisant considérablement les restrictions légales concernant l’installation de nouveaux établissements. Ainsi, des aménagements législatifs ont été offerts aux géants de la grande distribution en dépit du fait qu’une telle logique s’oppose de facto à la libre concurrence.
Une législation peu contraignante
Désormais, il sera particulièrement compliqué pour les territoires de s’opposer à la construction de nouvelles surfaces commerciales et ce aussi disproportionnées soient-elles. Ikea, Carrefour, Leclerc, Auchan, Decathlon, s’en frottent les mains. C’est ainsi que la loi de Modernisation de l’Économie (2008), transposant en droit français la directive européenne dite « Bolkenstein », interdit d’invoquer le suréquipement commercial pour empêcher la réalisation de nouvelles structures. Autrement dit, résume Franck Gintrand, il devient illégal de refuser l’installation de grandes surfaces au motif qu’il y en aurait déjà trop ». Pour refuser les implantations, seuls les arguments reposant sur des questions d’aménagement du territoire ou liées au développement durable pourront encore être avancés, compliquant considérablement la tâche des opposants.
Certains ont voulu croire que le développement fulgurant de ces nouvelles enseignes commerciales en périphérie se ferait sans conséquence sur les commerces des centres-ville. Pourtant, démontre l’auteur, les zones commerciales se sont révélées être de véritables « bombes aspirantes », détournant « mécaniquement et souvent de façon irréversible une partie de la clientèle du centre-ville ». Bref, dans les villes moyennes, les petites villes ont bien du mal à résister à la concurrence des géants.
Archive : quand un nouvel Ikea ouvre ses portes…
L’art des fausses promesses
Mais quand il s’agit de convaincre les élus et la population, les promoteurs de zones commerciales ne manquent pas d’arguments séduisants pour vanter des projets qui seraient source d’attractivité et de dynamisme économique, avec bon nombre d’emplois à la clé. Le travail ! L’argument coup de poing est éculé. Franck Gintrand expose que les chiffres avancés sont souvent fantaisistes et ne prennent pas en compte les emplois perdus ailleurs en raison de la fermeture d’autres surfaces, plus petites, mais plus nombreuses. Quand bien même : le chantage à l’emploi s’est transformé en un refrain bien connu de tous. Un élu s’y oppose ? Il sera jeté en pâture aux prochaines élections.
Autre tour de passe-passe dénoncé, le greenwashing : l’écologie de façade, argument rhétorique pour convaincre les élus, devient un prétexte pour construire toujours plus et bétonner des espaces verts. Au nom du développement durable, les promoteurs font rêver de nouveaux espaces boisés et de plantations en bordure de magasins alors que la réalité est autre : c’est l’artificialisation des terres qui progresse à une vitesse fulgurante. Le paradoxe est évident, c’est désormais au nom de l’environnement que des espaces naturels sont bétonnés alors même que se jouent en réalité uniquement des enjeux commerciaux. Et on évoquera même pas ici le type de produit que ces mêmes surfaces proposent tant il s’agit d’un puits sans fond de petits scandales écologiques.
Est-il encore possible d’inverser la tendance pour sauver les villes ? L’auteur l’espère, mais pour cela, du courage politique est nécessaire à l’échelle nationale pour entamer une « régulation générale », qui passe selon lui par une revalorisation du foncier agricole et un contrôle des prix des baux commerciaux. L’image de la France de demain en dépend, mais également sa capacité à faire face, demain, à une éventuelle dé-mondialisation contrainte par les crises climatiques.
Plus d’informations dans l’ouvrage de Franck Gintrand, Le jour où les zones commerciales auront dévoré nos villes, Éditions Thierry Souccar, 2018. ISBN : 978-2-36549-316-1.
Nos travaux sont gratuits et indépendants grâce à vous. Afin de perpétuer ce travail, soutenez-nous aujourd’hui par un simple thé ?☕