Diffusé le 4 mars 2021 à 20h30 sur LCP, le documentaire Les Délivrés, du réalisateur nantais Thomas Grandrémy, nous transporte en caméra embarquée dans le quotidien des livreurs à vélo en France. Entre journées de travail effrénées et luttes syndicales pour faire valoir leurs droits, le documentaire est une immersion dans la réalité crue des victimes de l’ubérisation. Interview avec le réalisateur.

Avec Les Délivrés, le réalisateur Thomas Grandrémy signe un documentaire touchant sur la réalité des livreurs à vélo. Loin de se contenter d’une analyse purement économique sur les conditions de travail dans le monde de l’ubérisation, le documentaire, coproduit par Mil Sabords et France 3 Pays de la Loire, nous livre un regard profondément humain sur ces petites mains de la livraison.

Entre révolte, doute, tristesse et camaraderie, Les Délivrés, diffusé le 4 mars prochain sur LCP à 20h30, nous plonge dans le quotidien de ces nouveaux forças du béton. Un documentaire que nous vous recommandons pour voir sous un jour nouveau ces cyclistes qui font partie désormais du paysage des métropoles urbaines. Entretien.

Mr.Mondialisation : Comment l’idée d’un documentaire sur les coursiers vous est-elle venue ?

Thomas Grandrémy : J’ai vraiment pris conscience que quelque chose d’important était en train de se jouer avec l’arrivée des plateformes numériques en m’installant à Nantes, fin 2017. Je passais beaucoup de temps à marcher dans l’hypercentre le soir et j’observais les changements d’une ville dans laquelle j’avais grandi quinze ans auparavant. Les fêtards étaient toujours fidèles au poste, mais le quartier Bouffay accueillait désormais de nouveaux noctambules ; sac isotherme sur le dos et smartphone constamment sous les yeux. Ils patientaient devant les restaurants, ignorés des passants, seuls ou en groupe, jusqu’à ce qu’une commande leur soit proposée et qu’ils disparaissent de mon champ de vision pour aller se perdre dans la ville.

J’ai eu envie de creuser le sujet. Se connaissent-ils ? Ont-ils un bureau, une cafeteria en commun ? Pourquoi ce livreur reçoit une commande et pas son voisin ? Comment sont-ils rémunérés ? Est-ce uniquement un « job d’appoint », comme on pouvait le lire dans la presse à l’époque ?

Extrait du documentaire : Les Délivrés


La première intention du documentaire était donc de révéler l’envers du décor de ce que l’on nomme l’uberisation de la société. Les coursiers et les coursières, travaillant pour Deliveroo et Uber Eats, sont les cobayes de ce grand laboratoire qui vise à flexibiliser toujours davantage le marché du travail tout en éradiquant définitivement ce salariat archaïque.

En ayant recours au statut d’auto-entrepreneur, un livreur uberisé soit-disant indépendant perd la quasi totalité des droits sociaux dont jouissent les salariés : cotisations retraite, droit au chômage, sécurité sociale, salaire horaire minimum, droit au syndicalisme… Pour autant, les plate-formes leurs imposent la tarification des courses, peuvent les sanctionner et les observer en temps réel, comme n’importe quel employeur. La cour de Cassation, à deux reprises, a reconnu ce lien de subordination. Depuis, les juges requalifient aux Prud’hommes des livreurs en salariés à tour de bras. Cette nouvelle forme de travail entend balayer à grands coups d’algorithmes plus d’un siècle de conquis sociaux et remet en question l’ensemble des piliers sur lesquels repose notre société.

C’est exactement ce que combattent les personnages du film : Damien, Clément, Arthur, Jérôme et les autres. La plupart d’entre eux sont des néo-militants, ils s’engagent dans une lutte contre Goliath avec une forme d’innocence et de candeur mêlées à une détermination viscérale qui m’a touché dès le début du projet. Ils se battent d’abord par urgence sociale, l’idéologie arrive dans un second temps. La prise de conscience politique et l’apprentissage du militantisme sont la première étape vers une forme d’émancipation collective, voie indispensable pour inverser le rapport de force. Le film raconte aussi cela avec un regard humain et donne la parole aux principaux concernés.

Comment ont évolué les conditions de travail des livreurs ces dernières années ? Qu’est-ce qui explique selon-vous cette domination écrasante des plateformes sur ces jeunes ?

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Les conditions de travail sont globalement les mêmes sur toutes les plateformes de livraison : relation de travail non salariée en passant par un contrat de prestation de service, rémunération à la tâche, matériel professionnel à la charge des travailleurs et organisation algorithmique du travail via une application qui propose les courses selon différents critères, relativement opaques.

Mais concernant l’évolution de ces conditions, la stratégie de Deliveroo est singulière et particulièrement cynique. Lorsque la multinationale anglaise débarque en France en 2014, elle propose une tarification très alléchante de 7,5€/heure + 2€ par livraison. Les premiers coursiers arborant la veste bleu turquoise pouvaient voir leur chiffre d’affaire brut dépasser régulièrement les 2500€ par mois. Une fois que la flotte des livreurs devient suffisante pour honorer la promesse de Deliveroo assurant aux clients une livraison en moins de trente minutes, la plate-forme commence à baisser le prix des courses. En août 2017, la rémunération minimum horaire disparaît, laissant la place au paiement à la tâche ainsi qu’aux premiers mouvements de grève, point de départ de la contestation. L’été suivant, elle met fin au tarif minimum par course de 4,5€. Les livreurs voient ainsi leurs rémunérations chuter d’environ 30% du jour au lendemain et découvrent des commandes au rabais allant jusqu’à 2,6€.

« Les plateformes capitalistes incarnent très clairement l’aboutissement de quarante années de politique néolibérale »

Une humiliation partagée par un grand nombre de livreurs qui ont décidé à ce moment de s’unir en dépassant les frontières de leurs villes respectives pour former les prémices d’un mouvement national. Cette séquence de contestation est l’élément déclencheur du documentaire, avec un périple de 1000 km parcourus par cinq livreurs bordelais, dont Clément et Jérémy, montant à Paris à la rencontre des dirigeants de Deliveroo France pour exprimer leurs colères et leurs revendications.

Aujourd’hui, le taux de chômage frôlant les 10%, il est évident que Deliveroo et consorts n’ont aucun intérêt à négocier quoi que ce soit en faveur des livreurs et des livreuses, l’armée de réserve est dans les starting-blocks pour prendre la place des travailleurs mécontents. C’est la principale raison de cette écrasante domination des plate-formes capitalistes qui ne pourraient prospérer sans une précarité croissante et une main d’œuvre forcément plus vulnérable en ces temps de crise économique.

A cela s’ajoute un soutien infaillible du gouvernement qui surfe sur la même idéologie politique et encourage le développement du travail uberisé en tentant par tous les moyens de protéger ces multinationales d’éventuelles requalifications en salariat. Les plateformes capitalistes incarnent très clairement l’aboutissement, le chef d’œuvre de quarante années de politique néolibérale visant à déréguler le marché, déresponsabiliser l’État des affaires des entreprises et flexibiliser la main d’œuvre. Jérôme Pimot l’explique très bien dans le documentaire, ce qui se joue avec Uber et Deliveroo est bien plus qu’un nouveau service de consommation, c’est un projet de société.

Malgré l’aspect individuel de ce travail, on constate dans votre documentaire que les livreurs ont rapidement su faire preuve d’une grande intelligence collective en s’organisant. Comment cela s’est-il traduit concrètement ? Quelles victoires ont-ils obtenu ?

En effet, les « livreurs partenaires » comme les nomment les plate-formes sont atomisés dans l’espace urbain et isolés face à leurs smartphones qui dirigent leurs journées de travail. Mais comme l’explique Clément au début du film, les attentes devant les restaurants parfois très longues sont propices aux rencontres. C’est le premier lieu de socialisation des travailleurs qui peuvent ainsi comparer leurs courses, échanger sur les conditions de travail et tisser du lien. Les coursiers deviennent progressivement collègues, rejetant ce statut de concurrent inhérent au modèle de travail uberisé. Puis, la colère envahit les réseaux sociaux et les messageries instantanées, un espace virtuel d’information et de revendication où les mouvements de blocage de restaurants et les manifestations s’organisent. L’ironie de la situation, c’est que le smartphone, outil indispensable au travail de livraison, s’avère être une arme qui se retourne contre les plate-formes. C’est grâce à celui-ci que l’exploitation des travailleurs est exacerbée, mais aussi via cet outil qu’une forme de proto-syndicalisme ou syndicalisme 2.0 est né, permettant aux livreurs de se fédérer et de faire planter l’application en refusant massivement les commandes un soir de grève, par exemple.

Image extraite du documentaire Les Délivrés.

Même si la lumière est encore loin du tunnel, de nombreuses victoires ont eu lieu depuis la naissance de cette lutte sociale et sont très encourageantes. Je crois que la plus importante est la visibilité médiatique. Les mouvements de grèves perlées initiés par les nombreux syndicats CGT ou par le CLAP (Collectif des Livreurs Autonomes Parisiens) qui ont commencé en 2017 à Paris puis Bordeaux et Nantes ont progressivement attiré les caméras. Plus aucun JT n’a pas encore traité le sujet et cela a considérablement dégradé l’image des plate-formes. Cette pression médiatique les a contraint à engager un début de dialogue social avec les coursiers. A cela s’est ajouté des centaines de procès aux Prud’hommes remportés par des livreurs pour travail dissimulé, dont certains sont défendus par l’avocat Kevin Mention qui est présent dans le documentaire. Aussi, la bataille législative est désormais bien engagée, une proposition de loi visant à assimiler les livreurs en salariés a été défendu au Sénat en juin dernier. Même si celle-ci a été rejetée, « c’est une première pierre à l’édifice », comme le défend le sénateur communiste Fabien Gay dans le film.

Vous abordez également un point sensible dans votre documentaire : le travail des personnes sans papiers. Pourriez-vous nous en dire plus ?

La flotte des livreurs et des livreuses a en effet changé de visage depuis quelques années. Les étudiants des centre-ville quittent progressivement le navire pour laisser la place à des personnes issues de quartiers populaires, surtout depuis l’arrivée d’Uber Eats, et plus récemment à des travailleurs sans-papiers. Impossible évidement d’accéder à des chiffres sérieux par manque de traçabilité, mais ces personnes en grande précarité font appel à un intermédiaire proposant ses services sur les réseaux sociaux ou bien à des réseaux mafieux plus ou moins organisés pour sous-louer leur compte. Au passage, ils se servent en commission sur le travail effectué par ces travailleurs sans-papiers, à hauteur de 20, 30, voire 70%. On parle de plus en plus d’esclavagisme 2.0, je crois que l’expression est plutôt appropriée.

Les plateformes, même si elles disent lutter contre cela par tous les moyens comme la reconnaissance faciale à l’ouverture du compte – ce qui pose d’autres problèmes – sont complices de ce système. Elles précarisent tellement l’activité que cette nouvelle main d’œuvre vulnérable et silencieuse leur est favorable : avec des travailleurs sans-papiers, pas de contestation. Le problème est bien sûr plus complexe et doit questionner la politique migratoire déplorable, cynique et inhumaine du gouvernement. Comment est-il possible de fermer les yeux sur une telle situation ?

Une séquence du documentaire se penche sur le mouvement de grève des sans-papiers travaillant pour la plate-forme française Frichti.

« Cette force collective dont les livreurs font preuve me redonne beaucoup d’espoir. »

On constate dans votre documentaire l’abnégation des livreurs pour combattre Deliveroo. Comment expliquez-vous cela ?

C’est effectivement la force de beaucoup de personnages du film. Les deux livreurs et militants historiques que sont le parisien Jérôme Pimot et le bordelais Arthur Hay ont très vite compris ce qui se jouait derrière ces nouveaux jobs tendances. Ils ont commencé dès 2016 à alerter les médias et à contester les ordres hiérarchiques, comme Jérôme qui a refusé de porter l’équipement Deliveroo en revendiquant son statut d’indépendant, il était bien sûr dans son droit. Cela lui a valu un licenciement, ou plutôt une « déconnexion » comme on dit dans le jargon. Arthur, en se rapprochant de la CGT, s’est également fait déconnecter, plus de travail du jour au lendemain, sans motif. Depuis ce jour, même s’ils ne roulent plus pour les plateformes, ils se dévouent quotidiennement à cette lutte sociale et combattent fermement l’expansion de ces multinationales dont les valeurs ne ressemblent en aucun point à la société dans laquelle ils veulent vivre.

Image extraite du documentaire Les Délivrés.

Dans ce film, j’ai aussi voulu faire un portrait de génération, la mienne, qui se questionne sur le monde d’aujourd’hui et refuse de se mettre une seconde de plus au pas du capitalisme néolibéral, consumériste et individualiste. Les livreurs, politiques, militants et militantes qui prennent la parole dans ce documentaire se battent pour une cause qui dépasse largement leurs intérêts personnels, y mettent du cœur et, en effet, une forme d’abnégation. Malgré le constat quotidiennement grandissant d’une société inégalitaire, violente et clairement en cours d’implosion, cette force collective dont ils font preuve me redonne beaucoup d’espoir.

Au-delà de l’aspect purement journalistique, il y a dans ce documentaire un véritable regard artistique sur ces jeunes. Pourquoi avoir voulu développer cette approche ?

Il y a eu d’excellents reportages journalistiques sur le sujet, comme le Cash Investigation de septembre 2019 qui a révélé le traçage des livreurs grévistes, mais j’avais envie de traiter le sujet avec moins d’information et plus d’émotions. La charge émotionnelle que véhicule Clément dans le film, perdu et isolé au milieu d’un carrefour de sa vie professionnelle et surtout intime, est pour moi plus important que de raconter le fonctionnement des algorithmes. C’est ce qui différencie un reportage d’un documentaire, en tout cas c’est ce que j’ai essayé de faire dans ce premier film.

Il a donc fallu rester au plus proche des personnes qui ont participé au documentaire durant presque deux ans, prendre quotidiennement des nouvelles, se tenir prêt à partir en tournage la veille pour le lendemain, s’inviter dans les réunions syndicales, les grèves ou bien les salons de chacun, caméra au poing. Filmer des livreurs à vélo sillonnant la ville est très cinématographique, le film plonge également le spectateur dans le rythme effréné des shifts de livraison, au milieu des embouteillages comme des boulevards désertés du premier confinement.

Nous avons aussi souhaité travailler avec un compositeur de musique électronique dont les boucles de synthétiseurs se calent sur les tours de pédales répétitives et aliénantes des coursiers. Et pour prolonger l’aventure artistique du projet, nous préparons une version ciné-concert avec Maxime Dangles qui se produira en live sur les images du film, dès que la culture sera à nouveau considérée comme essentielle et que les salles rouvriront.

– Propos recueillis par T.B.

Les Délivrés (bande-annonce) – YouTube

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