Rafiullah Nizkad et Hashmat Vejdani sont deux journalistes nés en Afghanistan. Tous deux expatriés au Pakistan, ils témoignent de la destruction des droits humains qu’ils subissent de plein fouet depuis la prise de Kaboul par les talibans. Interview exclusive.

Malgré l’arrivée des talibans au pouvoir en Afghanistan, Rafiullah Nizkad et Hashmat Vejdani continuent encore et toujours d’informer… depuis le Pakistan. Ils abordent leur quotidien depuis la prise de Kaboul et la difficulté des organisations nationales et internationales à agir durablement avec la population afghane contre les exactions des terroristes.

Mr Mondialisation : Quel est votre parcours de vie en tant que journaliste qui agit pour la défense des droits humains ?

Rafiullah Nizkad : J’ai commencé à travailler comme journaliste pour Khurshid TV en Afghanistan en 2019 en préparant des reportages dans plusieurs domaines, sur la guerre, la défense de la paix, dans la rubrique politique jusqu’à ce que Kaboul ne tombe aux mains des talibans. Ils m’ont arrêté et m’ont battu devant l’aéroport de Kaboul. J’ai fui au Pakistan et je ne pense plus jamais revenir en Afghanistan car je risque d’être tué en tant que journaliste. À présent en freelance, j’informe via des médias étrangers comme The Independent. Je suis assez soutenu au Pakistan car je reçois de l’argent de la part des médias.

Rafiullah Nizkad. Source : Twitter.

Hashmat Vejdani : J’étais journaliste indépendant depuis 2015 en Afghanistan avant que le gouvernement ne s’effondre. Je suis aussi étudiant en relations internationales au New Jersey. C’est mon dernier semestre avant que je n’obtienne mon diplôme. Je continue toujours à publier dans différents médias, notamment un article sur le conflit entre le parti talibanais pakistanais, le TTP (Tehreek-e-Taliban Pakistan) et le parti talibanais afghan, le TTA, qui sera prochainement publié. J’ai aussi accordé il y a peu de temps une interview à la TV. J’ai très rapidement décidé de m’enfuir au Pakistan, presque six jours après la prise de Kaboul, avec l’aide de l’université dans laquelle j’étais inscrit.

Hashmat Vejdani. Source : Linkedin

Mr Mondialisation : Vous avez tous les deux fait le choix de vous expatrier. Quelles sont les ruptures par rapport à votre vie d’avant que vous avez dû surmonter une fois que Kaboul ait été réquisitionné par les talibans ?

Rafiullah Nizkad : Lorsque Kaboul est tombée aux mains des talibans, c’était un dimanche et je me suis rendu dans l’une des institutions de sécurité de Kaboul pour couvrir une réunion de sécurité. Le matin, j’ai reçu un appel du bureau me demandant de venir car les talibans avaient encerclé Kaboul. J’ai vu que les forces de sécurité avait déposé leurs armes et enlevé leurs uniformes militaires. Les routes étaient fermées et tous les gens couraient vers leurs maisons. La nouvelle de l’évasion du président est devenue publique sur les réseaux sociaux. Les talibans sont arrivés facilement et ils ont pris Kaboul dans l’après-midi. En mars 2022, j’ai aussi été menacé par les talibans en raison de la publication du rapport d’Ahmad Massoud sur la déclaration de guerre contre les talibans et les soulèvements populaires dans le nord de Kaboul. Je n’avais pas prévu d’émigrer mais j’ai dû le faire. Je suis au Pakistan depuis dix mois maintenant mais ma famille est en Afghanistan. Mon visa a expiré, et ni les institutions de soutien n’ont entendu ma voix, ni les pays qui croient en la liberté d’expression. Avant que les talibans n’arrivent au pouvoir, j’étais plus libre dans mes activités. Depuis leur arrivée au pouvoir, non seulement je ne peux plus être journaliste mais je suis aussi menacé de mort.

Rafiullah Nizkad. Source : Twitter.

Hashmat Vejdani : Quand le gouvernement s’est effondré, j’étais en train de me préparer pour un interview à la TV, aux alentours de 9h du matin. Je me suis rendu au studio et j’ai vu que tout le monde était préoccupé. Il n’y avait plus personne dans la ville. J’ai arrêté un taxi et lui ai demandé de m’amener chez moi. Dans le taxi, le conducteur me dit d’enlever mon manteau. Je lui demande pourquoi. Il me répond qu’il y a un checkpoint à passer juste à côté de chez moi. J’étais très nerveux à l’idée de perdre ma liberté. Je me suis sentie atterré d’imaginer tous nos droits durement acquis s’effondrer aussi rapidement. Je voyais au loin les drapeaux blancs des talibans autour de voitures abandonnées appartenant principalement aux anciens gouvernants. Je rentre donc chez moi et met à l’abri mes enfants à l’étage inférieur. Ils sont très choqués. J’essaie de les rassurer. C’est un jour noir dans notre vie. La plupart de mes amis savaient que j’étais détesté par les talibans car je travaillais pour la paix donc j’ai très vite décidé de partir. Rester n’était pas une option. Je sais que c’est possible d’aller aux États-Unis grâce à un programme de l’université que j’ai mentionnée. Je fais des démarches avec celle-ci mais cela prend beaucoup de temps.

Nous sommes inquiets car nous allons devoir quitter le Pakistan à partir de fin décembre. Les expatriés afghans ne pourront plus y rester. Sans compter que le gouvernement Pakistanais est en conflit avec l’Afghanistan. Je suis en contact avec cent défenseurs des droits humains au Pakistan pour trouver des solutions. La situation se fait de plus en plus urgente car on commence déjà à arrêter des expatriés Afghans au Pakistan. J’ai décidé de me renseigner auprès de l’UNSCR (United Nation Security Council Reunion) appartenant aux Nations-Unies afin de faire des démarches pour rendre ma situation légale. J’ai appris que je devais payer pour obtenir ces papiers le plus rapidement possible. Ce n’est pas normal.

Mr Mondialisation : Avez-vous contacté des organisations de journalistes ou d’autres organisations internationales pour trouver de l’aide ? Qu’est-ce que votre rôle de journaliste et de défenseur des droits humains peut apporter pour lutter contre les talibans ?

Rafiullah Nizkad : J’ai contacté le Comité pour la Protection des Journalistes (CPJ) et bien d’autres. Malheureusement, les organisations internationales réduisent actuellement leurs aides. Pendant cette période, celles qui défendent les journalistes ne m’ont pas vraiment aidé à partir du Pakistan. Vu la situation, ces organisations ne peuvent pas travailler correctement en Afghanistan. Je veux informer les gens de ce qui se passe. Les talibans ont créé des restrictions pour les médias nationaux en Afghanistan afin qu’ils ne diffusent pas de programmes contre les souhaits de leur gouvernement. Ils ne veulent pas que leurs activités contre les femmes et les droits humains soient relayées dans les médias. Mon rôle de journaliste est d’informer sur ces problèmes. Je compte sur les médias de masse qui pourraient davantage informer les gens des provinces reculées d’Afghanistan qui n’ont pas souvent accès à Internet ni aux nouvelles technologies. Ils peuvent donc difficilement être au courant des événements qui se produisent dans leur pays et dans le monde.

Hashmat Vejdani : Avant la prise de Kaboul, je travaillais sur un projet d’accord de paix. J’ai été membre de plusieurs organisations dans le domaine des droits humains et de la défense en Afghanistan qui proposaient des solutions au gouvernement pour maintenir la paix. Nous discutions avec la population en leur donnant des clés pour mieux participer à la vie citoyenne et particulièrement aux élections car les gens sont contraints d’accepter les lois et ne participent pas forcément. Je fait partie d’une organisation non gouvernementale étasunienne basée en Afghanistan : Global Friends of Afghanistan. En tant que journaliste, j’ai abordé toutes ces thématiques en lien avec la défense des droits humains, qui me tiennent à cœur. L’éducation pour tous est aussi un domaine important pour moi. J’ai été prof de chimie et d’anglais en Afghanistan. En ce moment, je fais prendre conscience de l’urgence de la situation en Afghanistan en publiant des données, sur les réseaux sociaux, sur le manque criant de nourriture, les mariages forcés entre des jeunes filles et des dirigeants talibans ainsi que sur les droits des femmes. Me battre pour le droit des femmes, c’est aussi rendre service à ma fille de cinq ans qui aimerait être médecin. Je me dis que des millions de petites filles pourront faire comme elle en suivant des études. 

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L’accès à l’éducation est un droit humain. Les femmes et les groupes ethniques se voient refuser le droit de participer à l’édification d’une économie et d’une société meilleures en Afghanistan. Source : Global Friends of Afghanistan

Mr Mondialisation : De quelle manière les talibans détruisent-ils maintenant les droits humains et en particulier les droits des femmes ?

Rafiullah Nizkad : Les talibans considèrent l’éducation et le travail des femmes comme une coutume et une culture des pays occidentaux. Au Pakistan, mes sœurs qui sont elles aussi expatriées peuvent aller à l’université contrairement en Afghanistan. Les talibans veulent priver les femmes d’éducation en utilisant la religion. Ils veulent même leur interdire d’aller au marché et de faire du tourisme en ville. Beaucoup ne voient les femmes que comme des objets sexuels. Les femmes qui revendiquent le droit d’étudier et de travailler sont confrontées à des risques d’arrestation et de torture. Il faut savoir que l’éducation des hommes en Afghanistan est elle aussi entravée.

Hachmat Vejdani : Les groupes extrémistes ont tous la même idéologie que ce soit les talibans ou Al-Quaïda. Maintenant, ils interdisent tout comme l’éducation. Je supporte les droits des femmes ! C’est pourquoi je trouve que les femmes sont véritablement des héroïnes en Afghanistan car ce sont elles qui protestent dans les rues actuellement. Ce sont majoritairement des femmes Tadjik et Hazara, même s’il y a quelques femmes Pashtun, qu’on retrouve dans les rues. Si les femmes se rebellent, ils n’ont aucune hésitation à les tuer. Les filles sont directement touchées car elle ne vont plus à l’école. Toute la population est concernée. Les hommes et les familles qui protègent les femmes qui protestent sont aussi des cibles. Dans les écoles, les talibans vont même jusqu’à changer les programmes dans les manuels scolaires pour former les élèves dès le plus jeune âge à leur idéologie islamiste. Ils enseignent aussi l’utilisation des armes. C’est très dangereux.

Je pense que ces 20 dernières années d’avancées en Afghanistan font que les gens ne pourront plus jamais adhérer à de tels enseignements. Les gens sont en train de changer. La nouvelle génération veut avoir accès à plus de droits. Je soutiens des femmes dans ma communauté, notamment des femmes de mon quartier pour qui j’ai enseigné. J’ai été un des premiers à leur donner des cours d’anglais. Je suis en lien avec celles qui prennent des risques en protestant contre les talibans. J’ai appris qu’une dizaine de ses femmes, à présent expatriées au Pakistan, étaient en première ligne des manifestations à Kaboul. Les talibans vont jusqu’à les rechercher au Pakistan. Je fais partie d’un groupe d’une centaine de personnes en contact avec des femmes restées en Afghanistan et qui pourraient peut-être s’expatrier au Pakistan. Je donne aussi des cours d’anglais sur WhatsApp.

Hachmat Vejdani

Mr Mondialisation : Quelles sont les causes de la guerre et pourquoi se pérennise-t-elle en Afghanistan malgré les sursauts démocratiques successifs avant la prise de Kaboul ?

Rafiullah Nizkad : La société civile est fracturée. Une partie des afghans luttent contre le régime des talibans alors que l’autre ne lutte pas ou difficilement. Une partie s’expatrie en dehors de l’Afghanistan pendant qu’une autre est encore au sein du pays. Dans le gouvernement actuel, tous les groupes ethniques, y compris les Tadjiks, les Hazara et les Ouzbeks doivent jouer un rôle actif et former un gouvernement véritablement inclusif. Une des raisons principales est aussi cette lutte constante pour le pouvoir. Les talibans ne veulent pas que ceux qui n’étaient pas avec eux dans le passé fassent partie du système maintenant. C’est pourquoi Ahmad Massoud se bat contre les talibans afin que les droits de tous les groupes ethniques s’accordent dans le système actuel. L’impérialisme occidental ne favorise pas une paix durable. Le Qatar qui est pourtant soutenu par certains pays occidentaux comme les États-Unis entretient des relations troubles avec les talibans. Lorsque le secrétaire d’État américain, M. Pompeo, a signé un protocole d’accord avec les talibans à Doha, certaines parties importantes de ce protocole n’étaient pas accessibles aux médias.

L’une des parties de l’accord entre les États-Unis et les talibans était la cession des provinces sans conflit aux talibans. Après la signature du mémorandum de Doha, les guerres se sont intensifiées dans les provinces du sud de l’Afghanistan. Les villages sont tombés aux mains des talibans les uns après les autres sans que l’armée de l’air afghane ne puisse intervenir. C’est la province de Nimroz qui a été la première à tomber aux mains des talibans le 6 août 2021. Le retrait précipité des troupes américaines d’Afghanistan, la corruption excessive des hauts fonctionnaires du gouvernement, y compris de l’ancien président Ashraf Ghani, le manque de coordination entre les forces terrestres et aériennes du gouvernement précédent et la nomination de personnes inexpérimentées par M. Ghani à des postes gouvernementaux importants ont grandement joué en faveur de ce coup d’état des talibans.

Hachmat Vejdani : Pour l’accord de Doha, il était prévu que les talibans incluent la population dans leurs actions. La plupart des gens pensaient que les talibans allaient changer ! La grande majorité de la population n’accepte pas, désormais, les talibans en Afghanistan car ils n’ont fait aucun effort pour la population malgré leurs promesses. En ce moment, très peu de personnes travaillent et il n’y a aucun changement que nous pouvons observer. Je pense que les talibans ne changeront jamais ! Je compte sur la cohésion des organisations internationale pour nous aider dans la mise en place d’un accord de paix durable. Mon but est de représenter l’Afghanistan dans le monde pour trouver des compromis avec les Nations-Unis une fois mes études en relations internationales terminées. 

                     – Propos recueillis par Audrey Poussines et Hans Schauer


Photo de couverture : Kaboul contrôlé par les talibans, 17 août 2021,
DateVOA, Public domain, via Wikimedia Commons

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