« Le roi n’avait pas ri » : Interview intimiste avec Guillaume Meurice

Avec Le roi n’avait pas ri, son second roman, Guillaume Meurice signe un basculement fort, de la mascarade bien rodée à la brutalité des rapports de domination. La blague de trop du désinvolte Triboulet, fou officiel du roi et personnage principal, menace de jaillir à tout moment : on s’amuse, mais dans l’attente infernale du verdict, jamais loin d’être prononcé. Nous savons que nous rions sous conditions. Ce qu’on redoute, on l’espère cependant tout autant. Ce serait un soulagement de voir enfin les choses nues, terribles, telles qu’elles pèsent sur nous et sur le pauvre bouffon depuis le début du récit. La tension évaporée, le rire devient plus précieux que jamais, tout comme l’urgence de réfléchir plus rigoureusement notre condition politique. Rencontre avec l’auteur, ce trublion contemporain.

Quand Guillaume Meurice ne rapporte pas les frasques des passants ou des élus dans ses chroniques pour France Inter, il écrit. Toujours au nom de l’humour, bien sûr. Le roi n’avait pas ri, son deuxième roman, imagine la vie de Triboulet, bouffon bossu et désinvolte de Louis XII puis François 1er. C’est le récit de sa misère, au crépuscule du Moyen Âge, suivie de ce que la Start-up Nation qualifierait de « réussite » : une ascension sociale, bien verticale, de gueux qui coûte « un pognon de dingue » à éminent membre de la cour.

Triboulet, divertisseur attitré du royaume sur deux générations, jouit ainsi de mille et une richesses, mange à sa faim et savoure quelques privilèges, notamment celui que seuls les amuseurs peuvent apprécier : moquer les puissants en toute impunité, la couronne y compris. Mais le conte médiéval ne se cache pas de surtout traiter, en filigrane, les limites de ce droit : un bouffon désigné par le pouvoir est-il vraiment libre de railler ce qu’il veut ? « Lorsqu’elle est permise par un roi, l’irrévérence fait-elle révérence ? ». Et, surtout, qu’en est-il aujourd’hui : jusqu’où l’élite dirigeante se plait-elle à être divertie et où se situe la limite de son auto-dérision ? Si la réaction notoire de Gérald Darmanin à un des sketch du chroniqueur nous offre quelques éléments de réponse, rien de tel qu’un tête à tête avec le principal intéressé. Discussion avec Guillaume Meurice.

 

Présentations : qui est ce « Guillaume Meurice qui se dit humoriste »

Mr Mondialisation : Avant de faire pleurer dans les chaumières avec nos questions philo-politiques, mettons-nous un peu à l’aise. Guillaume Meurice et Mr Mondialisation. Deux bobo-islamo-gauchistes (sic) enfin réunis. Comment vous sentez-vous ?

Guillaume Meurice : Ahah ! Au top ! En famille ! Celle qui donne des bouffées d’angoisse à Gérald Darmanin et des descentes d’organes à Pascal Praud. Je me sers un thé à la (akbar) menthe et je suis à vous.


Mr Mondialisation : (On en prendra bien un « chouïa » aussi, merci). Vous vous définissez souvent comme humoriste, ou comique. Qu’en est-il d’écrivain ? Ou militant ?

Guillaume Meurice : En règle générale, je n’aime pas trop me définir. Ni définir les autres parce que c’est souvent réducteur. Humoriste, c’est souvent comme ça que les gens me connaissent. Mais je suis juste un gars qui a de la chance de pouvoir vivre en faisant des trucs qui l’amusent. Des chroniques, des spectacles, de la musique, des documentaires, et aussi des livres… Sinon, j’ai trop de respect pour les militants pour me présenter comme ça. Il y a dans cette idée une notion de dévouement à une cause que je respecte infiniment. Moi, je fais juste que donner mon avis en faisant le pitre. Une prise de parole publique est toujours «politique » mais mon but n’est pas de convaincre, c’est d’abord de faire rire, et pourquoi pas de provoquer le débat…


Mr Mondialisation : Travailler à la radio et aborder l’actualité vous a souvent valu d’être considéré comme journaliste, avec toutes les attentes et projections qui vont avec, auxquelles ne répond pas toujours l’humour. Vous avez donc souvent rappelé que ce n’était pas votre rôle. Qu’est-ce que le journalisme à vos yeux ?

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Guillaume Meurice : Oui, je considère d’ailleurs que c’est un problème pour le journalisme que je puisse être considéré comme tel. Certes, je reprends certains codes (interviews, déplacements sur le terrain, etc…) mais ça s’arrête là. Un journaliste contrairement à moi devrait s’efforcer de décrire la réalité de la manière la plus objective et sérieuse possible. Moi je fais tout l’inverse.

 

Choisir la satire comme prisme de lecture du monde, car « c’est bien la pire folie que de vouloir être sage dans un monde de fous ». 


Mr Mondialisation : Parlons de votre livre. La première fois que Triboulet s’en remet au rire, qu’il en découvre le pouvoir défensif, c’est lors d’une scène particulièrement violente : il se fait agresser et sa répartie devient sa bouée de sauvetage. Quel est le moment où vous avez choisi le rire pour aborder le monde ? 

Guillaume Meurice : Je n’ai pas l’impression de l’avoir choisi. C’est plutôt une manière d’être, un réflexe. Depuis l’enfance, c’est mon mode de communication le plus naturel. Pour me défendre (dans la jungle que peut représenter une cour de récréation), mais aussi pour le simple plaisir de faire rire mes camarades, ainsi que, je dois l’admettre, celui de défier l’autorité des profs. Je l’utilise assez inconsciemment parce que je pense que ça désamorce des tensions. Le rire est une libération. Charline dit que c’est un « lubrifiant social » . La formule me plait bien.

Je doute que l’humour puisse d’ailleurs s’apprendre. C’est pour cela que la scène avec Louise [la mère de François 1er demande à Triboulet de lui enseigner l’art de la répartie] s’avère complètement catastrophique pour elle. En ce qui me concerne, c’est sans doute une éducation (ça riait beaucoup chez moi en famille, ça se chambrait, s’invectivait, mais toujours dans la joie). Ceci-dit, je ne trouve pas que ma répartie est si affûtée : à chaque fois que je monte une chronique (donc que je réécoute mes enregistrements bruts pour en choisir des extraits), c’est très fréquent que je me dise « mince, j’aurais dû lui répondre ça, ou relancer comme ça… » . Bref, c’est une remise en question permanente.


Mr Mondialisation : Si le roi n’a pas ri, Triboulet également n’y parvient plus, à plusieurs reprises. La guerre, la mort, et même l’amour ou l’amitié regrettée, lui passent l’envie de railler ses semblables. Il y préfère la compassion. Vous souvenez-vous de la dernière fois que vous n’avez pas réussi à rire ? 

Guillaume Meurice :  J’ai un exemple, où j’ai décidé de changer de sujet au dernier moment. J’avais écrit toute une chronique sur les violences policières en allant taquiner des flics dans une manif qu’ils organisaient. Et en rentrant à la maison de la radio, j’apprends qu’il y a eu une attaque au couteau à la préfecture de police. Ça ne changeait rien à ce que je pensais de mon sujet mais j’ai trouvé qu’il aurait été indécent de diffuser la chronique telle quelle. Heureusement c’était une journée de lutte contre le SIDA et j’avais interrogé deux jours avant un collectionneur de préservatifs ! Comme quoi, la capote sauve même là où on ne l’attend pas.


Mr Mondialisation :  Au bon endroit, au bon moment… On replombe l’ambiance ? L’ouvrage est traversé par un tourment intérieur, permanent, qui paraît insolvable : Triboulet se demande s’il a raison de saisir le monde à travers la bouffonnerie. Lui-même ne peut s’empêcher de lire et citer Erasme, d’être attiré par la puissance des concepts explicites. La philosophie vous ferait-elle de l’œil comme à Triboulet ? 

Guillaume Meurice :  Oui, mais trop souvent, dès que la philo s’intéresse au rire, elle le neutralise. Cela devient chiant à en crever. Pour moi, l’humour, c’est comme l’amour. Il vaut souvent mieux le faire que d’en parler. D’ailleurs mes philosophes préférés ont allègrement usé du rire, mais pas en le théorisant, en l’expérimentant. D’abord, Diogène de Sinope dont l’occupation principale était de troller Platon. Et Démocrite, dont Juvénal disait « toute rencontre avec les hommes lui donnait matière à rire ». Je crois que le lien entre les deux est que l’humour comme la philo permettent de mettre de la distance avec le réel pour ne plus le subir. Et je crois que c’est pourquoi j’aime les deux malgré tout.

Mr Mondialisation : Alors on continue ! Le passage du rire à la gravité peut coûter la mort à Triboulet. Au-delà de la question strictement politique que vous avez déjà soulevée – faire rire sur une antenne publique – un dilemme existentiel en ressort : selon vous, vaut-il mieux rire sous la contrainte ou être libre, mais de pleurer ?

Guillaume Meurice : Rire sous la contrainte bien évidemment. Car heureusement, la contrainte est créatrice ! Et d’ailleurs la contrainte est toujours présente sous différentes manières (temps de chronique, placement dans la grille… etc). Il y a une seule liberté sur laquelle je ne transige pas : ma liberté d’expression. Si je n’ai pas la garantie de dire ce que je veux de la manière dont je veux le dire, je pars (je l’ai déjà fait en 2015 avec Canal Plus, par exemple). Pour le reste, je crois qu’il faut jouer avec les contraintes, les utiliser, et ainsi « se créer liberté » comme disait Nietzsche (faut que j’arrête, je vais finir sur France Culture avec vos conneries).

 

Dans la plume de Triboulet Meurice.

Eduardo Zamacois y Zabala, peinture 19ème siècle. Libre de droit.

Mr Mondialisation : Vous avez consulté des historiens, en autodidacte, pour imaginer la vie de Triboulet à son époque. Mais au service de l’immersion, et donc du comique, votre ouvrage peut aussi compter sur un maniement des mots particulièrement crédible :  comment avez-vous travaillé le ton médiéval ?

Guillaume Meurice : J’ai d’abord voulu éviter ce qui me semblait comme des pièges : l’utilisation du vieux Français dans les dialogues (qui aurait été aussi pénible à écrire qu’à lire) ou la caricature (style « Les Visiteurs »).

L’idée était davantage de créer une ambiance, une atmosphère. J’ai donc pas mal lu de livres qui décrivent la vie quotidienne de cette époque (ce qu’ils mangeaient, buvaient, comment ils s’habillaient…) aussi bien à la cour, que dans la population. Et puis je me suis amusé à utiliser des mots connotés, des expressions, ainsi qu’une petite astuce dans les dialogues : remplacer le « pas » par « point » . « Vous n’y pensez pas » ne résonne pas pareil que « vous n’y pensez point » . C’était un plaisir d’écrire tout ça, morbleu !


Mr Mondialisation : Vos satires ont pour point commun le détournement : dans vos chroniques, vous déléguez une grande partie de votre temps à la parole que vous moquez, et dans votre roman, vous la concédez à des personnages. Qu’est-ce qui vous plaît tant dans l’utilisation d’intermédiaires que le discours direct ne vous offre pas ? 

Guillaume Meurice : Je considère que l’humour est une défense. Donc il m’est utile de bien définir « l’attaque » (un discours raciste, homophobe, sexiste par exemple) pour y répondre avec toute la dérision qu’elle mérite. J’adore le réel (j’ai un ami qui m’appelle « l’obsédé du réel »). Alors j’aime m’appuyer dessus. Je privilégie, les thématiques d’actualité sur lesquelles j’ai un truc à dire ainsi qu’une idée d’angle. Après, il y a juste à aller interroger les gens et écrire des blagounettes. Ce n’est pas tant d’intermédiaires dont j’ai besoin mais de rappeler la réalité pour y pointer les absurdités qu’elle comporte. 


Mr Mondialisation : Une fois que vous avez le sujet, les actualités sont parfois complexes, or le rire, lui, oblige souvent à se positionner de manière plus polarisée, en contraste avec la pensée moquée : rire est-ce renoncer à la nuance ? 

Guillaume Meurice : C’est vrai que l’humour nécessite une certaine « efficacité » dont le « résultat » est le rire. Moi, je me vois comme un caricaturiste. Donc oui, je grossis le trait. Mais je ne renonce pas à la nuance dans le fond, seulement dans la forme. C’est très différent. Il y a par exemple de supers dessins de presse très trash dans la forme, mais très fin dans le fond.


Mr Mondialisation : Vous dites dans plusieurs interviews qu’à l’inverse de Triboulet, votre public ce n’est pas le pouvoir, mais les lecteurs ou auditeurs : c’est eux que vous tenez à faire rire. « Le public n’avait pas ri » et « Le roi n’avait pas ri », mêmes enjeux ?

Guillaume Meurice :  Ahah ! Non parce que je ne risque pas ma vie, alors que Triboulet oui. Moi, si je fais un bide, je perds juste un peu d’amour propre donc je m’en remets facilement.  Au pire, si je récidive trop souvent, je perds mon métier. Mais ce qui est assez plaisant dans le milieu de l’humour, c’est que sa légitimité, un humoriste la doit au public (personne n’est forcé à rire). Il n’y a pas de « fils ou fille de » dans ce milieu car un réseau ou des relations ne servent à rien. Il faut juste oser ce petit saut dans le vide que constitue le fait de dire « écoutez-moi, je vais vous faire rire ». Et là, l’humour devient parfois une façon de mettre à l’aise ainsi qu’un bon anti-stress (merde je parle comme un coach en développement personnel).

 

Mr Mondialisation : Une dimension centrale du roman est la difformité de Triboulet et sa réception par la société. La laideur moquée, source de violence, d’injustices, de souffrances, de rejet. Quel est le rôle de ces traits qui sont au cœur de presque chaque page ?

Guillaume Meurice : Je trouve les canons de beauté ennuyeux. Et l’injonction qu’ils contiennent aussi. La beauté porte l’idée de la perfection, de la symétrie, de l’harmonie, voire d’une certaine idée du sacrifice (« faut souffrir pour être belle », quelle connerie) et de la performance. Moi je trouve ça chiant. Je crois que la jubilation se trouve dans l’à peu près, le bizarre. C’est ça qui titille ma curiosité. J’aime la singularité, le «pas de côté» , le loupé, le presque. Parce que c’est une émancipation majeure de dire merde à la pression sociale d’un groupe dont les individus cherchent absolument à se ressembler de peur d’être exclus. 


Mr Mondialisation : Parmi les autres sujets récurrents, il y a la chasse. Pareille à la guerre, elle rythme le récit de moments tragiques où aucun humour n’est possible. La guerre, la chasse, même combat ?

Guillaume Meurice : Même mode opératoire. Vouloir imposer une mort violente à un être vivant sentient. Les rapports de domination m’interrogent car je les trouve cons au possible. Je ne comprends pas l’idée qu’un humain puisse se sentir supérieur ou inférieur à un autre. C’est pour ça que la structure hiérarchique (donc verticale) me semble d’une absurdité totale. Non seulement ça écrase ceux qui sont en dessous, mais en plus, ça met une pression folle à celui qui est tout en haut (car soit il a promis qu’il avait des solutions à tout, soit il est le leader qui doit montrer seul le chemin au groupe). Quand est-ce qu’on arrête les conneries ? C’est pareil pour les animaux. Pourquoi l’animal humain s’arroge-t-il le droit de vie ou de mort d’un autre animal pour son simple divertissement ? Tous les rapports de domination portent en eux la souffrance et la mort. 


Mr Mondialisation : Dans votre roman, Triboulet moque le peuple, ses semblables, avec autant de vigueur qu’il critique la cour. Vous aussi, vous ne ménagez ni les passants, ni les élus. Travaillez-vous ces deux formes de moquerie de la même manière ? 

Guillaume Meurice : Je ne moque que les discours, les postures, les faux semblants, les contradictions. Jamais les gens. Moi aussi j’ai des postures, des contradictions, et mes amis ne manquent d’ailleurs jamais de me les faire remarquer. Donc, oui, je les aborde de la même manière à une exception notable près : je ne cite les noms que des gens qui sont en responsabilité (élus, porte-parole de lobby ou d’entreprises…etc). J’ai par ailleurs toujours refusé de faire ce genre de micro-trottoir pour des chaînes de télé. Je détesterais qu’une personne soit reconnue dans la rue et raillée parce qu’elle a dit une connerie. Parce qu’on dit tous des conneries (mais toujours moins que des députés LREM).

Mr Mondialisation : En parlant d’eux ! Triboulet ressent une forme d’empathie pour le roi, que vous considérez être incarné aujourd’hui, a priori par Macron, mais a posteriori par l’économie. En écrivant, avez-vous eu peur de livrer un message de complaisance vis-à-vis du pouvoir ? N’avez-vous jamais ressenti cette complaisance vous-même ?

Guillaume Meurice : Ce n’est pas une complaisance mais une tentative de compréhension. Bernard Arnault existe, je ne peux rien faire contre cette réalité. Alors ça m’intéresse de savoir pourquoi il existe comme cela. Et pour ça, il faut de l’empathie, essayer de se mettre à sa place. De comprendre les mécanismes qui rendent possible l’expression de cette folie totale de vouloir amasser tout le pognon du monde. Manuel Valls avait dit un truc très con (ça ne surprendra personne) : « Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ». Non. De la même manière, tenter de comprendre, de se mettre à la place de l’autre, ce n’est pas être complaisant.


Mr Mondialisation : On plussoie. Le mot de la fin ? La société a-t-elle besoin de plus de bouffons et bouffonnes ?

Guillaume Meurice : La société a besoin de moins de résignation. Alors si le rire permet de remonter le moral des gens qui luttent, c’est déjà ça !

 

Pour sûr que ça remonte le moral ! Mr Mondialisation remercie Guillaume Meurice et autres bouffons de permettre d’encaisser les luttes les plus coriaces avec le sourire.

Le roi n’avait pas ri, est publié aux éditions JC Lattes, et disponible en librairies indépendantes. 

– Propos recueillis par Sharon H.

 

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