Jakarta, actuelle capitale de l’Indonésie, a fait face à des pics de pollution sans précédent durant le mois d’août, devenant ainsi la ville la plus polluée au monde pendant plusieurs jours consécutifs. Cette pollution atmosphérique est en grande partie causée par le trafic et par la présence de 10 centrales à charbon dans les 100 kilomètres aux alentours de Jakarta.

Conscient de cette situation, le gouvernement ne semble pourtant pas prêt à apporter des solutions à ce problème sanitaire, la plupart ayant des intérêts personnels dans l’industrie minière. De plus, la Haute Autorité indonésienne des services financiers (OJK) a choisi de classer la construction de nouvelles centrales thermiques à charbon comme « activité verte » dans sa taxonomie des activités économiques.

Jakarta. Source : Pexels

Une pollution atmosphérique de plus en plus invivable

De manière générale et depuis plusieurs années, la ville de Jakarta occupe les places les plus hautes du classement des villes les plus polluées au monde et, mi-août, la situation était telle qu’elle s’est retrouvée à la tête du classement des grandes villes polluées selon la qualité de l’air de l’entreprise IQAir, en enregistrant pendant plus d’une semaine une concentration de particules fines (PM2.5) supérieure à des villes très polluées comme Doha ou Lahore.

Le gouvernement met la pollution atmosphérique sur le dos de la circulation automobile d’une part, estimant que les émissions des véhicules circulant dans la capitale comptent pour 44% des émissions globales, et de la météo d’autre part car la pollution atmosphérique s’aggrave lors de la saison sèche qui a par ailleurs duré plus longtemps que d’habitude cette année. Le 21 août, le gouvernement a d’ailleurs pris une mesure d’obligation de télétravail pour les fonctionnaires pendant 2 mois afin de remédier à la pollution de l’air pour le sommet de l’ASEAN qui s’y tenait en septembre.

Mais les défenseurs de l’environnement, eux, pointent également du doigt les centrales électriques au charbon qui alimentent l’activité industrielle environnante, et rendent la vie des quelques 30 millions d’habitants de Jakarta et ses alentours de plus en plus compliquée, les maladies pulmonaires et respiratoires se multipliant. Selon une étude du Center for Research on Energy and Clean Air (CREA), la pollution de l’air liée aux émissions des centrales à charbon serait responsable d’environ 2 500 morts par an à Jakarta, et 10 500 dans le pays entier. Un problème d’une ampleur incontestable et qui est pourtant loin d’être résolu.

La priorité au charbon dans le pays

L’Indonésie est le cinquième producteur et premier exportateur de charbon au monde, et son économie et alimentation en électricité en sont donc ultra dépendantes. En 2022, le charbon représentait plus de 60% de la production d’électricité du pays.

Terminal charbonnier de Tanjung Bara, Est de Kalimantan. Wikimedia. 

La position de l’Indonésie par rapport au charbon ces dernières années est ambivalente :  lors d’un sommet du G20 en novembre 2022, le pays s’est engagé à réduire sa dépendance aux énergies fossiles et viser la neutralité carbone pour 2050. Des objectifs ambitieux pour lesquels le gouvernement a reçu des promesses de financement de près de 19 milliards d’euros des pays « riches ». Un an plus tard, en juillet 2023, à une réunion du G20 sur l’énergie, l’Indonésie rechigne à s’accorder sur une réduction d’utilisation des énergies fossiles, et le pays poursuit la construction de centrales à charbon initialement prévues. Un revirement qui n’est cependant pas tellement étonnant lorsque l’on regarde de plus près les liens qu’entretiennent les dirigeants du pays avec l’industrie minière…

En effet, les oligarques du charbon exercent une influence redoutable dans la politique indonésienne, ayant notamment largement financé les campagnes électorales des 2 opposants aux élections présidentielles de 2019. Au-delà de ça, le quotidien indonésien, The Jakarta Post, révèle que plusieurs membres du gouvernement ont des intérêts personnels non négligeables à promouvoir le secteur. Le ministre de la défense, par exemple, est le principal actionnaire d’une société minière et le ministre du tourisme détient une société d’investissement qui possède des parts dans une autre compagnie minière. Cerise sur le gâteau : le ministre de la Marine et des Investissements Luhut Binsar Pandjaitan, que le Président a nommé responsable d’une cellule spéciale destinée à trouver des solutions contre la pollution à Jakarta, détient le holding Toba Sejahtra depuis 2004, groupe ayant pour principales activités les ressources naturelles, la production d’électricité et l’agriculture et possédant plusieurs milliers d’hectares de concessions destinées à l’extraction de charbon.

Le ministre Luhut Binsar Pandjaitan, avec le commandant du TNI, le chef d’état-major de l’armée et le commandant du Kostrad à l’occasion de l’anniversaire de Kopassus. Wikimedia

Pour ne rien arranger, la Haute Autorité indonésienne des services financiers (OJK) a annoncé en septembre vouloir classer l’extraction du charbon comme activité « verte » dans sa taxonomie des activités économiques destinée aux banques et institutions en fonction de l’impact des activités sur l’environnement. L’OKJ justifie cette classification en soutenant que les centrales à charbon peuvent alimenter des chaînes d’approvisionnement d’entreprises plus durables, telles que les fonderies de nickel qui servent à la fabrication de batteries pour voitures électriques. Une décision qui inquiète les experts et surtout, qui n’augure rien de bon dans la fin des investissements dans l’industrie du charbon.

Ce 21 novembre, l’Indonésie a enfin lancé son plan d’investissement de 20 milliards de dollars qui servira de « feuille de route stratégique pour une transition énergétique ambitieuse en Indonésie » selon le ministre de la Marine et des Investissements Luhut Binsar Pandjaitan, et prévoit d’atteindre 44% de sa production électrique en énergies renouvelables d’ici 2030. Les efforts devront être colossaux quand on sait qu’en 2021, les énergies renouvelables ne représentaient que 11,5% du mix énergétique du pays.

- Pour une information libre ! -Soutenir Mr Japanization sur Tipeee

La menace de la montée des eaux

En plus de souffrir d’une pollution atmosphérique très élevée, Jakarta, se situant au bord de la mer de Java, est également menacée par la montée des eaux. Chaque année, la capitale indonésienne s’enfoncerait d’environ 6 centimètres selon une étude de l’Agence indonésienne pour l’évaluation et l’application des technologies datant de 2021. L’étude estime qu’un quart de la ville pourrait être complètement sous eau d’ici 2050 si rien n’est fait pour remédier au problème.

La principale cause de l’affaissement du sol à Jakarta est le pompage non contrôlé des nappes phréatiques. En effet, plus de la moitié de la population puise quotidiennement dans les eaux souterraines, l’eau courante étant devenue trop chère pour la plupart des habitants.

Les inondations dans la ville sont d’ailleurs déjà fréquentes pour plusieurs raisons : des grandes quantités d’eau venant des montagnes lors de la saison des pluies, une mauvaise gestion des égouts qui ne savent plus évacuer correctement l’eau ou encore la montée des eaux dans des quartiers se trouvant déjà sous le niveau de la mer et n’étant séparés de l’océan que par de longs murs de béton.

Même si des solutions ont été mises en place ces dernières années (bassins pour stocker l’eau venant des montages ou pompes aspirant l’eau en période de crue), l’affaissement de la ville sous le niveau de la mer est irréversible, et le climat de plus en plus imprévisible n’arrange rien.

Une nouvelle capitale aux dépens de la forêt tropicale

Face à ces défis, le Président Jokowi et son gouvernement ne semblent pas vouloir s’attaquer au problème à la racine mais se contentent plutôt de le déplacer. En effet, ce dernier avait proposé le transfert de la capitale vers une toute nouvelle ville, une idée qui a été approuvée par le parlement indonésien en janvier 2022.

La nouvelle capitale, Nusantara, est en construction à quelques centaines de kilomètres de Jakarta, à l’Est de l’île de Bornéo, depuis déjà plus de 2 ans. Le Parlement et le palais présidentiel y seront relocalisés et devraient être inaugurés en août 2024. Ensuite, il est prévu que 25 000 fonctionnaires viennent s’y installer chaque année, et que la ville soit complètement achevée d’ici 2045.

President of Indonesia, Joko Widodo, and the Governor of East Kalimantan visiting the location of Indonesia’s future capital city, Nusantara. Source: Wikimedia

En plus d’éviter d’essayer de dépolluer Jakarta, le projet de construction artificielle de la capitale de Nusantara n’est pas une bonne nouvelle pour l’environnement. Nusantara est en construction dans l’une des plus grandes forêts tropicales du monde, à cheval entre l’Indonésie, la Malaisie et Brunei. Si le gouvernement promet que la ville se veut « zéro émission », « tout accessible à pied ou en vélo » et « première ville forestière durable », les écologistes et communautés locales n’en sont pas convaincus.

L’installation d’une ville dans ce territoire riche en faune et flore causera incontestablement une hausse de la pollution et créera une menace pour les espèces qui y vivent telles que les orangs-outans, déjà en voie d’extinction, singes à long nez ou encore panthères nébuleuses. L’urbanisation et l’installation de quelques 256 000 hectares prévus pour l’expansion de la nouvelle ville ne fera qu’aggraver la déforestation déjà très problématique dans ce pays à cause des exploitations minières et plantations d’huile de palme.

Les communautés autochtones brimées

Enfin, les communautés autochtones craignent de se voir évincer de leurs propres terres, et voient déjà les constructions se multiplier autour de leurs villages. L’Alliance des peuples indigènes de l’archipel (AMAN), qui défend les droits des différentes communautés indigènes d’Indonésie, estime qu’au moins 20 000 personnes issues de 21 groupes indigènes vivent actuellement dans la zone concernée par le projet de nouvelle capitale, et seront progressivement relocalisés à l’issue de la construction de celle-ci.

Ces peuples s’estiment sacrifiés au nom du développement national et privés de terres qu’ils ont hérité de leurs ancêtres. La plupart ont hérité de leurs terres de manière coutumière et non légale, et ne disposent donc d’aucun document prouvant leur propriété. On peut donc aisément s’imaginer l’insécurité dans laquelle ils se trouvent et à aucun moment, les autochtones n’auraient été inclus dans le dialogue.

C’est le cas de la tribu Balik, qui a déjà vu l’accès à leur rivière leur être interdite, en échange de maigres compensations financières, alors que celle-ci constituait leur source d’eau pour boire, se laver, se nourrir. Leur mode de vie est complètement bouleversé par le projet du gouvernement.

Selon le chef des Balik, Sibukdin : « Avant même que cette nation n’existe, nos arrière-grands-parents vivaient déjà dans cette région. Nous espérons donc que le gouvernement accordera l’attention nécessaire à notre avenir. Nous ne voulons pas devenir des étrangers sur nos propres terres. »

Enfin, si l’objectif de cette nouvelle capitale est de décongestionner Jakarta, les habitants de la ville, eux, sont moins enthousiastes à l’idée de déménager à des milliers de kilomètres de leur quartier, les éloignant de la mer dont beaucoup dépendent pour la pêche.

En somme, Jakarta et l’Indonésie de manière générale font face à des problèmes de taille, menacées par une pollution extrême et les conséquences du dérèglement climatique qui se font de plus en plus sentir. Le gouvernement se dit engagé pour réduire ses émissions de carbone mais les actions sont loin de suivre. Il ne reste plus qu’à espérer que le plan de décarbonation de 20 milliards de dollars sera respecté ou encore que les habitants, en se mobilisant, réussissent à faire plier le pouvoir en place. 

– Delphine de H.


Photo de couverture : Clean Water Sanitation Challenges in Jakarta, Indonesia. Source: Wikimedia

Sources complémentaires :

« En Indonésie, les centrales au charbon vont recevoir le label vert », Courrier International, 18/09/2023, https://www.courrierinternational.com/article/environnement-en-indonesie-les-centrales-au-charbon-vont-recevoir-le-label-vert

« La nouvelle capitale indonésienne, une menace pour le paradis vert de Bornéo », France Inter, 16/01/2023, https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/sous-les-radars/le-bruit-du-monde-sous-les-radars-du-lundi-16-janvier-2023-4366065

“La classe politique dopée au charbon étouffe le peuple”, Marion Zipfel, La Libre, 19/09/2023.

« L’Indonésie transfère sa capitale de Jakarta vers la nouvelle ville de Nusantara »,  France info, https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-monde-est-a-nous/l-indonesie-transfere-sa-capitale-de-jakarta-vers-la-ville-nouvelle-de-nusantara_4905775.htmlhttps://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-monde-est-a-nous/l-indonesie-transfere-sa-capitale-de-jakarta-vers-la-ville-nouvelle-de-nusantara_4905775.html

« ‘Like we don’t exist’: Indigenous fear Indonesia new capital plan”, Jessica Washington and Syarina Hasibuan, Al Jazeera, 15/03/2023, https://www.aljazeera.com/news/2023/3/15/like-we-dont-exist-indigenous-fear-indonesia-new-capital-plan

- Cet article gratuit et indépendant existe grâce à vous -
Donation