Alors qu’un certain scepticisme à l’égard d’une Union européenne libérale se fait de plus en plus audible, les partis de gauche semblent éprouver des difficultés à défendre des positions cohérentes sur le sujet. La campagne des Européennes confirme cette tendance avec une gauche multiple et éclatée, mais appelant d’une même voix à une Europe sociale. Nous nous sommes entretenus sur le sujet avec Aurélien Bernier, l’un des auteurs de La Gauche à l’épreuve de l’Union européenne, publié aux éditions Du Croquant. Entretien.
Mr Mondialisation : Pourriez-vous vous présenter aux lecteurs de Mr Mondialisation ?
Aurélien Bernier : J’ai commencé à militer dans le mouvement altermondialiste au moment de la création d’Attac à la fin des années 1990, puis dans le Mouvement politique d’éducation populaire à partir de 2006. Je m’y suis formé aux questions économiques et financières, j’ai travaillé sur l’agriculture et l’environnement… Puis j’ai commencé à écrire, avec un premier livre sur le marché du carbone, Le climat otage de la finance, sorti en 2008. Un peu avant, j’avais également démarré une collaboration avec le mensuel le Monde diplomatique. Comme Le climat otage de la finance a bien marché et que j’ai beaucoup apprécié ce travail de recherche et d’écriture, j’ai continué, en publiant des livres sur l’écologie, l’Union européenne, la mondialisation… Depuis le début des années 2010, je ne suis plus dans aucune organisation, hormis mon organisation syndicale. Je suis proche du PCF, du Parti de gauche et de la France insoumise, mais je n’ai jamais adhéré. Cela ne m’empêche pas de militer sur des actions particulières et surtout, de continuer à écrire. J’ai sorti fin 2018 un livre sur la privatisation de l’énergie (« Les voleurs d’énergie », aux éditions Utopia), et j’ai contribué à un second, au sein du collectif Chapitre 2, intitulé « La gauche à l’épreuve de l’Union européenne » (aux éditions du Croquant) paru en février 2019. Les deux sont en plein dans l’actualité. L’État est en train de brader les barrages hydroélectriques, d’organiser la privatisation d’une partie d’EDF, d’augmenter les tarifs de l’électricité. Du côté européen, les élections se profilent et la gauche se montre incapable d’élaborer une stratégie crédible par rapport à l’Union européenne.
Mr Mondialisation : On entend dire un peu partout que l’Union européenne est très libérale sur le plan économique. Pourriez-vous nous expliquer concrètement ce qui justifie cette analyse ?
Aurélien Bernier : Il n’y a même plus besoin de « justifier cette analyse », car l’ultralibéralisme de l’Union européenne est une évidence, qu’elle assume et revendique. Depuis toujours, la construction européenne se fait autour du libre-échange, de la concurrence « libre et non faussée ». Il a fallu attendre les années 1980 pour que le contexte politique permette au capitalisme européen d’avoir les mains libres, mais avec l’adoption de l’Acte unique, en 1986, on entre vraiment dans l’ultralibéralisme.
En quelques années l’Union européenne dérégule presque totalement les mouvements de capitaux et de marchandises. Elle prend des directives pour casser les services publics de télécommunications, de transport, d’énergie… Elle adopte une monnaie unique, donc une politique monétaire unique, et lui donne une orientation ultralibérale en limitant la masse monétaire et en obligeant les États à emprunter sur les marchés financiers. Après la crise de 2008, elle resserre l’étau en allant jusqu’à émettre des recommandations sur les budgets des États, afin qu’ils restent dans un schéma austéritaire.
Il n’y a plus rien à démontrer, car l’Union européenne s’est révélée aux yeux de tous comme un carcan ultralibéral. Elle n’est pas le seul espace ultralibéral sur la planète, c’est vrai, mais elle possède une particularité : celle d’être une entité supranationale qui crée un droit autonome. Presque personne ne parle de ce sujet juridique, qui est pourtant fondamental. Dans les années 1960, les dirigeants européens parviennent à convaincre les juristes que le droit communautaire doit primer sur le droit national. Concrètement, cela signifie que les États ne peuvent plus voter de loi contraire aux traités européens, aux grands principes des directives, aux règlements européens. Pour lever toute ambiguïté juridique, on inscrit l’appartenance de la France à l’Union européenne dans la Constitution au moment du traité de Maastricht en 1992. Dès lors, l’ultralibéralisme est purement et simplement constitutionnalisé.
Il faut bien comprendre ce que cela signifie. Imaginons qu’un gouvernement de gauche en France veuille interdire les importations d’OGM, contrôler les mouvements de capitaux, soustraire le transport ferroviaire à la concurrence… que sais-je encore. Il vote des lois en ce sens. N’importe quelle entreprise qui s’estimerait lésée par ces mesures peut les attaquer devant les tribunaux administratifs français, qui contrôlent la conformité des lois françaises avec le droit européen. Et la jurisprudence est tout à fait claire : c’est le droit européen qui gagne à tous les coups. Impossible de freiner le libre-échange, même pour se protéger des produits transgéniques. Impossible de limiter les mouvements de capitaux pour taxer les profits des grandes entreprises et le patrimoine des riches. Impossible de renationaliser les activités ferroviaires dans une grande entreprise publique protégée de la concurrence. Impossible, en fait, de gouverner à gauche.
Non seulement l’Union européenne est ultralibérale, mais elle empêche des États qui le voudraient de pratiquer une autre politique économique. Alors on entend souvent dire que ce sont bien les gouvernements qui ont consenti à ce transfert de compétences et qu’ils sont les premiers fautifs. C’est vrai. On entend dire que d’autres pays, en dehors de l’Union européenne, sont tout aussi libéraux. C’est vrai. Mais nous avons une situation très particulière, qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde : une entité supranationale qui a imposé à ses États membres un droit ultralibéral auquel on ne peut pas se soustraire. C’est à cette situation extrêmement singulière qu’il faut répondre.
Mr Mondialisation : N’est-il pas possible pour un État indépendant d’amorcer une politique plus sociale au sein de l’Union européenne ? Frédéric Farah s’était par exemple réjoui dans nos colonnes du cas portugais, qu’en pensez-vous ?
Aurélien Bernier : On peut effectivement se réjouir que le niveau de vie des Portugais se soit amélioré, mais ce serait une erreur de conclure que l’on peut gouverner à gauche au sein de l’Union européenne (ce que Frédéric Farah se gardait bien de dire dans l’interview, d’ailleurs). En fait, le gouvernement socialiste, sous la pression de la gauche radicale, a surtout annulé plusieurs mesures de la cure d’austérité qui avait été imposée par l’Union européenne et le Fonds monétaire international quelques années plus tôt. Mais il n’y a pas de rupture avec les politiques libérales de l’Union européenne, au contraire. Pour attirer les capitaux, le gouvernement portugais pratique le dumping fiscal et social. Le salaire minimum est au niveau de celui de la Grèce (environ 700 €), inférieur de 350 € à celui de l’Espagne. C’est moins de la moitié des salaires minimums français et allemands ! Le revenu médian est de 9 000 € contre plus de 22 000 en France !
Par ailleurs, alors que l’émigration s’accélère dangereusement, le Portugal bénéficie d’un fort développement du secteur touristique, qui est passé de 4 % en 2009 à 7 % du PIB en 2017. Le pays a su récupérer un tourisme de masse qui a fui le Maghreb pour des raisons géopolitiques. Mais cette situation est fragile.
Dès 2017, la gauche radicale portugaise insistait sur les limites de cette embellie. Dans les colonnes de votre confrère, Le vent se lève, Cristina Semblano, du Bloc de gauche, parlait d’une avancée « bien timide ». Surtout, elle déclarait à juste titre qu’« on ne peut pas se débarrasser de l’austérité en agissant dans le cadre des institutions européennes ». Cet aveu est très courageux de la part d’un parti qui est soutien critique du gouvernement et qui pourrait chercher à enjoliver le tableau pour améliorer son bilan. Mais à la différence de la gauche radicale française, le Bloc de gauche sait que ce mirage de la reprise économique est politiquement dangereux. Il suffirait que l’activité touristique s’enraye ou qu’un autre pays soit meilleur en matière de dumping pour que tout s’effondre. Et le redressement actuel ne change pas fondamentalement l’avenir des services publics : le Portugal reste obligé par le droit européen à privatiser sa production d’énergie, ses transports… Il doit laisser les bâtiments scolaires ou les hôpitaux se dégrader pour rester dans les critères de déficit imposés par Bruxelles.
« Pour ces gouvernements libéraux, mieux vaudrait un espace de libre-échange réduit, mais préservé qu’une « Europe sociale » contraire aux intérêts de leurs grandes entreprises »
Mr Mondialisation : La campagne des Européennes bat son plein. Et pourtant, malgré votre analyse sur l’incompatibilité entre la gauche et l’Union européenne, aucun parti n’adopte une position ferme vis-à-vis de Bruxelles. De Ian Brossat à Raphaël Glucksmann, tous défendent une renégociation des traités. Comment expliquez-vous ce phénomène et quelles sont les limites de leurs positions ? Une Europe plus sociale reste une chimère à vos yeux ?
Aurélien Bernier : La renégociation des traités est une idée sympathique, mais c’est un objectif inatteignable à court et moyen terme. Il existe un bloc libéral puissant dans l’Union européenne, autour de l’Allemagne, des Pays-Bas, du Luxembourg, de la Belgique, de l’Autriche, des pays de l’Est… La France en fait partie, bien sûr, mais si elle le quittait en élisant des dirigeants de gauche radicale, quel rapport de force pourrait-elle créer ? Il faut l’unanimité pour changer les traités, et le bloc libéral s’y opposera frontalement. Des économistes comme Jacques Généreux, du Parti de gauche, assurent que la France parviendrait à imposer un SMIC européen, un contrôle européen des capitaux… Je n’y crois pas du tout. L’intransigeance actuelle du bloc libéral, notamment vis-à-vis de la Grèce, mais aussi du Royaume-Uni (qui est pourtant dirigé par les conservateurs), me fait dire qu’en cas d’ultimatum posé par Paris, celui-ci aurait moins à perdre à laisser la France sortir ou l’institution européenne exploser. Pour ces gouvernements libéraux, mieux vaudrait un espace de libre-échange réduit, mais préservé qu’une « Europe sociale » contraire aux intérêts de leurs grandes entreprises et de leur classe supérieure.
Autant il est normal qu’un usurpateur comme Raphaël Glucksmann nous ressorte le mythe de l’Europe sociale inventé par le Parti socialiste, autant je regrette profondément que la France insoumise et le PCF défendent un « changement de l’intérieur » en faisant, en partie, abstraction de la réalité européenne. C’est presque un mensonge par omission et c’est contre-productif. C’est vrai que la situation est très complexe et que rompre avec l’Union européenne, quelle que soit la forme de cette rupture, n’est pas une chose facile ni une décision à prendre à la légère. Mais il faut que l’opinion publique soit consciente qu’il n’y a pas d’autre choix pour mener des politiques de gauche. Sans cela, nous n’aurons jamais son soutien. Or, une telle campagne demande du temps, car elle nécessite de déconstruire des mythes profondément ancrés dans la pensée et le discours politiques, entretenus en permanence par les médias et la classe dirigeante. Pour former un courant d’opinion majoritaire prêt à des ruptures avec l’Union européenne, on ne peut pas changer de position à chaque élection, comme l’a fait notamment la France insoumise. En 2017, le mot d’ordre était « l’Union européenne, on la change ou on la quitte ». En 2019, c’est « l’Union européenne, on la change, car le Brexit montre que la quitter serait une impasse ». Et en 2022, ce sera encore autre chose ? Pour moi, ces zigzags tactiques donnent une image d’inconstance et sèment le doute dans l’opinion publique.
Mr Mondialisation : Quelles sont alors les alternatives que vous proposez ?
Aurélien Bernier : Dans La gauche à l’épreuve de l’Union européenne, nous sommes cinq auteurs avec des sensibilités différentes quant au niveau de rupture qu’il faut envisager avec l’Union européenne. Certains sont pour la sortie, d’autres veulent l’éviter. Mais nous nous sommes retrouvés sur un point absolument central : rien ne peut se faire sans inverser la hiérarchie des normes juridiques. Puisque la Constitution française nous impose de respecter le droit européen, alors il faut modifier la Constitution française pour que des lois nationales puissent à nouveau primer. Il n’y a pas d’autre option, sauf à sortir de l’État de droit, démettre les juges administratifs, utiliser la force pour passer outre… ce que je ne crois ni possible ni souhaitable.
Cette rupture juridique est nécessaire rapidement et dans tous les cas. Si l’on veut sortir de l’Union européenne par l’article 50 du traité de Lisbonne, elle permet de ne pas attendre de longs mois de négociation avant d’agir. Si l’on veut y rester pour tenter d’imposer un nouveau rapport de force, elle permet de ne pas subir l’intégralité du droit européen sans jamais pouvoir s’y soustraire. Même les mouvements de gauche qui réclament une remise à plat institutionnelle avec une Constituante doivent accepter cette rupture juridique immédiate, car les travaux d’une Constituante se compteront au mieux en mois et plus vraisemblablement en années.
En cas de victoire de la gauche radicale, restaurer une primauté du droit national sur le droit européen peut se faire quelques semaines après l’élection législative, à condition de convoquer le plus vite possible un référendum. Nous serions bien sûr exposés à des tentatives de déstabilisation de la part des marchés financiers, des médias dominants et des dirigeants européens… mais le référendum est la façon la plus rapide d’aboutir et d’obtenir un cadre légal pour gouverner à gauche.
Mr.M : Auriez-vous un message pour les lecteurs de Mr Mondialisation ?
Aurélien Bernier : Il y aurait bien d’autres choses à dire sur l’Union européenne et la mondialisation. Mais pour n’en retenir qu’une, je pense que l’enjeu majeur pour la gauche est de montrer qu’on peut à la fois rompre avec l’Union européenne, avec le libre-échange, avec l’ordre économique, et mettre en œuvre un véritable internationalisme. Pour un État, contrôler les capitaux et les marchandises ne signifie pas forcément se replier sur ses frontières. Il y a bien d’autres façons de coopérer avec d’autres peuples. Si la France était gouvernée par la gauche radicale, nous pourrions par exemple soutenir par des actions diplomatiques le mouvement populaire algérien plutôt que le régime en place. Nous pourrions importer davantage de produits en provenance de Grèce pour aider au redressement de l’économie du pays. Nous pourrions nationaliser des firmes comme Total, filiales comprises, pour les utiliser comme des leviers de coopération avec le Sud. C’est ainsi que je vois la démondialisation : une politique de régulation de l’économie, de redistribution des richesses, de renforcement de la démocratie et de coopération internationale pour sortir de la concurrence.
– Propos recueillis par T.B.
La Gauche à l’épreuve de l’Union européenne, Editions du Croquant, 2019, 180 pp. Prix : 10 euros. ISBN : 978-2365121903.
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