Connue pour ses canaux, ses ruelles charmantes et son carnaval dantesque, Venise attire plusieurs millions de visiteurs chaque année. Pourtant, commerçants et artisans peinent à survivre. Comment un tel contraste est-il possible ? Avec le film Marchands à Venise (2013), Hervé Beau nous propose une immersion intimiste dans le quotidien de ces professionnels qui souffrent d’une précarité croissante au milieu d’un marché globalisé florissant.
Alors étudiant en ethnologie, Hervé Beau a passé une année entière à Venise en 2013. Marqué par le phénomène du tourisme de masse ainsi que le sort des commerçants et des artisans au milieu de cette économie en pleine expansion, il a décidé de suivre certains d’entre eux pendant plusieurs semaines pour mettre en lumière leur travail, leur vie ainsi que les difficultés qu’ils rencontrent.
« Au fil des déambulations avec ma caméra, je me suis lié d’amitié avec des artisans, des marchands et des commerçants. J’ai pu voir que le phénomène de gentrification était plus fort que partout ailleurs en Europe. Petit à petit, ils étaient poussés à quitter la ville pour laisser place aux hôtels ou aux grandes enseignes commerciales. […] Il me semblait important d’essayer de rendre compte de ce phénomène », nous raconte le réalisateur aujourd’hui âgé de 39 ans et qui a mis en place sa propre en entreprise de production, Vidémo.
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Face caméra, les personnes interrogées par Hervé Beau témoignent d’une ville qui s’est transformée en vaste parc d’attraction touristique, un ensemble urbain entièrement pensé pour accueillir un flot incessant de curieux, passionnés et surtout de consommateurs. Certains n’hésitent pas à décrire la Venise d’aujourd’hui comme un « Disneyland » à ciel ouvert et à la comparer au Mont-Saint Michel, également défiguré. « La ville étouffe », commente le réalisateur. Pour cause, la Cité des doges accueille environ 20 millions de touristes chaque année, pour seulement 250.000 habitants. Le ratio est écrasant.
Dans une tentative de concilier ces différentes problématiques, l’Italie tente désormais de rendre la ville portuaire plus habitable. En décembre dernier, le parlement du pays votait une taxe spéciale concernant les touristes. La mesure les obligerait à s’acquitter d’un droit d’entrée s’ils souhaitent visiter la ville sans y loger. Cette taxe doit servir à financer l’entretien des infrastructures et le nettoyage du cœur de la ville, mais aussi à freiner l’afflux de personnes. Mais cette nouvelle disposition, qui accentue la fracture sociale entre les personnes qui peuvent s’acquitter de cette taxe et ceux qui ne le peuvent pas, est-elle de nature à répondre aux attentes ?
Car l’urgence est réelle. Pour les habitants de la ville, la vie est devenue insupportable, non seulement en raison de l’afflux incessant de touristes, mais également parce que cette réalité transforme profondément l’économie locale et fait grimper les loyers en flèche. Comme en témoignent les vendeurs et artisans qui interviennent dans le reportage, la flambée des prix de l’immobilier les oblige à s’éloigner progressivement de la ville pour trouver un logement. En d’autres termes, les « locaux » sont contraints de modifier profondément leurs habitudes et leur mode de vie pour s’adapter aux nouvelles réalités économiques imposées par les touristes et profitables aux grandes groupes économiques mieux capables d’absorber le choc. Lassés par le « trop plein » permanent, incapables de suivre d’un point de vue financier, 1000 habitants quitteraient la ville par an.
C’est cette précarité croissante qu’illustre de manière particulièrement percutante Marchands à Venise. Au milieu d’une industrie du tourisme en pleine expansion, se développe une pauvreté invisible dont les touristes n’ont pas vraiment conscience. Face à des visiteurs qui consomment essentiellement du low-cost « made in China », les artisans qui perpétuent un travail traditionnel à la main ne peuvent faire concurrence à ces prix compétitifs et ferment boutique. Par ailleurs, les candidats pour perpétuer un savoir-faire ancestral, comme la confection de masques, se font rares. Avec ce paradoxe : le tourisme, véritable promesse économique, tue à petit feu ceux qui défendent les savoir-faire locaux. « Ces habitants qui font le tissu social et la ville sont progressivement exclus », observe Hervé Beau.
Alors, que restera-t-il de Venise demain ? Une ville à la culture si riche et extraordinaire qui fait rêver à travers le monde ? Où une vitrine édulcorée mais sans âme, à l’image d’un spot publicitaire, reconstruite sur mesure dans un objectif de divertissement ? Une chose est certaine, les amoureux de Venise doivent être inquiets car c’est le second scénario qui semble aujourd’hui l’emporter.
Reportage entier visible gratuitement sur Vimeo ici.
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Image entête : Gliamicidi Pierrot