Maureen Kearney a vécu une de ces histoires impensables pourtant bien ancrées dans la réalité de notre modèle. Une histoire vraie, au nom de la vérité : celle d’une employée d’Areva devenue lanceuse d’alerte, dont la vie a soudain basculé dans la terreur, sur fond de violences physiques et institutionnelles. Le film La Syndicaliste qui sort ce 1er mars 2023 retrace son combat avec l’efficacité redoutable du réalisme. Retour sur cette affaire dont on ne ressort pas indemne.
Si la réalité dépasse d’ordinaire la fiction, les rouages sordides des stratégies de pouvoir frôlent davantage l’inimaginable. En 2012, alors que Maureen Kearney est représentante CFDT pour le géant du nucléaire Areva, elle découvre un document secret compromettant pour son entreprise et devient brusquement lanceuse d’alerte. Tant bien que mal, elle mène alors bataille pour la vérité en confrontant les dirigeants du groupe… jusqu’à ce soir d’hiver où elle est retrouvée ligotée, violée et scarifiée chez elle, après des heures de tétanie.
Elle soupçonne alors Areva, dont elle a dérangé de nombreux décideurs jusqu’en hautes sphères. Mais pas touche à certaines réputations : l’appareil institutionnel la renvoie au silence en l’accusant d’avoir mis en scène son agression. Rien que ça. De révélation stratégique à scandale d’état, l’affaire politique se transforme doucement en l’histoire d’une femme méprisée par une société encore criminelle de misogynie, jusque dans ses incarnations les plus respectées de justice.
Ce scandale en double préjudice, Jean-Paul Salomé en a réalisé un film aussi humble que précis : La Syndicaliste, en salles ce 1er Mars 2023. Préambule d’un biopic poignant à ne pas manquer.
Maureen Kearney, la vraie histoire
1987 : Maureen Kearney, jeune femme d’origine irlandaise, entre chez Areva en tant que professeure d’anglais. Enfin, pas tout à fait chez Areva, qui n’existe pas encore sous ce nom. En effet, la multinationale française du nucléaire naît seulement en 2001, de la fusion de trois entreprises françaises du secteur : Cogema, Framatome et CEA Industrie. Maureen, elle, commence par travailler pour Cogema. Là-bas, elle enseigne donc sa langue maternelle aux employé.es. Plus de quinze ans passent ainsi, sans encombre.
Mais en 2004, la mentore est élue représentante cadre CFDT et secrétaire générale du Comité de Groupe Européen. Son nom commence à se faire autrement connaître et son rôle l’amène, dès lors, à côtoyer les milieux de pouvoir industrialo-politiques. Dès 2010, son réseau est à son paroxysme : elle tutoie plusieurs PDG, ministres et élus du nouveau gouvernement. Autrement dit, tous les noms impliqués dans l’avenir d’Areva. Au sommet de sa carrière, Maureen Kearney est surtout chargée de défendre le respect des droits du travail face à des comités de direction retors, dans un monde d’hommes et d’argent. Rien qui ne l’effraie, jusqu’en 2012…
🔵🎥 #LaFranceEnVrai | L'affaire Maureen Kearney
Une syndicaliste d’Areva est retrouvée, ligotée à une chaise, la lettre A scarifiée sur le ventre
Une mini-série documentaire qui explique cette affaire qui a secoué le monde du nucléaire
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— France Télévisions (@Francetele) September 8, 2022
Cette année-là, une source l’informe qu’un accord tripartite confidentiel se prépare entre EDF, Areva et CGNPC, spécialiste chinois du nucléaire. Un partenariat qui nuirait fortement au groupe Areva, comme volontairement sacrifié. C’est une accusation grave, mais elle se procure un exemplaire du contrat qui le confirme. La lecture de ce dernier ne fait aucun doute : c’est une bombe qui va s’abattre sur pas moins de 50 000 emplois du nucléaire français. (Preuve, en outre, que le capitalisme n’a attendu personne pour précariser les emplois qu’il prétend sécuriser mieux que tout autre modèle alternatif social).
En effet, Areva, en grandes difficultés financières, compte céder par ce biais une grande partie de ses technologies et de son « savoir-faire » à la Chine, déjà proche d’EDF. Équipements, constructions, services, recyclage, gestion, tout leur sera en partie délégué, au détriment des ouvrières et ouvriers locaux. Pour Maureen Kearney, il s’agit surtout pour EDF d’évincer Areva en bradant l’activité française à un partenaire étranger qui s’empressera de délocaliser le marché. Elle décide d’intervenir pour faire annuler le processus, à commencer par réclamer de la transparence pour les premiers concernés : les salarié.es.
Maureen Kearney, une histoire de vérité
De fait, son combat ne plaît pas. D’abord méprisée, elle devient rapidement la personne à faire taire, au plus vite. Alors qu’Anne Lauvergeon, ancienne présidente d’Areva, semble soutenir Maureen Kearney dans sa mission, Luc Oursel, lui, qui vient de prendre la tête du groupe, ne voit pas d’un bon œil l’intérêt de cette « syndicaliste » pour les affaires internes. Une rivalité dont Maureen serait le sacrifice ? Il n’est en tout cas pas la seule personnalité puissante à avoir cette dernière en ligne de mire. Mais seraient-ils allés jusqu’au crime ? Une chose est sûre : en décembre 2012, Maureen Kearney est retrouvée violemment ligotée et violée, un « A » gravé sur son ventre.
C’est un traumatisme. Ce soir-là, la lanceuse d’alerte croit mourir. Immédiatement – c’est la procédure – une enquête est ouverte : qui a pu lui infliger ces horreurs ? Mais d’interrogatoires en dépositions, alors que les preuves matérielles manquent, l’investigation des gendarmes prend une tournure de plus en plus étrange. Leur verdict ? Maureen Kearney ment. Pour les inspecteurs, la mise en scène est grossière, et Maureen Kearney n’a pas l’allure de la « bonne victime » : elle est stoïque, solide, trop forte. Dans la douleur encore vive de ses blessures, c’est le choc : elle est accusée de dénonciation de crime imaginaire et doit comparaître.
Le destin de l’irlandaise n’en finit pas d’être piétiné, d’injustices en injustices : de lanceuse d’alerte à victime de violences sexuelles, elle est désormais partout diabolisée. Dire la vérité contre des jeux d’intérêts financiers était une épreuve à hauts risques, mais l’oser dire en tant que femme, voilà qui lui aura valu tous les maux : on la qualifie tantôt d’hystérique, d’obsédée du travail, de folle et manipulatrice. Froidement, on ressort aussi contre elle d’anciens fardeaux, des démons de son passé dont on la tient responsable… C’est la descente aux enfers.
Maureen Kearney est seule, piégée dans les appareils d’Etat. Cependant, de nombreuses autres découvertes l’attendent qui rebattent les cartes de cette affaire scandaleuse : se pourrait-il qu’une autre femme ait vécu la même chose ? Il existerait un cas similaire, mais chez Véolia cette fois-ci, qui lui en apprendrait davantage sur ce qu’elle a vécu… Quant à la mise en scène, était-elle seulement plausible ? De nombreuses pièces manquent au puzzle des charges qui ont été retenues contre elle. Et contre Areva : que retient-on d’ailleurs ? La meilleure façon de le savoir est de se rendre au cinéma.
La Syndicaliste, véritable choc
Ce 1er mars 2023, La Syndicaliste de Jean-Paul Salomé permettra de revenir sur la vie de Maureen Kearney, interprétée par Isabelle Huppert. Si le défi semble classique – celui de raconter un scandale qui se tient déjà tout seul -, le résultat va bien au-delà des espérances, autant qu’on puisse espérer l’effet persistant d’un coup de poing qui reste sur le ventre.
Car voilà la prouesse en toute humilité de ce biopic aux relents de thriller : avec simplicité, dans l’exercice fluide et crédible du portrait, ce film réussit à faire sentir le poids et la gravité des injustices contemporaines qui clouent au sol, leur intolérable et vertigineuse gravité.
Deux heures et demi auront suffit au plus important, l’exemple de Maureen Kearney reste dans la peau : c’est une histoire vraie, s’avoue-t-on, dans l’ombre de notre société, dans les interstices de notre époque – la nôtre oui. Par ce seul cas concret, nos craintes sont confirmées et heureusement rappelées à l’esprit : les industriels sont des criminels impunis vouvoyant des gouvernements complices au sein d’un entre-soi hors-sol tout permis ; et quiconque tente de renverser les intérêts supérieurs de cette élite carriériste le paiera dans le silence, au sein d’un modèle au service indirect de leurs valeurs.
Sans aucun artifice esthétique, le film pourrait presque paraître consensuel, chronologique, narratif : nous nageons au milieu des cadres et des élus, de leur train de vie bourgeois immaculé et des enjeux professionnels d’une autre échelle, dont l’importance leur confère tel prestige ou telle réussite au prix d’ulcères et de nécroses morales. Mais le spectacle fidèle, documenté et judicieusement épuré se révèle, au résultat, finement orchestré.
La Syndicaliste est réalisé sur le fil, avec justesse et naturel, pour laisser transpirer toutes les nuances des faux-semblants et des réseaux parallèles, des injustices systémiques et des abus de pouvoir, le tout du point de vue réel et incontestable d’une femme maintes fois victime.
Maureen Kearney essaye aujourd’hui de se reconstruire. Après avoir découvert sa vie sur écran, elle confie à La Nouvelle République : « La première fois que je l’ai vu, j’ai été abasourdie pendant quinze jours. J’ai été très affectée, car c’est six ans de ma vie condensés en deux heures et je me suis rendu compte de tout ce qu’on a vécu. La douleur, l’intimidation, le manque de dignité, la violence juridique… ». La violence, oui, surtout celle d’un système capitaliste patriarcal tout entier dirigé contre les plus vulnérables, des travailleurs et travailleuses aux écosystèmes exploités, en passant par les femmes, leurs corps et leur parole.
Du cinéma qui fait réfléchir
Le nucléaire, propre ou sale ? Le débat fait rage au sein des courants écologistes. Certains sont portés par l’idée que le monde contemporain tel qu’il est ne saurait se passer d’un secteur parmi les moins émetteurs de Co2, utilisant la moins pire de nos ressources, jusqu’à la plus propre d’après eux. D’autres, opposés au principe même de croissance verte sous-jacent au mirage du solutionnisme industriel, appellent davantage à sortir de faux dilemmes carbocentrés, à la faveur plus radicale d’une sobriété localiste profonde et structurelle, adaptée aux enjeux.
Mais si la question de l’énergie nucléaire fait bondir deux pans d’une écologie complexe en pleine gestation légitime, une donnée manque encore trop souvent à l’appel des discussions : la malveillance des systèmes de pouvoirs internes au nucléaire. Car qu’est-ce qu’Areva sinon l’arbre qui cache la forêt d’un modèle mafieux viscéralement et intrinsèquement sclérosé, bâti sur des valeurs prédatrices carriéristes et des jeux de domination ? En coulisses, loin des préoccupations écologistes citoyennes a priori sincères, il nous faut reconnaître que le nucléaire est une industrie à échelle inhumaine comme les autres, au passif largement entaché. Au fil des images convenues et marketées, pour ce milieu : « business is business », au détriment de tout ce qui entrave sa croissance et celle de son microcosme.
Et en témoigne la vie de Maureen Kearney, à découvrir dans le film d’utilité publique de Jean-Paul Salomé : La Syndicaliste. Au cinéma ce 1er mars.
– S.H