Tout le monde a déjà entendu quelqu’un s’émouvoir sur une époque disparue, ou regretter la « décadence » des nouvelles générations. Dans une certaine mesure, chacun d’entre nous a même déjà succombé à ce genre de pensée. Mais pourquoi avons-nous tendance à raisonner de cette manière ? Et surtout, est-ce justifié ?
Il convient d’abord de noter que cette façon de voir la société n’a absolument rien d’inédit. Durant l’antiquité, plusieurs intellectuels exprimaient leur regret du passé et la décadence du temps présent. Au premier siècle avant notre ère, le poète Valerius Caton se lamente ainsi : « Est-ce ma faute si nous n’en sommes plus à l’âge d’or ? Il m’aurait mieux valu naître alors que la Nature était plus clémente. Ô sort cruel qui m’a fait venir trop tard, fils d’une race déshéritée ! »
Dans son livre « C’était mieux avant » le philosophe français Lucien Jerphagnon s’est amusé à recenser plus de trente siècles de citations passéistes. Il apparaît ainsi que depuis toujours et à toutes les époques, de nombreux auteurs se sont apitoyés sur leur temps en regrettant les splendeurs d’un âge révolu. L’un des mythes fondateurs de la culture occidentale, le paradis perdu décrit dans la bible, est même construit sur cette idée. En réalité, cette croyance repose en partie sur la biologie.
Notre cerveau nous joue des tours
En effet, au jour le jour, le cerveau est plus réceptif aux éléments négatifs. En psychologie, on appelle cela un biais cognitif, dit de « négativité ». Le neuroscientifique Rick Hanson décrit ce phénomène comme un caractère évolutif. Selon le chercheur américain, ce mécanisme a été développé par nos lointains ancêtres afin de maximiser leurs chances de survie. Les situations négatives étant souvent liées au danger, y prêter plus d’attention augmenterait ainsi les probabilités d’échapper à la mort.
À l’inverse, la mémoire fixe plus aisément les évènements heureux et a même tendance à les embellir. C’est ce que l’on appelle le biais de positivité. Ce processus nous permet de construire une image améliorée de nous-mêmes et du monde qui nous entoure. Nous pouvons ainsi plus facilement nous projeter dans l’avenir, ce qui favorise la reproduction.
En outre, les chercheurs pensent que ce principe s’appliquerait avec d’autant plus d’intensité chez les seniors. Et pour cause, la perspective de la mort se fait pour eux plus présente et se remémorer de bons souvenirs peut la rendre plus supportable.
Associés, ces deux biais cognitifs nous conduit donc naturellement à fantasmer un glorieux passé qui n’a pas forcément existé tout en dévaluant le présent pour ce qu’on lui retient de négatif.
Ce sentiment est si puissant que les anciennes générations peuvent transmettre la nostalgie d’une époque révolue à des personnes qui ne l’ont jamais connue.
On aime ce que l’on connaît déjà
Ceci étant, c’est bien avant tout ce que l’on connaît déjà et que l’on a expérimenté qui nous rassurent le plus. À l’inverse, l’inconnu et la nouveauté auront tendance à nous effrayer. Cela peut expliquer qu’énormément de personnes préfèrent se réfugier dans l’idée confortable du passé plutôt que de devoir s’acclimater à un paradigme en perpétuel changement.
Même s’il ne s’agit pas d’une fatalité, ce mécanisme semble lui aussi issu de notre évolution. Et pour cause, il est destiné à nous protéger des dangers qui pourraient se cacher dans des expériences inhabituelles. Le chercheur américain Robert Zajonc l’a d’ailleurs démontré en 1968 par l’observation d’un autre biais cognitif : l’effet de simple exposition.
Le scientifique a ainsi diffusé des mots de sept lettres sans aucune signification à des sujets en leur faisant croire qu’ils lisaient des mots turcs. Les occurrences pouvaient être montrées de zéro à vingt-cinq fois. Par la suite, les participants devaient dire s’ils pensaient que les termes étaient positifs ou négatifs. Il en résultait que les plus exposés étaient les mieux perçus. Par conséquent, plus une idée est propagée dans la société, plus elle est acceptée par la population.
L’acceptation par le matraquage
Ce phénomène est d’ailleurs largement exploité dans le monde de la musique. Beaucoup d’entre nous ont parfois détesté une nouvelle chanson lors de sa première écoute. Mais à force de rabâchage à la radio ou à la télévision, nous finissons de temps à autre par l’apprécier. C’est sur un procédé identique que s’appuie le matraquage publicitaire.
De cette façon, les médias détiennent un pouvoir immense pour influencer l’opinion publique. Des idées qui seront largement véhiculées dans les journaux pourront devenir acceptables alors qu’elles ne l’étaient pas par le passé. Une situation parfois traduite par le phénomène de « fenêtre d’Overton ». De la même façon, quand des pensées nouvelles émergent, mais sont diabolisées par la presse, elles seront plus difficilement tolérées.
Un débat pas si simple
Même s’il existe bien des biais cognitifs qui influencent notre jugement, cela ne suffit pas à déterminer si oui ou non « c’était mieux avant ». On pourrait évidemment essayer de trancher objectivement ce débat. Or, il faudrait alors prendre en compte des centaines de données et tenter d’examiner leur pertinence, ainsi que la justesse des critères de comparaison. D’autant que ce qui est meilleur pour les uns, ne l’est pas forcément pour les autres.
Des deux côtés, on pourrait légitimement poser des arguments valables. Difficile par exemple de contredire le fait que la qualité de vie matérielle d’un Français moyen s’est considérablement améliorée depuis longtemps. Indubitablement, le soin médical, le confort, le logement ou encore l’accès à l’alimentation se sont démocratisés pour la plupart des êtres humains.
Le futur n’est pas toujours meilleur
Cependant, il serait évidemment complètement fantasque de croire que l’humanité avance constamment vers le progrès et que la situation ne peut que s’améliorer. Les diverses crises traversées par le monde en sont d’ailleurs la preuve principale.
Comment les guerres, les effondrements économiques ou les bouleversements environnementaux ne pourraient-ils pas déclencher une nostalgie d’époques plus clémentes ? Rien n’exclut non plus que notre espèce puisse régresser, aussi bien dans ses conditions de vie que dans son niveau de bonheur, ou même son rapport aux écosystèmes et au vivant.
Car ce qui devrait avant tout déterminer si « c’était mieux avant », c’est sans doute le niveau de contentement général d’une population. Et celui-ci n’augmente pas nécessairement de façon linéaire au fur et à mesure des années.
Une étude suggère ainsi que les adolescents américains des années 70 étaient davantage mécontents que ceux de notre époque. À l’inverse, les adultes seraient plus malheureux aujourd’hui qu’à cette époque. Pour expliquer ce phénomène, les chercheurs pointent notamment la montée de l’individualisme, mais aussi de l’ouverture d’esprit qui bénéficie aux plus jeunes. En revanche, l’explosion des inégalités aurait un fort impact sur la vie des majeurs. Pour autant, n’oublions pas que la jeunesse est tout de même parallèlement de plus en plus anxieuse de l’avenir.
Une faiblesse biologique exploitée par le marché et les politiciens
On l’aura compris, il est très compliqué d’établir ce qui était réellement « mieux avant » ou non. Il peut exister certaines données plus ou moins objectives, mais juger les époques dans leur globalité relève d’une plus grande complexité.
Malgré tout, on sait que notre cerveau est programmé pour nous pousser naturellement à embellir le passé. Le domaine de la culture l’a d’ailleurs bien intégré avec la réédition constante de produits liés à la nostalgie : films, séries, jeux vidéo, livres, etc.
Mais il ne s’agit pas du seul domaine à exploiter ce biais. En politique, le filon est lui aussi largement utilisé, notamment à droite de l’échiquier. D’Emmanuel Macron à Éric Zemmour, en passant par les Républicains ou Marine Le Pen, on n’hésite pas à jouer la carte du passéisme en décrivant un pays en déclin, menacé par des écologistes extrémistes ou des « wokistes » avec qui « on ne pourrait plus rien dire ».
Zemmour, champion du passéisme
Du côté d’Éric Zemmour on a même fait du passéisme le principal fonds de commerce. Que ce soit sur l’éducation, la sécurité, la culture ou la liberté, l’ex-candidat aux présidentielles s’évertue depuis des années à affirmer que la France de son enfance était bien plus belle.
Le problème c’est que selon divers historiens, sa vision du passé est largement fantasmée et tombe allègrement dans le biais de positivité. Pire, elle franchit même la ligne du révisionnisme pour coller à son idéologie.
Les diverses crises que traverse notre époque servent évidemment de terreau à ce genre de discours. Face à un monde qui se transforme très rapidement, beaucoup d’entre nous peuvent se sentir dépassés, particulièrement parmi les plus âgés. Et le technicisme érigé en religion par de riches milliardaires, à travers la course au transhumanisme et au capitalisme vert, n’arrange rien à cette peur, dont personne ne nie la légitimité à appréhender les phénomènes idéologiques en cours et à s’y impliquer en tant que citoyen éclairé, lucide et sérieusement informé.
Dans un contexte d’anxiété générale, le peuple, en particulier au sein des plus anciennes générations, aura tendance à se réfugier d’abord dans ce qui lui est familier plutôt qu’à se tourner vers des idées de rupture. Les évolutions sociétales peuvent ainsi mettre des décennies à se normaliser dans l’opinion publique.
Qu’on les juge négativement ou positivement, une chose est certaine, le monde connaît et connaîtra toujours de perpétuels changements. Et pour ne pas tomber dans les pièges que nous tend notre cerveau, il faudra tout au moins tenter de nous émanciper un maximum de nos biais cognitifs et d’établir les critères rationnels qui nous permettent de juger qu’une évolution est, au fond, tolérable ou non. A méditer.
– Simon Verdière