Quand on prend le soin de lire les polémiques anti-woke, on réalise à quel point le monde politique et médiatique a merveilleusement bien lavé les cerveaux toutes ces années. Il est devenu cool et sympa d’être contre les « wokes » sans même savoir de quoi il retourne… Édito.

Nouvelle étiquette à la mode après « bobo-gauchiste » et « bisounours » (désormais passé de mode), le woke est le nouveau coupable de tous les maux de la société. De quoi permettre aux néo-réac’ de pouvoir enfin assumer une posture anti-sociale, anti-minorité, anti-écologie, anti-tout-ce-qui-sort-de-la-norme sans grand effort intellectuel. Beaucoup de gens modérés s’y retrouvent aussi, par effet de masse, après tout, « cette écriture inclusive qui nous emmerde » Pas étonnant alors de voir jusqu’à des ministres foncer dans la brèche pour protéger le statu-quo et diviser la société contre ces minorités qui dérangent.

Quand les politiciens et les médias cherchent à diviser

À peine 2022 pointait-t-il le bout de son nez que le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, inaugurait et finançait sous forme d’un colloque son obsession réactionnaire contre – tout d’un bloc – : féministes, antiracistes et anticapitalistes. Tout comme le communiste de la guerre froide, le woke, cet intellectuel trop progressiste pour l’ordre dominant, peut se cacher n’importe où et menacerait la société en permanence, dans l’ombre… Un épouvantail bien utile à la droite réactionnaire.

Un événement s’est ainsi tenu en grande pompe à la Sorbonne il y a deux ans, grâce aux fonds du ministère, à propos de ces personnes qui menaceraient les « idées des Lumières »Ces personnes qui, selon les organisateurs, portent « la pensée décoloniale, aussi nommée woke ou cancel culture ».

Comme le rappelle l’Humanité : « Il s’agit pourtant de trois choses différentes. Les études décoloniales visent à critiquer le système ­économique néolibéral et à décoloniser les rapports humains. Le terme «  woke  », venu des États-Unis, désigne ceux qui «  s’éveillent  » devant les inégalités sociales et les discriminations sexistes et racistes. Enfin, la «  cancel culture  », ou «  culture de l’effacement  », vise à mettre au ban un personnage historique [ou public] en fonction de ses actions, ou une œuvre, suivant son contenu ».

Mais pour les conservateurs du système bourgeois reposant sur la division des plus pauvres, peu importe la subtilité du contenu socio-politique, philosophique ou scientifique qui se cache derrière ces courants de pensée. Peu importe aussi, pour eux, à quel point ces réflexions sont intéressantes, ou profondément constructives – et non pas destructrices. Puisqu’il s’agit pour ces populistes, coûte que coûte, de faire taire les prémices d’un nouvel horizon moral. Vite vite, avant que ces idées nouvelles de justice en faveur des personnes trop longtemps dominées ne prennent place et fassent tomber quelques privilèges bien gardés depuis si longtemps.

Car ces nouveaux paradigmes, chacun à sa manière, mais toujours au détriment du pouvoir en place, réclament simplement des valeurs de cohabitation plus justes, plus inclusives et égalitaires. C’est, de fait, leur seul point commun, et il ne justifie pas qu’on les réduise à une expression nébuleuse, grotesque par nature. Alors, pourquoi ce raffut ?

Cet épouvantail nommé « woke » ? 

@AnthropoceneMan (et oui, ça marche si bien…)

À ce fantasme du spectre Woke, une masse de gens réagit exactement comme le pouvoir le souhaite, tout en croyant détenir un grand secret qui menacerait la Nation : « Les woke sont partout ! Ils veulent s’en prendre à nos traditions, notre République et notre liberté d’expression ». Vous l’aurez compris : « Wokisme » is the new « Islamogauchisme ».

Or, une fois l’islamogauchisme désamorcé par les scientifiques, il leur a bien fallu trouver un autre terme fourre-tout pour discréditer les revendications sociales, féministes et écologiques des citoyens et citoyennes sans trop se fouler intellectuellement. Bien. Mais les voilà incapables d’en citer un seul, de « woke ». Un nom ? Une grande figure politique « woke » ? Un grand mouvement social ? Une menace concrète ? Rien. Un spectre invisible. Comme le juif, le communiste, le bobo-gauchiste, et toutes les caricatures imaginées par les réactionnaires et les xénophobes, ils sont partout et nulle part à la fois.

- Pour une information libre ! -Soutenir Mr Japanization sur Tipeee

Croire que des gens qui luttent – même pour « des trucs sans importance » – est un problème, c’est tomber dans les filets de récupération délétère par la sphère tant réactionnaire que conservatrice. Un épouvantail de plus pour ramener les brebis à la bergerie. Après la peur du terrorisme, craignez le spectre « woke » qui va vous obliger à adopter l’écriture inclusive ou à manger du tofu à la cantine. Agrou Agrou, voilà notre culture menacée par une minorité sans aucun pouvoir politique et économique… Si ça, ce n’est pas de la fragilité, celle-là même qui est sans cesse reprochée aux minorités et aux femmes luttant pour des droits subtilisés jusque-là ?

On en revient toujours à cette même ignorance humaine : le manque d’éducation à la lecture des médias générant des polémiques sur du vide et l’incapacité à prendre du recul pour reconnaître la finesse du réel. L’imaginaire du « woke » se construit sur des faits divers isolés, souvent à l’étranger, surmédiatisés en France sur des réseaux pop/réac type BMTV/CNEWS. La peur du changement, la réactance, l’ignorance, la désinformation systémique, constituent les fondements de cette caricature. Évidemment, celle-ci vise implicitement le champ politique minoritaire dans un monde ultra-libéral et capitaliste : le vaste spectre de la gauche sociale (à ne pas confondre avec le « Parti Socialiste »).

« Tout ce qui nuit aux conventions sclérosées de notre vieux monde est catégorisé de « woke » par défaut. »

Tout ce qui est jugé un peu trop à gauche de l’idéal économique (bref, la majorité des luttes éco-sociales, soyons honnêtes), tout ce qui bouscule l’ordre, qui remet en cause une personnalité publique, qui exige l’égalité des droits, qui parle des droits d’une minorité quelconque, qui expose un violeur un peu trop connu, tout ce qui pointe du doigt la croissance et le capitalisme, toutes les associations et médias indépendants, tout ce qui nuit aux conventions sclérosées de notre vieux monde est catégorisé de « woke » par défaut. Ainsi, le « wokisme » devient une arme sémantique de disqualification massive.

C’est là qu’en général les réactionnaires répondent : « Oui mais vous (les militants trop  à gauche) faites le même chose en traitant les gens pas d’accord d’extrême droite ». Vraiment ? Si être de gauche, c’est lutter pour plus de justice sociale et d’écologie, pour les droits des femmes et des enfants, contre les inégalités et les injustices, alors nous sommes de gauche. Nous assumons sans peine nos valeurs, car il n’y a pas à avoir honte d’elles (et ce, même s’il n’y a plus rien de gauche dans la gauche politique institutionnelle du pays gangrenée par le capitalisme moderne). En est-il de même pour tous ?

Affirmer que quelqu’un est d’extrême droite au regard de son discours n’est pas une insulte, c’est le constat d’un projet et d’une pensée politique différente, à laquelle nous sommes libres d’ajouter un accent mélioratif ou péjoratif. Certains et certaines en assument la consonance, d’autres non. Et les rares qui assument, comme Soral et cie., sont particulièrement violents car son idéologie est fondée sur la haine, l’oppression et la violence. C’est son fondement constitutif, qu’il soit assumé ou pas. Et lutter contre ces oppressions en est la constituante inverse pour l’opposition intellectuelle.

Alors, quand on vient à gratter la surface de ceux qui défendent ce statu-quo oppressif, trouvons-nous de beaux projets de vie sur les réseaux réactionnaires ou d’extrême droite ? De belles luttes humaines ? Des choses qui inspirent un monde plus juste ? Honnêtement, jamais. Ce n’est pas faute d’avoir cherché pendant 25 ans de travail journalistique sur le terrain. Nous ne voulons plus du monde triste et rigide qu’ils défendent générations après générations. Et ça, c’est tout de même une différence fondamentale qui devrait sauter aux yeux.

La force, le pouvoir centralisé, la violence pour régner, le darwinisme social, la prédation, l’élitisme, le sexisme, la méritocratie, la réussite par l’oppression, etc., sont des valeurs contraires aux nôtres. Ce sont des fondements délétères qui constituent un champ politique et intellectuel bien vivant très attaché à sa survie et sa perpétuation, même si certains s’acharnent à faire croire que ces « camps » n’existent plus au profit d’une confusion généralisée.

Certes, il est tout à fait libre d’adhérer à cette vision de la société et de croire vraiment que l’oppression capitaliste peut apporter un bonheur quelconque aux individus… mais que ceux-ci assument leur lutte, plutôt que de systématiquement la cacher derrière de faux semblants en créant des spectres d’opposition qui n’existent pas, à l’image du wokisme. 

En somme, les personnes qui se sentent agressées ou oppressées par un pseudo-wokisme doivent bien se rendre compte que ce n’est pas la vie neutre ou un monde objectif, et encore moins une norme intemporelle, qui est en danger à leurs yeux mais bien une certaine vision du monde subjective et idéologique dont ils espéraient probablement conserver les mécanismes familiers ad vitam aeternam, par attachement ou par intérêt. 

Aujourd’hui ceux qui voient des « wokes » partout font exactement ce que les puissants attendent d’eux : se focaliser sur un ennemi imaginaire qui englobe également, par défaut, l’ensemble des luttes à leur encontre.

Restons prudents. Ceci ne veut pas dire qu’il n’existe pas des gens qui disent des énormités à gauche ou des associations qui luttent pour des causes totalement farfelues, tout comme il existe plusieurs courants féministes très différents. L’idiotie propre à l’humain n’est pas l’apanage d’un spectre politique.

La multiplicité est le propre des luttes et de la démocratie : les causes sont multiples et riches de diversité, aussi riches que sont les personnalités humaines. Et c’est bien pour ça que, s’il peut exister des partis politiques ou des courants idéologiques étiquetés, en revanche il n’existe pas de mouvement « woke » prédéfini.

Il existe des luttes parsemées et souvent isolées avec des singularités aussi variées qu’il existe de personnalités humaines.

En outre, parfois, certaines causes sur des millions semblent stupides ou incongrues vues de l’extérieur, ce qui leur donne une grande visibilité médiatique et une opportunité aux médias commerciaux d’en faire un objet de divertissement. Mais cette réalité complexe, vue depuis des esprits rigides et formatés, est inconcevable. Alors, il faut créer une case unique, un mot magique, une boite, un artifice rhétorique, et y mettre tout le monde sans distinction, prendre ces cas extrêmes et s’esclaffer « regardez ces gauchistes ! ils mettent en péril notre civilisation ! ». Le pire, c’est que ça marche…

Pendant qu’une partie de la population, voyant des bobo-woke-gauchistes partout, vit dans la peur d’une révolution communiste imaginaire, les institutions financières font la fête, les inégalités se creusent, l’effondrement écologique approche, l’ultra-libéralisme poursuit sa course destructrice et l’extrême droite gagne du terrain pour « sauver ce modèle ». Et ça, c’est bien réel.

Cette oppression systémique détruit des vies très concrètement. Elle est tellement palpable que nous sommes devenus incapables de le dire autrement que par des statistiques de morts au travail ou de tués d’une quelconque catastrophe climatique.

En résumé, des idéologies de haine et d’élitisme, quant à elles véritablement systémiques et structurelles, profitent du leurre pour continuer bon train et empêcher le débat. Le tout, au nom contradictoire d’une liberté d’expression qui ne saurait être autre que la leur. En effet, c’est le paradoxe ultime : crier au wokisme est une forme de censure, en témoigne l’affaire récente Gérard Depardieu, cet homme tout puissant ayant le droit de tenir des propos obscènes sur une fillette pendant que l’opinion publique est sommée de ne pas se prononcer par une élite bourgeoise. Et ça, ce n’est pas une vue de l’esprit…

Tribune : 50 « stars » pleurnichent dans le Figaro pour défendre Depardieu

 

Malheureusement, il sera bientôt trop tard pour le réaliser et dire « si seulement j’avais su, peut-être aurais-je pris part à la lutte, avec le risque moi aussi, de me faire un jour traiter de woke pour avoir simplement fait ce qui était juste. »

-Mr Mondialisation

Crédit photo de couverture @MrMondialisation/Midjourney

 

- Cet article gratuit et indépendant existe grâce à vous -
Donation