La dernière enquête de Reporterre est édifiante. Elle révèle que le 16 juillet dernier, lors d’une manifestation anti-chlordécone à Fort-de-France, un jeune martiniquais de 22 ans, Kéziah Nuissier, a été tabassé et torturé par des représentants des forces de l’ordre. Pourtant, aujourd’hui, c’est lui qui est accusé et poursuivi pour de supposées violences envers ces derniers. Retour sur cette affaire, symptomatique d’un État glissant peu à peu vers l’autoritarisme.
Depuis 1979, l’Organisation Mondiale de la Santé reconnaît officiellement que le chlordécone, puissant insecticide, est neurotoxique, reprotoxique et cancérogène. Or ce produit continue d’être utilisé sur les bananiers de Martinique et de Guadeloupe pendant près de vingt ans par les békés, descendants des premiers colons et esclavagistes aux Antilles, avec la complicité du gouvernement français. En 1990, le chlordécone est interdit, mais il est déjà trop tard. Les terres, l’eau, et presque la totalité des populations (soit 92 % des Martiniquais et 95 % des Guadeloupéens) sont contaminés pour des siècles. S’en suivent des cancers, des leucémies, des pénuries d’eau, des terrains impossibles à cultiver … une injustice face à laquelle les ouvriers et ouvrières sont démunis. Ils n’ont que de très petites retraites puisque leur travail n’a jamais été officiellement déclaré, sont dans l’impossibilité de se soigner, et le dépistage médical du chlordécone n’est pas remboursé par l’État. La situation sociale, sanitaire et écologique causée par l’usage du chlordécone est dramatique.
C’est pour faire entendre leurs voix, notamment au sein d’un mouvement écologique encore sourd, et obtenir réparation que les Martiniquais et Guadeloupéens luttent depuis des années. En 2018, Emmanuel Macron a reconnu le préjudice et promis des réparations. Des promesses qui n’ont pas été tenues aujourd’hui. Alors, depuis novembre 2019, chaque samedi, des militants bloquent les accès aux supermarchés qui appartiennent aux békés, considérés comme responsables de l’empoisonnement. Des actions qui sont réprimées dans la violence par les forces de l’ordre. Kéziah Nuissier, jeune étudiant et musicien de 22 ans, est connu pour apporter un peu de gaieté dans ces moments durs en jouant du tambour sans relâche, afin d’accompagner les manifestants. Mais la manifestation du 16 juillet 2020 ne s’est pas passée comme prévu : c’est ce que révèle la dernière enquête de Reporterre. Lors de cette manifestation, Kéziah Nuissier a été tabassé et torturé par des représentants des forces de l’ordre. Pourtant, aujourd’hui, c’est lui qui est accusé et poursuivi pour de supposées violences envers ces derniers. Le procès, qui devait avoir lieu lundi 9 novembre, a été renvoyé au 17 mars 2021. Retour sur cette affaire, symptomatique d’un État glissant peu à peu vers l’autoritarisme.
Kéziah Nuissier, tabassé pour avoir manifesté
Au moment des faits, Kéziah, alors âgé de 21 ans, était étudiant à l’université de Fort-de-France. Il travaillait à mi-temps dans une école primaire et dans un collège, où il donnait des cours de musique. Tambourineur spécialiste du bèlè, une musique traditionnelle martiniquaise, et percussionniste, le jeune homme avait à cœur de transmettre son savoir. Il ne s’attendait pas à ce qu’une simple manifestation fasse basculer son existence.
Le 16 juillet 2020, se tient une manifestation anti-chlordécone en Martinique. Alors qu’il voulait récupérer son tambour et protéger sa mère, frappée par un militaire sous ses yeux, Kéziah reçoit une centaine de coups de matraque par des représentants des forces de l’ordre. Il est blessé à la tête et s’effondre. Un gendarme le maintient au sol, tandis qu’un autre le menotte. Il est ensuite traîné sur une dizaine de mètres, derrière un fourgon de gendarmerie. Le sang coule abondamment de sa tête, formant une flaque sur le sol. Mais les agents ne s’arrêtent pas là. C’est à ce moment qu’a commencé ce que les proches de Kéziah qualifient de « séance de torture », orchestrée par quatre gardes mobiles de la gendarmerie nationale, et le capitaine de police. Un pouce enfoncé dans l’œil, des coups de pied au visage et dans les parties intimes … le tout accompagné d’injures racistes. Le tout filmé par des témoins. Parmi eux, on peut entendre dans les documents vidéos :
«T’es un enculé, c’est tout », «T’es un fils de pute », « Meurs ! », « Sale négro » ou encore «Tu n’iras plus jamais en manif »
Keziah est ensuite emmené aux urgences à l’hôpital. Il sera finalement ramené en pleine nuit au poste de police de Fort-de-France, sans qu’aucun soin ni examen ne soit fait. Le jeune étudiant dort à même le sol et passe alors 36 heures en garde à vue dans d’atroces souffrances, enchaînant vomissements et malaises. Il est grièvement blessé. Le 18 juillet, après avoir constaté un traumatisme crânien et de multiples contusions, un médecin généraliste lui prescrit 21 jours d’ITT [Incapacité temporaire de travail ou incapacité totale de travail]. Reporterre s’est procuré le certificat médical :
Des gestes et des propos inhumains, cruels, et non fondés, qui incriminent clairement les dépositaires de l’autorité publique. Ces derniers ont pourtant tenté d’étouffer la bavure policière, en déplaçant le corps du jeune homme hors du champ des caméras de vidéosurveillance placées dans la rue Victor-Sévère. Mais c’était sans compter sur d’autres vidéos de riverains qui ont révélé la vérité au grand jour :
« Un dossier qui se noie dans l’illégalité »
Les vidéos des manifestants prouvent que les gestes et propos des agents, en plus de ne pas être justifiés, sont disproportionnés et qu’ils portent atteinte à la dignité de la vie humaine. Pourtant, c’est Kéziah qui se retrouve sur le banc des accusés. Le rapport rédigé par la police accuse le jeune homme d’avoir agressé les forces de l’ordre. Surtout, elle minimise le passage à tabac subit par le jeune homme à seulement deux coup de pieds, donnés par deux gendarmes. Les quatre gendarmes et le policier présents le 16 juillet ont donc ouvertement menti dans leurs dépositions relatives à l’interpellation de Keziah. Me Eddy Arneton, l’avocat de Kéziah, témoigne pour Reporterre :
« Cette affaire est un festival de monstruosités. Ce dossier se noie dans l’illégalité. Et au milieu de tout cela, il y a un jeune joueur de tambour, qui a commencé son militantisme par amour pour la Martinique »
Kéziah devait alors comparaître le 9 novembre, devant le tribunal correctionnel de Fort-de-France, pour des faits « de violences volontaires sur personnes dépositaires de l’autorité publique ». Ou plutôt, pour avoir voulu protéger sa mère, alors en danger, et manifester contre des années d’empoisonnement de la population martiniquaise par le chlordécone. Surtout, les films issus de vidéosurveillance et les vidéos prises par des manifestants prouvent bel et bien que Kéziah n’a pas agressé les agents. Son avocat, Eddy Arneton, a donc déposé une plainte pour « faux, faux en écritures par personnes dépositaires de l’autorité publique agissant dans l’exercice de leurs fonctions, et usage de faux ».
Le procès prévu lundi 9 novembre 2020 a été renvoyé au 17 mars 2021, à la demande de ses avocats et du procureur de la République. En effet, dès le début de l’audience, les avocats de Kéziah, maître Eddy Arneton et le bâtonnier Raphaël Constant, ont formulé une demande de renvoi : « Juger ce dossier à la hâte n’est pas œuvre de justice. Il faut renvoyer ce dossier. Vous avez la possibilité de le faire », a déclaré à la barre Me Eddy Arneton. Malgré le refus de la partie civile qui s’y opposait fermement, dénonçant des actes de diffamation de la part des avocats de la défense, le procureur a finalement demandé à son tour le renvoi du procès. Le tribunal a également levé le contrôle judiciaire dont faisait l’objet le jeune homme.
« Une violente répression d’ordre colonial »
Plusieurs actes juridiques ont été portés afin de dénoncer les irrégularités procédurales de cette affaire, notamment auprès de l’Inspection Générale Judiciaire (IGJ), mais aussi auprès de l’Ordre des médecins. En effet, quelques jours après sa garde à vue, le jeune homme a de nouveau perdu connaissance. Il a été conduit à l’hôpital en urgence, mais les médecins ont refusé de procéder à des examens complémentaires. Il a fallu la mobilisation de près de quatre cents personnes, sur le parvis des urgences, pour qu’il soit pris en charge et admis en neurochirurgie douze heures plus tard. Kéziah a alors déposé une plainte devant le conseil départemental de l’Ordre des médecins de Martinique pour refus de soins, traitement discriminatoire et traitement dégradant et contraire à la dignité du patient.
Au-delà de la bavure policière, Justice for Keziah dénonce :
« l’orchestration institutionnelle d’une violente répression d’ordre colonial, destinée à faire taire les revendications des militants, non-seulement pour le combat anti-chlordécone, mais plus globalement, pour l’émancipation des peuples afro-descendants des îles françaises de la Caraïbe »
Cette affaire, à travers les violences policières subies injustement par ce jeune homme, met en exergue un problème bien plus large : un écho colonialiste qui tait son nom en Outre-Mer. Alors que le décès de Georges Floyd aux États-Unis a fait l’objet d’une grande mobilisation (réseaux sociaux, pétitions, médias), en France notamment, l’affaire Kéziah Nuissier fait l’objet … d’un silence assourdissant. Pourtant, l’affaire est plus que similaire. A une différence près : elle vient remettre en cause le système colonial français, à travers le scandale du chlordécone. Une vérité qui dérange, autant l’État français que la population de l’Hexagone qui aime fermer les yeux. Dont nous avions déjà parlé avec une activiste martiniquaise en mai dernier : « Globalement, si tu regardes la télé, on ne parle pas de nous en fait. On n’existe pas, on ne fait pas partie de la France. […] On est juste une vieille extrémité lointaine à laquelle on ne pense que pour passer ses vacances d’été ou de Noël, quand il fait un peu trop froid en France, ce n’est pas étonnant qu’on ne fasse pas partie de votre monde d’après. On n’a jamais fait partie de votre monde en fait ».
Kéziah reste cependant déterminé :
« Quoi qu’il arrive, je n’arrêterai jamais de lutter.. Notre lutte est légitime et tant que justice ne sera pas faite pour toutes les victimes du chlordécone, le combat continuera. Toute la nation française devrait ouvrir les yeux, parce que c’est l’une des plus grosses catastrophes sanitaires de ce siècle. Aux Antilles, elle nous tue tous un peu chaque jour. »
Afin d’aider la famille du jeune homme et, plus largement, de médiatiser cette affaire, Justice for Keziah a lancé une pétition, adressée au tribunal judiciaire de Fort-de-France. Une cagnotte a également été mise en place, pour financer l’ensemble des démarches liées à la défense de Kéziah.
– Camille Bouko-levy