Cela fait des années que l’inquiétant feuilleton des perturbateurs endocriniens a commencé. Et il ne semble pas prêt de se terminer ! Malgré de nombreuses études scientifiques exposant les dangers de ces substances, la Commission européenne vient de surprendre tout le monde avec sa proposition finale de réglementation des perturbateurs endocriniens.

Les perturbateurs endocriniens sont des substances chimiques capables d’interagir avec le système hormonal des êtres vivants. Cela fait 25 ans qu’on sait qu’ils existent, qu’ils se dispersent dans l’environnement et qu’ils envahissent nos activités et nos objets du quotidien (lessive, cosmétiques, meubles, textiles, conserves alimentaires, etc.). Malgré le fait que certaines substances chimiques soient interdites depuis de nombreuses années (comme le DDT), on les retrouve chez de nombreux enfants nés après ces interdictions, dû à la persistance et l’imprégnation « pour toujours » de ces produits.

Le coût de l’inaction

Ces perturbateurs endocriniens, capables d’interférer avec le fonctionnement du système hormonal, peuvent de ce fait produire des effets indésirables à des niveaux d’exposition très faibles, non pris en compte par la réglementation actuelle. Ils contribuent notamment à l’augmentation d’incidences de l’infertilité, de cancers hormono-dépendants (sein, prostate, etc.), de troubles du développement ou du métabolisme… Et leurs effets sont bien plus inquiétant pendant les « fenêtres de vulnérabilités » comme la grossesse, la petite enfance ou l’adolescence avec la puberté, qui sont des moment où les hormones sont bien plus importantes.

Exemple concret : Pendant la septième semaine de grossesse, la testostérone se déclenche et permet la création ou non du sexe masculin. Les perturbateurs endocriniens peuvent bloquer le déclenchement de cette testostérone et entrainer des problèmes à la naissance chez le petit garçon (malformation des testicules ou du pénis, etc.).

En 2013, un rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et du Programme des Nations unies pour l’environnement (UNEP) les qualifiait de « menace mondiale à laquelle il faut apporter une solution ».

En mars 2015, les dégâts sanitaires engendrés par l’exposition à ces substances omniprésentes dans l’environnement domestique et la chaîne alimentaire – pesticides, plastifiants, conditionnements, solvants, cosmétiques, etc. – étaient estimés par les chercheurs à quelque 150 milliards d’euros au moins, en coûts directs (frais de santé, soins…) et indirects (absentéisme, perte de productivité économique…). Soit 1,2 % du produit intérieur brut de l’Union européenne.

N’ayant plus d’excuse économique, la Commission européenne a alors été obligée de prendre les décisions qui s’imposaient.

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Bruxelles intoxiquée

En 2009, après quinze ans d’innombrables publications scientifiques, la Commission européenne a décidé d’établir des critères permettant d’identifier et de réglementer ces substances. Elle était censée réglementer l’usage des perturbateurs endocriniens avant la fin de 2013. Soumise à un lobbying intense des industries des pesticides et de la chimie, elle n’en a rien fait. En novembre 2014, soutenue par la grande majorité des États membres et par le Parlement européen, la Suède a saisi la Cour de justice de l’Union européenne d’une action en carence contre la Commission européenne. En décembre 2015, cette Cour a jugé que la Commission avait « violé le droit de l’Union ». En janvier encore, c’est le président du Parlement européen, Martin Schulz, qui dénonçait le retard « inacceptable » de la Commission.

L’incapacité de la Commission, sur le dossier des perturbateurs endocriniens, à faire passer l’intérêt général avant les intérêts particuliers de quelques grandes entreprises n’a pas seulement eu des conséquences sanitaires et économiques. Elle a aussi alimenté la défiance à l’égard des institutions européennes, défiance qui a été récupérée par certains partis politiques prônant la sortie de l’Union européenne entre autres.

Le 15 juin dernier, dans sa proposition finale de réglementation des perturbateurs endocriniens la Commission européenne propose d’y adapter la définition énoncée par l’Organisation mondiale de la santé en 2002. Ce choix implique que, pour entrainer le blocage d’une substance, ses effets nocifs soient démontrés et qu’ils soient causés par une action à travers le système hormonal, mais aussi qu’ils soient « pertinents » en termes de santé humaine. Une définition jugée vague puisque certains signaux remarqués chez des espèces animales n’ont jamais été observés pour le moment chez les humains et ne sont donc pas forcément « pertinents » au regard de cette lecture. En bref : il faudra attendre que les effets soient visibles sur la santé humaine avant d’agir en amont, et pire, l’impact observé sur la santé des citoyens devra, le moment venu, être jugé « pertinent » par les responsables. Une manière habile de supprimer tout principe de précaution.

Par ailleurs, les questions économiques semblent peser plus lourd dans la balance décisionnaire que la santé des citoyens. « Pour justifier le retard de deux ans qu’elle a pris sur son obligation de réglementation des PE, la Commission mène une étude d’impact : celle-ci mesure les effets négatifs d’une interdiction des PE sur l’économie et les entreprises, mais pas les effets positifs d’une telle interdiction sur la santé et l’environnement ! La vie des personnes est devenue moins prioritaire que la bonne santé des entreprises. », écrit Stéphane Horel, journaliste et documentariste indépendante française.

En résumé, réguler les perturbateurs endocrinien va s’avérer infiniment difficile. « La Commission européenne a placé la barre si haut qu’il sera ardu de l’atteindre, quand bien même il existe les preuves scientifiques de dommages. », a estimé dans un communiqué l’Endocrine Society. Suivant le raisonnement de la Commission, il faudrait en fait attendre la certitude et observer les preuves des effets sur l’homme ou l’environnement. Il faudrait ainsi attendre des années de dégâts sur la santé ou l’environnement avant de pouvoir retirer un produit du marché.

« La présentation des critères réalisée aujourd’hui s’éloigne de manière honteuse des connaissances scientifiques actuelles. » explique Michèle Rivasi, députée européenne du groupe Europe Écologie Les Verts (EELV). « Comme pour le changement climatique, les données scientifiques sont là, elles sont pourtant ignorées par les décideurs publics, comme si le doute devait systématiquement profiter aux intérêts de firmes commercialisant tel spray ou tel détergent de baignoire plutôt qu’à la santé des personnes. », rapporte Stéphane Horel.

Une guerre industrielle aux enjeux économiques importants

L’industrie pétrochimique a senti le danger. « Elle se met, alors, sur le pied de guerre, l’industrie aurait souhaité que les politiques européennes se désintéressent du dossier. Elle a perdu cette première bataille, mais elle s’est mobilisée pour faire en sorte que la définition des perturbateurs endocriniens soit aussi limitée que possible, parce qu’elle veut continuer à mettre ses produits sur le marché sans que n’intervienne le moindre régulateur. », écrit Stéphane Horel. Dans son livre « Intoxication », elle y décrit les méthodes des industriels qui ont obtenu de la Commission européenne qu’elle impose l’inaction.

Selon l’industrie chimique, il faudrait s’occuper des produits dont les effets sont les plus puissants. Mais cela n’a aucun sens scientifique puisque les perturbateurs endocriniens peuvent agir à très faible dose. Leur toxicité est telle qu’on ne peut pas prétendre qu’il y a une dose en deçà de laquelle ils ne sont pas dangereux. De plus, c’est l’exposition à des dizaines de ces substances et donc le fameux « effet cocktail » qui les rend dangereuses. Une étude aux États-Unis a montré qu’il y en a en moyenne 43 perturbateurs endocriniens dans chaque femme enceinte. Dans quelle mesure l’attente est-elle justifiable ?

C’est notamment pour ces raisons que l’idée de puissance des perturbateurs endocriniens n’a absolument aucun sens. Ce qui n’empêche pas la Commission de la considérer comme une question valable, alors que la direction générale de l’environnement de la Commission, à qui avait été confié le travail préalable de définition des perturbateurs endocriniens, l’avait pourtant éliminée au terme de quatre ans de travail. Cela révèle un grave dysfonctionnement au cœur même des institutions. Santé publique contre intérêts financiers, des années de travail et de consultances scientifiques se voient piétiner en quelques instants car leurs conclusions déplaisent aux industriels.

« Il est très choquant de constater que les lobbies rencontrent une telle adhésion du côté des décideurs. Plusieurs facteurs l’expliquent. À Bruxelles, nous sommes dans un rapport de force où les intérêts publics sont en minorité. L’écrasante majorité des représentants d’intérêts sont ceux des intérêts commerciaux. Le dialogue avec les « parties prenantes », c’est-à-dire les industriels, remplace le débat démocratique. Il y a une proximité très importante entre le monde des décideurs politiques et le monde des affaires. » explique Stéphane Horel.

Dans un sens opposé, certains industriels se disent également déçus. Jean-Charles Bocquet, directeur général de l’ECPA, l’organisation européenne de lobbying de l’industrie des pesticides, estime que la décision de la Commission européenne « pourrait déboucher sur l’interdiction de produits de protection des plantes qui possèdent les mêmes propriétés de perturbation endocrinienne que des produits quotidiens comme le café ». Encore faut-il que toutes les conditions précitées soient réunies. Notons que même si l’industrie pétrochimique n’adhère pas complètement à cette régulation européenne concernant les perturbateurs endocriniens, cette législation va tout de même bien plus dans leur sens qu’en faveur de l’option souhaitée par les ONG et les communautés scientifiques. Celles-ci souhaitaient en effet que les perturbateurs endocriniens soient classés dans un système de catégories propre, calqué sur celui des agents cancérogènes.

Cette nouvelle législation ne fait donc pas vraiment bouger les choses, elle ne change rien aux problèmes actuels concernant les substances chimiques omniprésentes dans nos quotidiens utilisées par les industriels. Les associations et ONG sont donc toujours dans l’attente d’une réglementation globale pour protéger les citoyens, ainsi que l’environnement. Le « déficit démocratique » européen est malheureusement observable une nouvelle fois, à travers cette incapacité à intégrer l’état de la science dans les choix politiques, face au poids des industriels qui défendent leurs intérêts financiers.

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Sources : Le Monde / Stéphane Horel

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