Nouveau scandale dans le secteur de l’agrochimie : des géants du secteur, dont Bayer et Syngenta, auraient dissimulé pendant plus d’une décennie la toxicité de certains de leurs produits aux autorités européennes. C’est ce que révèle une nouvelle étude parue dans la revue Environmental Health, le 1er juin dernier. Au total, neuf pesticides ont été autorisés sur le marché malgré la dissimulation de documents, et sont pourtant susceptibles d’altérer le bon développement du cerveau, menant potentiellement à des troubles de l’attention, des formes d’autisme et certains handicaps mentaux. Retour sur 10 ans de mensonge.
Publiée dans la revue scientifique Envrionmental Health au début du mois, la nouvelle étude du chimiste Axel Mie (université de Stockholm, Institut Karolinska) et de la toxicologue Christina Rudén (université de Stockholm) n’a pas fini de faire trembler les plus grands géants de l’industrie agrochimique.
Dans un dossier explosif, plusieurs média européens – dont le Monde, la Bayerischer Rundfunk et Der Spiegel en Allemagne, la Schweizer Radio und Fernsehen (SRF) en Suisse et The Guardian au Royaume-Uni – révèlent l’ampleur du scandale.
Une étude qui fait l’effet d’une bombe
Le monde politique semble lui aussi concerné : « Si ces informations sont correctes, alors cela signifie que les fabricants des pesticides ont triché pour maintenir des produits dangereux sur le marché », s’alarme l’eurodéputé Pascal Canfin (Renew), président de la commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire au Parlement européen.
Et pour cause, les accusations sont graves : lors de la phase d’évaluation des risques des pesticides par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) avant leur mise sur le marché, plusieurs industriels du secteur auraient volontairement dissimulé le résultat de certains tests portant sur la toxicité de leurs produits sur le développement du cerveau.
Si ces révélations pointent notamment les stratégies immorales des entreprises de pesticides, elles questionnent aussi le bien fondé des pratiques européennes en matière de gestion des risques pour la santé publique.
Une évaluation des risques faillible
Comment un tel scénario est-il possible ? « Dans l’Union européenne (UE), l’évaluation de la sécurité des produits phytopharmaceutiques repose dans une large mesure sur des études de toxicité commandées par les entreprises qui les produisent », expliquent les auteurs de l’étude. Légalement, toutes les études réalisées et pertinentes doivent être incluses dans le dossier soumis aux autorités lors de la demande d’approbation ou de renouvellement de la substance active.
Axel Mie et Christina Rudén, déjà connus pour avoir travaillé sur le glyphosate en 2022, ont alors cherché à évaluer si toutes les études de toxicité cérébrale (DNT pour developmental neurotoxicity) soumises à l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) avaient également été divulguées aux autorités de l’UE pour un même produit.
Le constat est accablant : au terme de leurs recherches, ils découvrent que parmi les milliers de pages des 35 dossiers examinés, « 9 études DNT (26 %) n’ont pas été divulguées par l’entreprise de pesticides aux autorités de l’UE ». Menées sur des animaux de laboratoire entre 2001 et 2007, ces tests n’ont ainsi simplement pas été pris en compte par le régulateur européen lors des premières autorisations accordées à neuf substances (abamectine, éthoprophos, buprofézine, fénamidone, fénamiphos, fluaziname, glyphosate-trimésium, pymétrozine, pyridabène), pour la plupart avant 2010.
Atterrés, les auteurs du rapport estiment que pour 7 de ces études, il existe « un impact réglementaire réel ou potentiel ».
En d’autres termes : la mise sur le marché des pesticides concernés n’aurait probablement pas été autorisée – ou du moins dans d’autres conditions – si les informations avaient été portées à la connaissance des autorités.
« La non-divulgation d’une étude DNT indiquant des risques ou des dangers contrecarre directement la poursuite d’un niveau élevé de protection de la santé humaine et met potentiellement la santé publique en danger », alertent les chercheurs, qui rappellent que « bien que chaque évaluation de la sécurité soit basée sur de nombreuses études, l’absence d’une seule étude, ou même l’analyse trompeuse d’un seul critère d’évaluation dans une seule étude », peut affecter la conclusion globale des autorités.
Les enfants, premières victimes ?
Un exemple illustre tristement ce constat. Le fongicide fluazinam, un des pesticides les plus utilisés dans la production intensive de pommes au Tyrol du Sud, (nord de l’Italie), figure également parmi les pesticides les plus fréquemment détectés dans des échantillons d’herbe provenant de terrains de jeux pour enfants situés à proximité de vergers de pommiers et de vignobles étudiés dans cette zone entre 2017 et 2018.
L’entreprise fabricante du produit (Ishihara Sangyo Kaisha Ltd ou ISK) n’a pas divulgué l’étude DNT, qui révèle pourtant plusieurs effets sur les fonctions comportementales des animaux testés, et a par conséquent privé l’UE – et dans ce cas les autorités italiennes – de la possibilité d’évaluer si une telle exposition est sans danger pour le développement cérébral des enfants résidents. En attendant, la substance circule depuis 2005, soit près de 20 ans, entre les pommiers et les jeux d’enfants.
Une sous-estimation probable du nombre de tests non-divulgués
Si cette étude marque sans aucun doute le monde politique et citoyen par ses conclusions alarmantes, il est très probable qu’elle sous-estime le problème : « Bien que nous fournissions une première estimation quantitative de la fraction des études non divulguées, nous sommes bien conscients que cette estimation est à la fois incomplète et imparfaite, et la véritable ampleur de ce problème reste inconnue », relèvent les chercheurs.
« En théorie, poursuivent-ils, si la non-divulgation est motivée par l’intention d’éviter de soumettre des données qui rendraient une approbation moins probable, alors il est concevable que toute étude indiquant un danger important coure un risque accru de non-divulgation ».
Il est temps de revoir fermement la réglementation européenne en la matière
Pour palier ces risques sanitaires et mettre fin à la possibilité de retenir des données auprès des agences de régulation, les auteurs de l’étude estiment qu’il est aujourd’hui primordial que les régulateurs européens collaborent avec l’EPA (l’Agence de Protection de l’Environnement) ou d’autres organismes compétents afin de comparer les études soumises lors des différentes évaluations de risques.
Ils ajoutent : « nous recommandons en outre que les études de toxicité soient commandées par les autorités réglementaires à des laboratoires d’essais commerciaux ou publics, tandis que les coûts seraient toujours supportés par l’entreprise candidate conformément au principe du pollueur-payeur ».
Il semble en effet évident pour les scientifiques que la réalisation d’études de risque par et pour les entreprises fabricantes implique indéniablement « des biais liés à la conception, à la performance, à la communication des résultats et aux conclusions dans les études de toxicité ».
Pour terminer, les pratiques de non-divulgation doivent être durement sanctionnées sur le plan judiciaire afin de dissuader les entreprises du secteur et espérer, pour la santé de tous, une meilleure transparence du système d’évaluation des substances actives présentes dans notre quotidien.
– L.A.
Photo d’entête : Pesticide application to treat grasshopper outbreak in Eastern Oregon. @Oregon Department of Agriculture/Dimilin