Afin de financer une transition énergétique qui se fait attendre, Pierre Larrouturou* et Jean Jouzel** s’engagent pour un pacte finance-climat au niveau européen sous la forme d’un traité. Selon eux, il ne sera pas possible de lutter contre le changement climatique si les budgets alloués à la cause ne sont pas ajustés à la hauteur de l’enjeu. Interview.

Mr Mondialisation : Face au changement climatique, l’inaction collective de l’UE et de ses États membres est patente. Comment expliquer cet échec ?

Pierre Larrouturou : L’an dernier, en effet, alors que nous devrions diminuer nos émissions de gaz à effet de serre de 3 ou 4 % par an, elles ont augmenté en Europe de 1,8 % et en France de 3 % ! C’est notre pays qui a accueilli la COP 21, notre pays qui a vu naître l’Accord de Paris, mais on continue à laisser augmenter nos émissions de CO2 et de méthane de façon dramatique.

Je pense qu’une grande partie de nos dirigeants n’a pas encore compris la gravité du dérèglement climatique : c’est un sujet parmi d’autres, comme le déficit de la Sécu ou la limitation de vitesse sur les routes… Certes, quand Trump affirme qu’il veut sortir de l’accord de Paris, tous les dirigeants européens prennent immédiatement le contrepied de ses déclarations mais, dans les faits, nous ne faisons guère mieux que les USA où Donald Trump nie le réchauffement climatique mais où un très grand nombre d’États, de villes ou d’associations continuent à agir pour le climat autant qu’ils le peuvent…

Quand Nicolas Hulot démissionne, il se plaint de l’insuffisance des budgets pour la transition écologique (climat & biodiversité). Quand il en appelle à un électrochoc et demande aux citoyens de « faire pression » sur les politiques pour les pousser à l’audace, il a mille fois raison : il est urgent de changer de braquet, d’arrêter les rustines et de déclarer la guerre au dérèglement climatique. Mais je pense que c’est très difficile au niveau d’un seul pays. Une grande partie des solutions est au niveau européen. J’y reviens dans une minute.

Pierre Larrouturou

Mr Mondialisation : Que reste-t-il à sauver selon vous ?

Pierre Larrouturou : Quand je dialogue avec mon ami Jean Jouzel ou avec d’autres climatologues, je mesure l’extrême gravité de la situation : sur les dix dernières années, la concentration en CO2 dans l’atmosphère a augmenté 3 fois plus vite que dans les années 1970. C’est vraiment flippant !

La Planète qui absorbait une bonne partie de nos émissions dans les océans et dans les forêts, joue de moins en moins ce rôle « tampon ». Et de plus, des « cercles vicieux » (des boucles de rétroaction comme disent les scientifiques) se mettent en mouvement : le réchauffement accélère la fonte des glaces, ce qui diminue les surfaces blanches qui renvoyaient l’énergie et va donc accélérer le réchauffement. De même, la fonte du permafrost libère une grande quantité de méthane, qui est encore plus nuisible que le CO2…

L’ensemble des études publiées ces dernières années montre que le dérèglement climatique s’aggrave et qu’il y a un moment où il sera trop tard pour le stopper : tous nos efforts seront vains car les « cercles vicieux » qui se seront mis en marche (fonte de la glace, fonte du permafrost, feux de forêts..) seront trop puissants. Mais ce n’est pas encore le cas. Répétons-le, car certains pensent que l’effondrement est inévitable : il est encore possible d’agir ! Ce qui me rend optimiste, c’est que nous sommes des millions à comprendre la gravité de la situation, à changer nos comportements personnels et à vouloir bousculer l’inertie de nos dirigeants. « Là où croit le péril, croît aussi ce qui sauve » aime à dire Edgar Morin, en citant Hölderlin. Il a raison : c’est parfois quand on est tout près du précipice qu’on comprend qu’il faut radicalement changer de direction.

La démission de Nicolas Hulot, loin de nous décourager, doit nous pousser, nous les Citoyens, à agir avec plus de force encore. En Belgique, à l’occasion des manifestations de ce samedi 8 septembre, toutes les associations qui travaillent sur le climat se sont mises d’accord pour 4 revendications qu’elles vont porter ensemble dans le débat public jusqu’à ce qu’elles soient mises en œuvre réellement. Parmi ces 4 revendications, les « 1.000 milliards pour le Climat, comme proposé par le Pacte Finance-Climat. » Peut-être que nous devrions faire pareil en France : nous mettre d’accord sur un nombre limité de demandes, puis nous donner les moyens de concentrer nos efforts pour gagner la bataille.

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Mr Mondialisation : Avec le climatologue Jean Jouzel, vous appelez au sursaut collectif et à la signature d’un traité européen intitulé Le Pacte Finance Climat. De quoi s’agit-il exactement ?

Pierre Larrouturou : Si l’on veut arriver à stopper le dérèglement climatique, il faut arriver d’ici 30 ans au Zéro émissions nettes : très peu d’émissions de CO2 qui seront absorbées par les forêts ou l’agriculture… Pour parvenir à cet objectif, il faut financer un énorme chantier ; isoler tous les bâtiments (publics et privés), investir massivement dans les transports en commun, aider tous les agriculteurs à changer de mode de production…), développer les énergies renouvelables pour ne plus bruler de pétrole ou de charbon. Au total, la Cour des Comptes européenne estime qu’il faut 1.000 milliards d’euros par an (finances privées et finances publiques confondues) pour rattraper le temps perdu. Si l’on en reste aux outils classiques, on ne pourra jamais trouver de telles sommes. Voilà pourquoi, avec Jean Jouzel, Anne Hessel et des milliers de citoyens issus de 12 pays, nous demandons qu’on innove et qu’on mette la création monétaire au service du bien commun. En deux ans et demi, la Banque Centrale Européenne a créé plus de 2.500 milliards d’euros. C’est colossal ! Cela fait 1.000 milliards par an (exactement ce qu’il faudrait pour sauver le climat d’après la Cour des Comptes européenne…).

Où sont allées ces sommes colossales ? 11 % seulement de cet argent est allé dans l‘économie réelle (prêts aux PME, aux personnes, aux collectivités). L’essentiel va à la spéculation : les marchés financiers n’ont jamais atteint de tels niveaux. Le FMI nous prévient qu’on peut, n’importe quand, subir une crise qui sera « plus rapide, plus grave et plus générale qu’en 2008. » Allons-nous rester sans réagir, comme un lapin tétanisé dans les phares du camion qui va l’écrabouiller, ou sommes-nous capables d’agir pour éviter d’avoir à subir une nouvelle crise financière ET le chaos climatique ?

Au lieu d’alimenter la spéculation, la création monétaire doit être mise au service du bien commun : lutter contre le dérèglement climatique et créer massivement des emplois (jusqu’à 900.000 créations d’emplois possibles en France selon l’ADEME). Puisqu’Angela Merkel et Emmanuel Macron ont dit que, cette année, il fallait décider de la refondation de l’Europe en lui donnant de nouveaux Traités, nous demandons que soit créée une Banque du Climat, filiale à 100 % de la BEI (Banque Européenne d’Investissement), qui serait chargée de financer la transition par des financements massifs à taux 0.

En 1989, quand le Mur de Berlin est tombé, il a suffi de 6 mois à Mitterrand et Kohl pour créer une banque chargée de financer la transition des pays ex-soviétiques. Si nous poussons nos dirigeants à l’audace, la Banque du Climat peut être créée très vite elle aussi.
Grace à cette Banque du Climat, chaque pays disposerait d’une enveloppe de 2 % de son PIB pour financer la transition écologique : la France aurait chaque année 45 milliards à taux 0, pendant 30 ans. Ça changerait tout.

En plus de ces prêts à taux 0, nous voulons créer un Budget Climat. Dans chaque pays, il y a un budget de l’éducation, un budget de la santé, un budget de la défense… Il est temps de créer un budget Climat pour financer un vrai Plan Marshall pour l’Afrique et la Méditerranée, et pour financer une politique de recherche très ambitieuse (énergies renouvelables, transports 0 émissions nettes, en tenant compte du problème des terres rares…).

Ce budget européen permettrait aussi que chacun de nous (particuliers, entreprises, collectivités…) soit aidé financièrement pour isoler les bâtiments où nous vivons et où nous travaillons… Pour trouver chaque année 100 milliards d’euros pour ce budget, nous proposons de lutter contre le dumping fiscal européen : en 40 ans, le taux moyen de l’impôt sur les bénéfices est passé de 45 % à 19 %, alors qu’il restait stable à 38 % aux États-Unis ! Et ce même après la réforme de Donald Trump qui fait tomber l’impôt sur les bénéfices à 24 %, il est possible de créer en Europe une Contribution Climat de 5 % sur les bénéfices.

Ainsi, avec d’un côté une Banque du Climat chargé de fournir des prêts à taux 0, et de l’autre un vrai Budget doté de 100 milliards chaque année, on pourrait complètement changer de braquet dans la lutte contre le dérèglement climatique, en Europe comme en Afrique, et tout autour de la Méditerranée.

Mr Mondialisation : Qu’attendre d’une telle initiative, alors que, dans le même temps, le lien entre les électeurs et les institutions politiques est rompu ?

Pierre Larrouturou : Je pense justement que ce genre de projet est l’un des rares qui peut redonner du sens à la construction européenne et redonner envie aux Citoyens de croire à ce projet. Quand on voit Donald Trump à la maison blanche, on se dit qu’il n’y aura aucun accord international dans les prochaines années. A l’Europe, première puissance économique au monde, de faire la preuve qu’on peut vivre bien tout en arrivant à 0 émission de Carbone. Cela donnera envie à d’autres régions du monde de faire pareil. L’Europe est peut-être la dernière chance pour sauver le climat. Et le climat est peut-être le dernier sujet qui peut sauver l’Europe, car le dérèglement climatique concerne autant les Polonais que les Espagnols, les Grecs et les Danois…

L’Europe est née avec l’Union Charbon-Acier. Cela faisait des décennies que la France et l’Allemagne se faisaient la guerre. Et à chaque fois, on prenait le charbon et l’acier du vaincu pour lui taper dessus avec plus de force encore à l’avenir. En 2 semaines seulement, Schumann et Adenauer ont pris une décision immense : pour être certain que la guerre ne serait plus jamais possible, on met ensemble nos réserves de charbon et d’acier. Le lendemain, tous les journaux ont dit que c’était une décision révolutionnaire.

Aujourd’hui aussi, pour protéger la Paix mondiale, il faut une décision révolutionnaire. L’Europe doit décider de mettre la finance au service du bien commun pour financer la transition écologique en Europe, en Afrique et sur tout le pourtour de la méditerranée.

Mr Mondialisation : Quels seraient les premiers « chantiers » de la transition énergétique à financer ?

Pierre Larrouturou : Pour arriver à 0 émission, il faut isoler 100 % de nos logements, de nos usines et de nos bureaux, revoir 100 % des transports, revoir 100 % de notre alimentation et de notre agriculture…

Il faut en même temps aider très vite les agriculteurs à changer leurs pratiques, en développant aussi les circuits courts. Il faut que chacun de nous change ses comportements, mange moins de viande et cesse de prendre sa voiture quand il peut aller à vélo ou prendre des transports en commun (ou utiliser le co-voiturage).

Le but (en gros) est de diviser par deux notre consommation d’énergie et que l’énergie dont nous aurons encore besoin soit une énergie 0 Carbone. Les travaux de l’ADEME ou de NegaWatt montrent que c’est possible. C’est une question de volonté politique et de budgets…

Mr Mondialisation : Ce programme peut-il se passer d’une critique plus générale du modèle de production industriel et des valeurs associées, celles de la consommation, du travail ou encore de la réussite individuelle ?

Pierre Larrouturou : « Pour croire à une croissance infinie dans un monde fini, il faut être fou ou économiste… ». La course à la croissance, la course au profit nous mènent à l’abîme. Il est temps de changer de boussole. Beaucoup s’émerveillent encore du niveau de croissance des États-Unis mais ils oublient qu’il faut 5 doses de dette supplémentaire pour obtenir 1 dose de PIB supplémentaire ! Le vieux monde est en train de s’effondrer. Il est urgent de faire naître une société plus juste, plus frugale, plus conviviale.

Mais critiquer la médiocrité de nos politiques ne suffit pas : à nous d’agir. Mon ami Stéphane Hessel n’est plus là, mais Stéphane soutenait notre projet et il disait toujours « Il faut lutter contre le découragement. On a connu des systèmes qui paraissaient immuables mais qui se sont effondrés quand les Citoyens se sont mis en mouvement : on a connu l’apartheid, et la fin de l’apartheid. On a connu le Mur de Berlin, et la fin du Mur de Berlin. A nous les Citoyens de décider de notre avenir ! » Pour en savoir plus, pour vous engager avec nous  : Climat-2020.eu

*Pierre Larrouturou est un économiste, ingénieur agronome de formation, diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, spécialiste du partage du temps de travail et de la semaine de quatre jours. Il a initié avec Jean Jouzel en 2017 le Pacte Finance-Climat et plaide auprès des décideurs politiques et de l’opinion publique pour les 1000 milliards pour le Climat.

** Jean Jouzel a été, de 2002 à 2015, vice-président du groupe de travail scientifique du GIEC (co-lauréat du Prix Nobel de la Paix en 2007). Il a présidé le Haut Conseil de la Science et de la Technologie (HCST) de 2009 à 2013 et s’est impliqué dans la préparation de la conférence Paris Climat 2015. Jean Jouzel est mondialement reconnu pour ses analyses de la glace de l’Antarctique et du Groenland permettant de connaître le climat terrestre passé (paléoclimat). Il a publié en tant que coauteur près de 45 articles dans les prestigieuses revues scientifiques Nature et Science.


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