Depuis l’adoption des Accords de Paris en 2015, nombreux sont les états, territoires ou entreprises qui affichent leur ambition de parvenir à zéro émission nette dans les décennies à venir, c’est-à-dire à un équilibre entre émissions de leurs activités et absorptions du CO2 ainsi libéré dans l’atmosphère, soit la neutralité carbone. Mais ces programmes « zéro émission nette » peuvent se révéler beaucoup moins verts qu’ils n’y paraissent. Gourmands en terres, ces derniers pourraient entraîner une hausse de 80 % du prix des denrées alimentaires et une aggravation de la faim dans le monde, tout en permettant aux pays riches et aux entreprises d’entretenir un statu quo néfaste pour l’environnement. L’ONG Oxfam tire la sonnette d’alarme avec son dernier rapport « Pas si net » et dévoile les risques d’une politique verte faussement ambitieuse.
Cinq ans après la COP 21 et l’adoption des Accords de Paris, on ne peut que constater la multiplication rapide des engagements pour la neutralité carbone au sein de nombreux secteurs et de diverses parties prenantes. En novembre 2020, ce sont ainsi plus de 110 pays qui se sont engagés vers un objectif de zéro émission nette pour les décennies à venir, représentant alors près de la moitié du PIB mondial et des émissions globales de CO2. L’ensemble des pays du G7 et la grande majorité du G20 s’est donc aujourd’hui engagé sur la voie d’un monde neutre en carbone. Et cette notion n’est pas seulement devenue la référence en politique, elle s’est aussi imposée pour bon nombre d’acteurs non-étatiques, les entreprises en tête, qui sont plus de 1 100 à avoir adopté les objectifs de neutralité carbone et rejoint la Campagne Objectif Zéro de la COP 26 aux Royaume-Unis aux côtés d’autres acteurs non-étatiques.
Une politique verte pas si nette
Si cette stupéfiante course à la neutralité peut sembler louable à bien des égards à l’heure de l’urgence climatique et environnementale, certains y voient une façon déguisée de la part des politiques et dirigeants d’entreprises d’entretenir un statu quo néfaste et polluant tout en affichant une bonne volonté écologique. Car si quelques acteurs semblent véritablement engagés pour accélérer la transition écologique, d’autres pourraient se servir du concept de neutralité carbone pour continuer d’émettre des gaz à effet de serre néfastes pour l’environnement tout en promettant des compensations impossibles à tenir en pratique.
C’est ce que dénonce l’ONG Oxfam, en alertant sur l’irréalisme et le manque de fiabilité de certains programmes dits « neutres en carbone », qui risquent à terme d’accaparer plus d’un tiers des terres arables de la planète afin de compenser des activités extrêmement polluantes pour l’environnement, telles que l’extraction des énergies fossiles, plongeant alors plusieurs millions de personnes dans l’insécurité alimentaire. En effet, la multiplication récente des annonces de neutralité carbone repose sur des promesses démesurées de planter des arbres à grande échelle sur de vastes étendues de terre en vue de piéger les gaz à effet de serre de l’atmosphère. Si ces politiques sont véritablement déployées, et ce simultanément, les méthodes de stockage du carbone reposant sur l’utilisation des terres, telles que la plantation massive d’arbres, sont susceptibles d’entraîner une flambée des prix alimentaires mondiaux, de l’ordre de 80 % d’ici 2050, en plus d’exproprier de nombreuses populations locales et forestières, dépendantes sur de nombreux points de leur environnement naturel.
Des affirmations irréalistes et peu fiables
Et ces affirmations ne sont pas seulement dangereuses pour une part de la population mondiale, elles sont aussi irréalistes : il faudrait ainsi planter au moins 1,6 milliard d’hectares de forêts – soit l’équivalent de cinq fois la superficie de l’Inde, ou encore plus que la totalité des terres arables de la planète – pour absorber tout le carbone émis dans l’atmosphère à ce jour selon les calculs de l’ONG.
En réalité, Oxfam perçoit derrière ces déclarations successives un tout autre message : « les décideurs politiques et économiques ne parviennent pas à réduire les émissions d’une manière suffisamment rapide et décisive pour éviter un dérèglement climatique catastrophique ». Or, pour limiter le réchauffement à moins de 1,5 °C comme le recommande le groupe d’experts indépendants membres du GIEC et ainsi prévenir les dommages irréversibles causés par le changement climatique, il faudrait que le monde soit en bonne voie pour réduire de 45 % les émissions de carbone d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 2010. Pourtant, les plans actuellement mis en œuvre par les pays ne permettront de réduire les émissions que de 1 % environ à l’échelle mondiale d’ici à 2030.
Armelle Le Comte, responsable du plaidoyer climat à Oxfam France, explique ainsi le paradoxe devant lequel on se trouve aujourd’hui : « les solutions fondées sur la nature et l’utilisation des terres pour piéger le carbone constituent une part importante des efforts à déployer pour réduire les émissions mondiales, mais elles doivent être mises en œuvre de manière beaucoup plus modérée. Selon les plans actuels, il n’y a tout simplement pas assez de terres dans le monde pour que ces solutions se matérialisent dans leur intégralité. Au lieu de cela, elles risquent de provoquer encore plus de faim, d’accaparement de terres et d’atteintes aux droits humains, tandis que les pollueurs s’en servent comme alibi pour continuer à polluer ».
Doit-on choisir entre justice sociale et climatique ?
Ainsi, les promesses de quatre des plus grandes sociétés pétrolières et gazières du monde (BP, Eni, Shell et TotalEnergies) les contraindraient à reboiser une superficie équivalente à plus de deux fois la superficie du Royaume-Uni pour atteindre l’objectif « zéro émission nette » d’ici 2050. Et le rapport d’Oxfam va plus loin, et démontre que si l’ensemble du secteur de l’énergie se fixait des objectifs similaires, il lui faudrait une superficie à peu près équivalente à celle de la forêt amazonienne, soit un tiers de toutes les terres arables du monde.
En bref, il est indéniable que la culture ou le stockage du carbone à grande échelle entraînerait la conversion des terres en cultures bioénergétiques ou en monocultures forestières et impacterait la production et le prix des denrées alimentaires, fragilisant de fait la sécurité alimentaire de nombreuses communautés qui ont déjà du mal à se nourrir. Il est pourtant essentiel aujourd’hui que justice climatique et sociale aillent dans le même sens et pour ce faire, l’ONG plaide pour des solutions efficaces en matière d’atténuation des gaz à effet de serre qui ne portent pas atteinte à la sécurité alimentaire, comme l’agroforesterie et les approches agroécologiques.
Faire rimer solutions climatique et éradication de la faim
Ainsi, si l’organisation ne nie pas la nécessité des actions d’atténuation basées sur le foncier pour maintenir le réchauffement climatique en-dessous des 1,5 °C, elle appelle à un déploiement réaliste et adapté de ces méthodes au vue des différents défis climatiques et sociaux qui attendent aujourd’hui l’humanité, souvent interconnectés. « Les approches privilégiant la production alimentaire n’exigent pas de convertir des terres spécifiquement pour le stockage du carbone et limitent les compromis. Elles permettent même des synergies pour atteindre zéro émission et zéro faim », explique ainsi le rapport.
À moins de 100 jours de la conférence des Nations Unies sur le climat à Glasgow, les dirigeants politiques et économiques du monde entier doivent saisir l’importance d’une réduction drastique et rapide des émissions de carbone à court terme, en commençant par leurs propres activités et chaînes d’approvisionnement. Il n’est plus suffisant de chercher à atténuer l’impact des activités humaines, sans les conformer intrinsèquement aux attentes climatiques et environnementales qui se présentent à nous. Et si dans cette quête, des objectifs « zéro émission nette » sont utilisés, ceux-ci doivent être mesurables, transparents et donner la priorité à des solutions qui préservent la sécurité alimentaires des populations déjà bien souvent fragilisées. « L’affectation des sols doit garantir l’éradication de la faim. Les terres et la nature sont des éléments importants de la solution climatique, mais là où des terres sont utilisées pour atténuer le dérèglement climatique, la priorité doit être donnée à la sécurité alimentaire », conclut Armelle Le Comte.
L.A.
Source : Rapport OXFAM « Pas si net » : https://www.oxfamfrance.org/communiques-de-presse/zero-emission-nette-un-dangereux-moyen-de-faire-diversion-face-a-limperatif-de-reduction-des-emissions-denonce-oxfam/