En 2019, Charlotte et Aurélie, soucieuses de l’environnement, créent la Fabrik’ A Vrac : une épicerie de produits consignés et disponibles en drive. Installées en région nantaise, elles espéraient faciliter à la population locale une consommation de proximité, en circuit-court et libérée du tout-plastique-jetable. Pourtant, deux ans plus tard, l’aventure s’arrête brusquement : le modèle est intenable, infructueux… Mais alors que la demande d’alternatives écologiques augmente, comment expliquer cet insuccès ? Charlotte nous raconte l’envers du décor et nous aide à décortiquer les impasses, pour inciter les suivants à les repenser ! Interview en toute transparence.

Alors que les industriels, férus de greenwashing, s’emparent de plus en plus du vrac en proposant une illusion de zéro-déchet fallacieuse, de petits commerçants engagés tentent réellement de faire vivre cette alternative, avec authenticité. 

Ils et elles ont été au rendez-vous de la demande : des dizaines d’épiceries vrac ont ouvert partout en France et très rapidement ces dernières années. En effet, bien que le secteur ne représente que 0,5% de la vente alimentaire, il a rapidement pris de l’ampleur : les commerces vrac n’étaient que 18 en 2015, puis 200 en 2019 et avoisinent les 400 actuellement !

Cependant, après un élan de popularité marqué, beaucoup souffrent aujourd’hui d’une baisse drastique de fréquentation : 30% en moins ces derniers mois. Pire : 40% de ces petits commerces pourraient devoir fermer d’ici peu. Un dénouement qu’a malheureusement dû affronter la Fabrik’ A Vrac nantaise dont nous vous parlions à leurs débuts. Pourquoi ce revirement ?

Article France Bleu sur la détresse du secteur, relayé sur la page de Mr Mondialisation

La crise sanitaire n’y est certes pas pour rien, mais ce n’est pas tout. Charlotte, ex-gérante de l’épicerie, professionnelle du secteur, nous raconte l’envers du décor, pour permettre à la relève de mieux rebondir ! 

 

L’aventure du Vrac : au commencement, une urgence écologique. 

Charlotte @LaFabrikAVrac

Mr Mondialisation : Bonjour Charlotte. Pour nos lectrices et lecteurs qui ne vous connaissent pas, pourriez-vous vous présenter ?

Charlotte : Charlotte Gambier, 36 ans, mariée, 2 petites filles de 4 et 6 ans ! J’ai suivi un parcours scientifique, master dans les matériaux (Bac+5) en 2009. En pleine crise, nous avons décidé de partir voyager avec mon compagnon (une retraite anticipée….) pendant 15 mois. Nous sommes partis en Australie, puis en Asie… Notre impact Carbone était déjà important, nous avons donc décidé de rentrer en train/transport en commun de la Thaïlande, en passant par le Laos, jusqu’à Pékin, pour finir avec le Transmandchourien jusqu’à Moscou. Et rentrer en bus jusqu’à Paris. Une aventure incroyable !

« Il y avait une dissonance Cognitive, entre mon discours « écolo » et mon job au quotidien »

J’ai ensuite commencé à travailler dans le secteur de l’automobile en région parisienne. Ne souhaitant pas non plus nous enraciner là-bas, nous sommes partis avec mon compagnon vivre à Nantes. J’ai ensuite travaillé dans le secteur de l’aéronautique. Secteur très épanouissant quand on est jeune cadre dynamique… Mais de mon côté, il y avait une dissonance Cognitive, entre mon discours « écolo » (manger bio, local, couches lavables, ne pas prendre l’avion, zéro déchet…) et mon job au quotidien !

Je me disais à l’époque que, peut-être, je pouvais changer un peu le système de l’intérieur, semer quelques graines (en étant prestataire chez Airbus pendant 5 ans…), mais l’inertie et certaines mentalités étaient à des années lumières de mes convictions… avec une bonne dose de patriarcat et de misogynie pour certains : bref, ce n’était pas un combat que j’avais envie de mener au XXIème siècle !

Avec une amie, Aurélie, nous avions envie de faire quelque chose d’utile : De mettre notre énergie dans nos valeurs, faire notre part, apporter une solution.

Cette envie était aussi l’aboutissement d’un cheminement écologique : pendant nos études, avec mon compagnon, nous avons d’abord diminué, puis arrêté, de consommer de la viande suite à une prise de conscience du bilan Carbone de ce secteur. Nous avons consommé bio lorsque nous avons commencé à travailler. Et lors de la naissance de notre première fille nous avons remis en question notre mode de vie. Nous avons entamé une décroissance et aspirions à une sobriété.

Nous avons donc quitté nos CDI, et nous nous sommes lancées dans l’aventure du vrac courant 2019. Nous avons ouvert la Fabrik le 8 novembre 2019.

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Le suremballage plastique a plongé l’environnement dans un état de pollution critique. Photo : @Jasmin Sessler/Unsplash

 

Mr M : Vous avez donc lancé La Fabrik’ à Vrac il y a deux ans. Comment fonctionnait-elle exactement ?

Charlotte : La Fabrik’ A Vrac, était un drive de produits majoritairement bio et locaux, dans des contenants consignés. Les clients passaient leur commande sur le site internet, choisissaient le jour et l’heure de retrait (ouvert 6j/7) et venaient chercher leurs produits. Il y avait des produits frais (fruits, légumes, crèmerie), des produits secs, des produits d’hygiène, ménager et enfin des accessoires durables.

Nous travaillions avec une cinquantaine de producteurs locaux, qui pratiquaient la consigne sur leurs contenants également (produits transformés, boissons, biscuiterie…). A chaque commande suivante, les clients nous rapportaient tous leurs contenants vides et l’on se chargeait de les remettre dans les différents circuits. Pour tous les produits que l’on retrouve habituellement dans une épicerie vrac, nous les conditionnions dans des bocaux. Il y avait un gros travail de conditionnement, traçabilité, nettoyage des bocaux…

 

Mr M : Vous vouliez « apporter une solution », mais qu’est-ce qui vous a décidé à agir via le vrac précisément ?

Charlotte : Nous consommions déjà toutes les deux chez des producteurs locaux, mais avec le travail et la vie péri-urbaine, nous n’arrivions pas à consommer vrac et avoir tous les produits que nous souhaitions. C’est comme ça que la solution de simplifier ce mode de consommation nous est venue, en créant un drive de produits locaux dans des contenants consignés.

Les épiceries vrac sont majoritairement situées en centre ville. Nous souhaitions faciliter ce mode de consommation, en simplifiant la logistique avec le concept de préparation de commande, du drive. De notre côté, nous n’arrivions pas à nous organiser pour consommer en vrac avec nos rythmes de vie pro/perso. Cela avait un effet culpabilisant parfois, alors nous avons créé le modèle qui nous faciliterait la vie pour consommer local, bio et sans emballage jetable.

 

Mr M : Vous parlez d’un « effet culpabilisant ». Qu’est-ce qu’une consommation industrielle impliquait selon vous ?

Charlotte : La valeur des choses y est biaisée. Il est important, quand on achète, d’avoir vraiment conscience du cycle du produit complet : d’où est ce qu’il vient, qu’est ce qu’il contient, où est ce qu’il termine.

notre action, l’acte d’achat, A des conséquences.

La saisonnalité fait par exemple partie des choses que l’on ne doit pas négliger et que l’industrie efface totalement. Pour moi, ça n’a pas de sens de manger des tomates en hiver, de plastifier ses légumes, d’acheter des produits qui traversent la planète alors qu’en local nous avons tellement d’alternatives !

Tableau de saisonnalité locale des fruits et légumes, relayé par @LaFabrik’AVrac

 

Mr M : Le prix est en effet souvent un facteur déterminant dans le choix d’un produit alimentaire. Que répondriez-vous à celles et ceux qui trouvent le vrac trop cher ? 

Charlotte : Il est difficile pour les producteurs et nous même de nous aligner sur une industrialisation de la consommation, la grande distribution est souvent privilégiée : l’artisanat, le local, a ainsi parfois un coût supérieur, mais la qualité est souvent inégalée. Je dis « parfois », car certains de mes collègues ont fait l’exercice de faire des paniers dans leur épicerie et des paniers équivalents en grande surface, il y avait un écart de 2,2% sur le ticket final : nous n’étions donc pas toujours plus cher !

Le modèle de consommation actuelle est très ancré, et le budget alimentaire est optimisé et n’est plus prioritaire. Mais consommer local et bio a bien des avantages sur notre santé et sur l’économie locale.

Toutefois, ça ne doit pas être qu’un acte militant : il faut trouver la bonne formule pour rendre accessible ce mode de consommation aux yeux de tous. De mon côté, j’ai tenté le drive, ça n’a pas fonctionné. Je n’ai pas la solution miracle… le cheminement doit se faire chez chacun, pour prioriser ou proposer une consommation saine et qui a du sens. On trouvera toujours des excuses, le prix est plus cher que ce que l’on trouve au supermarché, c’est indéniable, mais les échelles et la qualité ne sont pas les mêmes… Et puis : que souhaitons nous dans nos assiettes ?

Le vrac, de l’élan optimiste aux difficultés du quotidien.

Après deux ans d’aventure, en 2022 : rendu des clefs et fermeture des portes pour @LaFabrikAVrac

 

Mr M : Aujourd’hui l’aventure s’arrête… Comment l’expliquez-vous ?

Charlotte : Toutes les personnes que je connais et qui ouvrent un magasin de ce type, c’est essentiellement pour contribuer à leur échelle, apporter une solution à la crise écologique. Nous sommes d’abord nourris par nos valeurs : si mon entreprise ne changeait la façon de consommer que d’un foyer, pour moi c’était ok ! Après, forcément, nous avons un modèle économique et des charges… qui plombent tout cela.

Et voilà en quoi le modèle économique du vrac n’était pas rentable pour nous :

– Le prix des produits : malgré ce qu’on peut penser du prix du vrac, la marge est très faible dans l’alimentaire en général, pour nous y compris (autour de 30%), donc pour être viable selon ces conventions, il faut faire du volume. Alors que le volume, va à l’encontre des valeurs.
– Le juste prix est difficile à trouver : les producteurs locaux fixent leurs prix. On ne négocie pas : c’est un partenariat de confiance que l’on crée avec lui. Et après, il faut choisir un prix selon la fameuse marge. Souvent, je baissais un peu la valeur finale, en me disant « mais les gens n’achèteront jamais si je suis au-dessus de X « … Un cercle vicieux.

Le modèle du vrac local et engagé paraît évident. Il était de coutume avant l’ère du tout-jetable. Mais y revenir aujourd’hui n’est pas si simple… Photo @Benjamin Brunner/Unsplash

– Le marketing : clairement, c’est un poste pour lequel je n’avais pas les moyens et qui n’était pas dans mes valeurs. Il faut trouver le juste milieu entre se faire connaître et ne pas « attirer » pour « sur »consommer.
– L’opérationnel et la logistique : de conditionnement et nettoyage des bocaux. C’est un service qui n’est pas valorisé sur le prix du produit alors qu’il y a quelqu’un à temps complet qui nettoie des bocaux et conditionne chaque produit sec dans un bocal, dans les règles d’hygiène que cela nécessite. Les bocaux ne nous reviennent pas toujours très propres, ce qui nous fait perdre beaucoup de temps, la consigne ne peut fonctionner seulement si tout le monde joue le jeu…
– Les charges fixes… : pour respecter le PLUM (plan local d’urbanisme de la métropole), nous étions obligées de nous installer dans un local commercial qui a des charges très importantes, alors que pour faire notre activité nous avions besoin que d’un local de stockage (type entrepôt), malgré des rendez-vous avec Nantes Métropole nous n’avons jamais réussi à trouver un compromis.
– Les aléas humains : Aurélie n’a pas tenu très longtemps. Mon associée a voulu arrêter assez rapidement. Ce qui a été un poids pour l’énergie positive.
– Le paradoxe du modèle : sommes-nous crédibles derrière un modèle d’entreprise pour défendre des valeurs?

En dehors de ces difficultés internes, il y a également eu une conjoncture extérieure défavorable à l’expansion de l’épicerie vrac : nous avons connu une baisse d’activité dès mai 2021 (au moment du déconfinement).

Pour moi, cette baisse est multiple : une baisse du pouvoir d’achat ; des tickets restaurant à écouler (notre commerce n’était pas éligible) ; une morosité ambiante qui a duré tout l’hiver ; un ras le bol de faire des efforts. Avec la situation COVID, les gens cherchaient des solutions au plus simple et sans culpabiliser : nos clients ont eu une baisse de motivation et d’engagement pendant cette période. Était-ce également un effet de mode pour certains de consommer vrac ? Je n’ai pas LA réponse, mais je pense qu’il y a un peu de tout cela…

 

Mr M : C’est encore récent, mais quel regard portez-vous sur ces deux années d’expérience ?

Charlotte :

L’aventure entrepreneuriale a été enrichissante.

Il a fallu s’adapter tous les jours et être un couteau suisse : gérer les commandes hebdomadaires avec les livraisons des producteurs ; en multipliant les producteurs locaux, on multiplie les commandes en direct. Gérer et vérifier le site tous les jours qui tourne 24h/24h. Travailler soir et weekend pour préparer les commandes et jours suivants. Travailler 70h/semaine. Gérer la comptabilité (on multiplie les fournisseurs, on multiplie les factures), les RH, nettoyer des bocaux, conditionner, préparer les commandes, améliorer notre performance, animer des réunions d’équipe, accueillir les clients, pitcher le concept, accompagner les gens dans leur transition, les conseiller, trouver des nouveaux produits et fournisseurs, animer les réseaux sociaux, faire la newsletter, trouver des axes d’amélioration, préparer les événements…

Mais aussi échanger avec les clients fidèles qui viennent toutes les semaines, le drive permettant de connaitre leur nom et prénom, et entrainant une proximité. Tout cela a été très instructif.

Charlotte @LaFabrikAVrac

 

Mr M : Au-delà du vrac, vous étiez surtout un commerce de proximité. Comment votre clientèle a-t-elle reçu l’annonce de votre fermeture ?

Charlotte : Nous étions un commerce de proximité, oui. Le concept était nouveau, il y a une petite phase d’adaptation, les gens venaient également pour des conseils, un espace magasin nous permettait de les accompagner sur les alternatives. En fonction du degré de sensibilisation de la personne, nous pouvions les accompagner un peu plus dans leur transition écologique (échange sur la saisonnalité, sur l’impact des huiles essentielles, sur la non présence de certains aliments, sur la viande, sur des recettes…) Je voulais surtout ne pas être un magasin donneur de leçon, ni être culpabilisante mais accompagner chaque personne en fonction de son besoin.

Pour moi, chaque pas compte.

Beaucoup de clients ont donc été déçus pour nous, pour eux. Certains se sont mis à consommer de cette façon grâce à La Fabrik’ A Vrac, et se sentent perdus. Beaucoup, nous ont remercié de leur avoir proposé ce concept qui leur a facilité la vie. Certains se sont sentis coupables de ne pas avoir fait assez leurs courses chez nous. D’autres étaient abattus, ils ont connu en quelques mois plusieurs commerces vrac qui fermaient…Nous avons reçu beaucoup de message de compassion.

Nos clients nous ont accompagnés jusqu’à la fin pour nous aider à vider nos stocks, ils ont été un réel soutien fidèle pendant cette fermeture. Beaucoup étaient des ambassadeurs, parlaient de nous autour d’eux, et certains nous ont confié leur déception de ne pas réussir à convaincre leur entourage. Le concept est toujours bien reçu, mais il est difficile de changer des habitudes bien ancrées parfois.

 

Mr M : Quel est votre regard sur le vrac aujourd’hui ? 

Charlotte : Beaucoup de commerces vrac se sont multipliés ces deux dernières années, ce sont encore des commerces jeunes qui se structurent. Mais la grande distribution se met en ordre de marche pour proposer du vrac, la concurrence va être de plus en plus rude. Même si le fonctionnement derrière est très différent. En effet, les épiceries vrac, elles, travaillent en amont avec leurs producteurs pour avoir des contenants réutilisables avec eux et favorisent le local.

Les produits étaient récupérés directement auprès des producteurs de manière responsable @LaFabrikAVrac

Mr M : Qu’est-ce qui permettrait au vrac de survivre d’après vous ?

Charlotte : Selon moi, les commerces de proximité du vrac doivent être davantage des épiceries de produits locaux. Je crois que l’appellation Vrac fait « peur ». Le local, le zéro déchet et la diversité des produits permettront de faire la différence. Il faut multiplier les références pour faire toutes ses courses dans ces commerces. Et accompagner cela d’une prise de conscience de la population sur l’acte d’achat, en déconstruisant les croyances via de vraies études comparatives sur les prix. En comparant, bien sûr, ce qui est comparable. Il faut rendre ce mode de consommation accessible, car c’est une réelle solution pour répondre à des enjeux écologiques.

 

Mr M : Quelles sont vos perspectives à présent ?

Charlotte : Je vais me recentrer quelque temps sur ma vie familiale et auto-construire une maison bioclimatique avec mon mari. En pleine décroissance, je vais prendre un peu de temps, je suis toujours en déconstruction du projet et pourquoi pas ensuite mettre mon énergie à nouveau dans une idée qui fait sens ! Très consciente de la crise écologique (Rapport du GIEC…) et des changements qui arrivent, je vais avoir besoin de me sentir utile encore un peu…

SI la Fabrik ferme, l’aventure écologique continue toutefois pour Charlotte @LaFabrikAVrac

Mr M : Aimeriez-vous faire passer un message à celles et ceux qui nous lisent ?

Charlotte : Consommer local et bio, n’est pas un effet de mode, cela a un réel impact sur votre santé, la biodiversité et l’économie locale. Quand vous achetez un produit, faites l’exercice de vous dire : d’où est ce qu’il vient ? est-ce que je suis alignée avec le parcours du produit ? et à la fin il reste quoi ? Vous pouvez consulter la CartoVrac pour trouver le commerce vrac le plus proche de chez vous. Faites au mieux pour vous, et pour les générations futures.

Merci à Charlotte pour son temps, son courage et son optimisme.

– Propos recueillis par S.H.


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