« Depuis environ 200 ans, (ce que) nous appelons « travail » est bien distinct de l’activité, et de l’activité productive. Le mot « travail » désigne des choses différentes, très disparates, mais en même temps il exclut de nombreuses activités : cuire des petits pains, conduire une voiture, bêcher la terre, taper sur un clavier, gouverner un pays, tenir une conférence… sont des activités considérées comme du travail car elles se traduisent par une certaine somme d’argent, qu’elles peuvent être vendues et achetées sur le marché.
Mais qu’en est-il du secteur domestique traditionnellement laissé aux femmes : tous les soins aux enfants, aux personnes âgées, ces activités qui n’engendrent pas d’argent ?
Le concept de travail est donc quelque chose qui sépare une partie des activités humaines au sein d’un ensemble, en excluant par exemple les jeux, les rituels, les échanges directement sociaux, toute la reproduction privée ou domestique. »
Voir la publication de Mr Mondialisation
Cela
veut donc dire que toute l’histoire du capitalisme est l’histoire du remplacement du travail vivant, du travail humain, par des machines, et cela veut dire aussi que le système capitaliste,
dès le départ, sape ses propres bases, scie la branche sur laquelle il est assis. C’est une contradiction à laquelle le régime capitaliste ne peut échapper, car il est un système de marché
nécessairement basé sur la concurrence : les capitalistes ne peuvent passer des accords entre eux pour qu’elle ne joue plus. Ils ne peuvent se dire : « On va arrêter cette
course aux technologies pour stopper cette chute des profits. » Car le capitalisme est une société de concurrence : il y a donc toujours quelqu’un qui utilise de nouvelles
technologies. Donc, ces processus continuent toujours : la force de travail est remplacée par des machines qui ne produisent pas de valeur. Par conséquent, si pour un artisan une
chemise peut représenter une heure de travail, avec la révolution industrielle une chemise peut représenter seulement six minutes de travail, parce qu’on fait avec une machine dix chemises
en une heure. Si aujourd’hui grâce à l’informatique on peut faire cent chemises en une heure, chaque chemise représente seulement un centième. Donc, si chaque produit représente une
quantité mineure de valeur, cela veut dire qu’elle représente une quantité mineure de sur-valeur, donc de profit pour le propriétaire de capital. C’est ce fait que Karl Marx a nommé
« la baisse tendancielle du taux de profit » : c’est-à-dire que chaque marchandise est toujours moins profitable pour le propriétaire de capital qui la fait produire. Cette
tendance, qui est inévitable du fait de la concurrence, est contrecarrée par une autre tendance, historiquement attestée, qui fait que si chaque marchandise donne moins de profit parce
qu’elle manque de valeur, on peut augmenter la quantité de produits, car si une chemise représente seulement six minutes, mais que je vends onze chemises, je fais un profit plus grand
qu’avant, notamment que celui de l’artisan avec une heure de travail. C’est ce qui, historiquement, est arrivé. Il y avait une augmentation continuelle de la quantité absolue de
marchandises, qui représentait aussi une augmentation absolue de la masse des valeurs, qui a compensé et même sur-compensé le fait que chaque marchandise particulière représentait moins de
travail. C’est dans l’industrie automobile que cela fut le plus remarquable : un produit de luxe – et un produit qui demandait beaucoup de travail et
qui employait beaucoup de travailleurs – a été transformé en un produit de masse, et cela a permis l’extension d’un grand circuit de production et ensuite de consommation. Ce fut la
période des « trente glorieuses », qu’on appelle justement l’« époque fordiste ». Pendant un siècle et plus, cette tendance inévitable dans le développement du
capitalisme diminuait la valeur. La diminution de la valeur de chaque produit était contrecarrée par l’augmentation de la masse. Mais cette bouée de secours s’est définitivement
dégonflée, on peut le dire maintenant, avec la révolution micro-électronique. Les procédés micro-informatiques ont donné un tel coup d’accélérateur à la technologie que beaucoup plus de
travail a pu être beaucoup plus rapidement économisé que ce qu’on pouvait recréer dans d’autres secteurs. C’est un fait qu’on peut observer depuis plusieurs décennies. On peut aussi dire
que maintenant ce n’est pas seulement l’innovation portant sur des produits mais aussi l’innovation portant sur des procédés qui est tellement rapide qu’il n’y a plus de compensation
possible de l’autre côté. Parce qu’en tant que tel le procédé informatique demande très peu de travail et a réussi à augmenter énormément la productivité du travail, en utilisant
unnombretoujours plusréduitdetravailleurs.Par exemple, le nombre de personnes employées dans l’industrie dans les grands pays européens a presque diminué de moitié par rapport aux années
soixante-dix : dans le même temps, la productivité s’est accrue, je crois, de soixante-dix pour cent, selon les chiffres divulgués. Vous savez tous que ces nouveaux procédés
technologiques ont permis de réduire le nombre de travailleurs productifs parce qu’ils permettaient en même temps d’augmenter la productivité. À ce stade, on
peut faire une ou deux remarques : il n’est pas vrai que le travail industriel productif diminue, qu’il se soit seulement délocalisé dans d’autres endroits, par exemple en Asie. On
peut ici en discuter longuement mais il me semble assez évident que ces délocalisations en général ne regardent que certains secteurs, surtout le secteur textile, et dans certains pays pour
une période de temps assez limitée. Ce qu’on appelait les « Tigres asiatiques » ont déjà atteint leurs limites. Par exemple, on n’a pas réussi à y impulser un nouveau modèle de
capitalisme, qui s’étende à tout le secteur productif dans le pays entier, etc. On dit maintenant que la Chine serait le futur du capitalisme. Mais on oublie peut-être qu’il y a certaines
régions en Chine, ou certains secteurs industriels, où on emploie beaucoup de gens à de très bas salaires. En même temps, des centaines de millions de gens perdent leur emploi traditionnel,
dans l’industrie lourde traditionnelle ou dans l’agriculture, etc. Donc, je pense qu’on peut affirmer tranquillement qu’il y a toujours dans le monde entier, et pas seulement dans les pays
européens, une diminution continuelle de la force de travail, de la force de travail employée. Et à la longue, même dans les pays à bas salaires, les procédés informatiques y seront aussi
plus concurrentiels que l’exploitation. D’un autre côté, on dit qu’on perd beaucoup de postes de travail dans l’industrie, mais qu’ils sont recréés dans
d’autres secteurs, les secteurs des services, etc. Mais on peut constater que ce n’est déjà plus vrai, que c’est une illusion de quelques années. Le chômage, maintenant, augmente énormément
même dans les secteurs des services et, par exemple, la « new economy » qu’on nous avait promise sur Internet n’a jamais démarré parce que ce sont des secteurs qui emploient très
peu de personnes. D’un autre côté, il faut aussi dire que ce qui intéresse la société capitaliste, ce n’est pas seulement le travail en tant que tel mais le travail productif de valeur,
parce que le propriétaire de capital ne veut pas seulement faire travailler, mais veut faire travailler de façon à reconstituer son capital. Si le propriétaire de capital paie des ouvriers
pour travailler dans une usine, par exemple, il peut par la suite revendre les produits et reconstruire son capital par accumulation. Si le même propriétaire de capital emploie son argent
pour entretenir beaucoup de domesticité dans sa maison, il dépense tout simplement son capital qui ne fructifiera pas. Donc ce type de travail, tout le travail de service en général, n’est
pas productif au sens capitaliste, et ceci non seulement à l’échelle individuelle, mais en outre à celle de la société. Ainsi, les travailleurs – qui d’ailleurs
sont souvent les travailleurs les plus utiles pour la société, par exemple dans les secteurs de la santé, de l’éducation, etc. – qui sont payés par l’État, mais dans le secteur de
l’armement aussi etc., n’effectuent pas de travaux productifs au sens capitaliste, parce que l’argent n’y est tout simplement pas dépensé. Il n’y a pas de retour de capital. On peut dire
qu’à côté du chômage qu’on voit tous les jours, il y a plus dramatique encore : c’est la diminution du travail productif de capital dans la société. Car dans la société capitaliste,
les services sont en général payés par les impôts et par le fait qu’il y a encore de véritables procès productifs sur lesquels l’État peut prélever des impôts. S’il n’y a plus de
productivité de ce genre-là, donc, l’État ne peut plus lever d’impôts, et la société de service, dont les sociologues ont tant parlé, arrive assez rapidement à son terme. On peut donc
affirmer tranquillement que c’est le capitalisme tout entier qui vit une situation de crise. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent que
le capitalisme est plus que jamais en bonne santé, que ce sont la société ou les individus qui vont mal et qu’il y a encore des multinationales, des entreprises, qui font de bons profits.
Si elles en font, c’est sur le papier car, déjà, une partie de la richesse est produite uniquement dans les circuits financiers qui n’existent que dans les bilans. Tout le système
capitaliste, toutes les possibilités de placer son capital de façon à exploiter un travail pour le revendre ensuite et augmenter le capital, etc., tout ce qui était la base du capitalisme
semble être dans une grave crise. Et ceci non parce qu’il a suscité des adversaires implacables, non plus parce qu’il a créé un prolétariat dont la force pourrait le vaincre, comme ce fut
longtemps l’espérance du mouvement ouvrier, mais parce que le capitalisme s’est sabordé lui-même, non pas par une volonté suicidaire immédiate mais parce que cela était écrit dans son code
génétique, au moment de sa naissance : dans une société qui posait le travail abstrait comme source de richesse, il y avait déjà un contenu, une dynamique, qui devait, un jour ou
l’autre, mener à la situation d’aujourd’hui. Une situation où le travail crée la richesse mais où le système productif n’a plus besoin de travail. La situation est
paradoxale : la productivité à l’échelle mondiale cause la misère. C’est tellement paradoxal qu’on oublie même souvent de le voir, comme toutes les choses qui sont tellement évidentes
qu’on les perd de vue.
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