« Maintenant, je pense qu’il est très clair qui contrôle la situation », annonce le président du Salvador, Nayib Bukele, lors de la session parlementaire du 10 janvier 2020. L’armée à ses côtés, N.Bukele, a fait pression sur les députés afin d’obtenir un prêt de 109 millions de dollars destiné à la mise en place d’un plan de sécurité national… Ce qui a été qualifié de tentative de coup d’État par l’opposition. Explications.
Le 10 janvier 2020, le président du Salvador, Nayib Bukele, a fait irruption au Parlement avec l’armée à ses côtés afin de pousser les députés à approuver un prêt ; destiné à équiper les forces armées d’ici une semaine. À quelle fin ? Officiellement, la lutte contre les maras (ou marabuntas), gangs criminels d’Amérique Centrale particulièrement actifs au Salvador. Ce pays se situe en effet parmi ceux les plus dangereux au monde, et il est nécessaire de remédier à cette situation dramatique pour les Salvadoriens. Or, pour combattre la violence, le président use de la violence, et c’est dans cette dangereuse incohérence que réside le problème.
« Une tentative de coup d’État »
Mario Ponce, chef du Parlement et membre d’un parti d’opposition (le PCN, Parti de la Concertation Nationale), a dénoncé lundi 10 janvier 2020 une « tentative de coup d’Etat » de la part du président, Nayib Bukele. Ce dernier s’est en effet rendu la veille en session parlementaire accompagné de policiers et militaires, lourdement armés, pour donner un discours devant les députés ; dont seulement 31 n’étaient présents sur les 84.
L’objet de cette prise de parole ? Le lancement d’un ultimatum à la Chambre pour qu’elle approuve, d’ici la fin de la semaine, un prêt de 109 millions de dollars au gouvernement. Le président est intervenu en ce jour précis, puisque la session parlementaire était dédiée à la discussion de l’accord du prêt en question au gouvernement. Le prêt servirait en principe à équiper les forces armées pour lutter contre les maras, dangereux gangs criminels du Salvador qui terrorisent la population au quotidien.
Or, pour arriver à ses fins, N.Bakele n’a pas hésité à mettre en œuvre une impressionnante mise en scène. Entre la présence de l’armée et l’usage des croyances religieuses du peuple salvadorien, il n’est sans dire que le président sait comment tourner la situation à son avantage. Après avoir lancé l’ultimatum aux députés sous le regard des armes, en traitant ceux-ci au passage de « bons à rien », il est allé prier sur la place du vice-président du Parlement (alors absent) sous l’objectif des caméras. Il est ensuite retourné voir la foule de partisans qui l’attendait dehors et a déclaré que Dieu lui avait parlé en lui disant « patience ». C’est ce qui l’aurait convaincu de donner une semaine aux députés pour décider de l’accord du prêt, sous peine de convoquer à nouveau la foule la semaine suivante…
La nécessité réelle de lutter contre l’insécurité nationale…
Ce prêt est donc destiné en principe à la mise en œuvre de la phase trois du plan de contrôle territorial du gouvernement. Plus précisément, ces fonds doivent être utilisés pour lutter contre les maras. Ces gangs criminels d’Amérique centrale sont particulièrement actifs dans le « Triangle du Nord » ; à savoir : le Honduras, le Guatemala et le Salvador. Formés depuis les années 1980, ils terrorisent la population au quotidien. Leurs activités sont partagées entre racket, trafic de drogues, cambriolage et proxénétisme. La présence des maras participe par ailleurs à donner une mauvaise image internationale au Salvador, considéré comme l’un des pays les plus dangereux au monde (il est cependant nécessaire d’avoir un certain recul quant à ces rapports, bien souvent basés sur des indicateurs occidentalo-centrés). Le pays d’Amérique Centrale, de 6,5 millions d’habitants, fêtait par ailleurs le 31 juillet 2019 dernier son premier jour sans homicide depuis deux ans… année où le taux de meurtres fût de 35,6 meurtres pour 100000 habitants. À n’en pas douter, la problématique est réelle, bien qu’elle serve de prétexte politique au même titre que de nombreuses problématiques sociales.
Il faut donc le dire, les Salvadoriens ne cessent de ressentir ce sentiment d’insécurité. Selon le politologue Dagoberto Gutiérrez, ils reprochent aux parlementaires de « n’avoir rien fait pour améliorer la situation en matière de sécurité, de santé, d’éducation et d’emploi ». N.Bukele use donc de l’impopularité du Parlement pour faire croître sa popularité en tant que président du Salvador. En qualifiant publiquement les députés de « bons à rien », entouré de l’armée, il les met en porte à faux dans l’opinion et prend une position de supériorité. Le politologue ajoute :
« Si le prêt est approuvé (cet épisode) sera terminé. Mais […] il faut faire attention : le peuple exprime de la haine et de la rancoeur envers les députés, et c’est le ressort qu’utilise le gouvernement »
… Ne justifie cependant pas une procédure si peu démocratique
La lutte contre la violence ne constitue cependant pas un motif valable pour user de la violence en politique ou de pratiques totalitaires. Amnesty International a souligné que le déploiement de policiers et de militaires armés face aux députés a fait ressurgir le souvenir « des moments les plus sombres » de l’histoire du Salvador. Le président Bukele a en effet le devoir de sauvegarder l’héritage des Accords de paix du 16 janvier 1992 ; lesquels ont mis fin à 12 années de guerre civile. Le président N.Bukele s’était d’ailleurs engagé auprès de l’Organisation Non Gouvernementale (ONG), peu après son élection en février 2019, à respecter les droits humains. Interrompre une session plénière pour menacer les députés avec l’usage de la force armée ferait-il donc partie des droits démocratiques et humains ? On peut se permettre d’en douter, quelles qu’en soient les raisons officiellement évoquées.
Par cette mise en scène, le président Nayib Bukele a agi de manière totalement antidémocratique. En réaction, autant la population salvadorienne que les autorités politiques se sont indignées. La chambre constitutionnelle de la Cour suprême a accusé dès le lendemain le chef de l’État de « mettre en danger le mode de gouvernement républicain, démocratique et représentatif, le système pluraliste et particulièrement la séparation des pouvoirs ». C’est en ce sens que Mario Ponce, chef du Parlement salvadorien, a accusé N.Bukele d’avoir fait une tentative du coup d’État. Pour rappel, un coup d’État consiste au renversement du pouvoir par une personne investie d’une autorité, de manière illégale et brutale, souvent à l’aide des forces armées. Et les actes du chef d’État, en ce dimanche 9 janvier 2020, font écho à cette définition. En ce sens, plusieurs députés se sont indignés devant tant d’autoritarisme :
« Nous ne pouvons pas répondre au pouvoir exécutif avec un pistolet sur la tempe », Mario Ponce
« Ce n’est pas avec des caprices ou de l’autoritarisme que les choses vont avancer », Jorge Shafick Handal
Repenser la démocratie partout : une nécessité
Peu après les heurts du 1er mai 2018 en France, le Premier ministre, Edouard Philippe, réagissait ainsi : « La logique des casseurs est de remettre en cause notre démocratie ». Mais, la France est-elle vraiment un pays démocratique ? Au sens premier, l’élection est un concept fondamentalement anti-démocratique (le but de la révolution de 1789, on le rappelle, était de trouver une troisième voie entre la dictature et la démocratie où le peuple choisit lui-même ses lois). Un régime où ce sont les meilleurs qui votent et gouvernent, cela se nomme une aristocratie ou, au mieux, une oligarchie. Le peuple vote ses représentants, qui sont souvent bien loin de le représenter, et non les lois. La France est donc au mieux une aristocratie élective. Sans parler du poids important des lobbys à l’Assemblée nationale qui termine d’entâcher le mot Démocratie…
En dépit d’un usage récurrent du terme au point de s’en convaincre, la France constitue donc un État de droit et une République, mais sûrement pas une démocratie. Et ce « régime représentatif » ou « aristocratie élective » dont les représentants se vantent tant, n’est pas démocratique si l’on prend en compte le contexte néo-libéral dans lequel elle s’inscrit. L’idée d’un pouvoir au peuple est désormais illusoire et les structures mêmes de l’économie ne font qu’étouffer peu à peu les flammes populaires d’un système déjà si peu démocratique.
Au Salvador, cette « tentative de coup d’État » si naturelle illustre parfaitement les failles intrinsèques aux systèmes d’aristocratie élective. Les représentants sont bien souvent impopulaires, puisqu’ils ne sont pas un miroir de la population, et que la séparation des pouvoirs peut facilement être remise en cause. Une situation qui ne peut être qu’explosive et générer des tensions permanentes entre le pouvoir et le peuple, avec le risque bien réel d’un basculement vers une autorité centrale qui assume son caractère non-démocratique. En d’autres termes, le manque démocratique instaure le terreau d’un modèle autoritaire. Le serpent se mord la queue, peut-être en pleine conscience, tant l’un comme l’autre font la part belle à l’économie libérale mondialisée.
Ainsi, la situation politique et sociale au Salvador reste sous tension jusqu’à ce dimanche, date limite de l’ultimatum lancé par Nayib Bukele aux députés. Si ces derniers n’approuvent pas le prêt demandé par le gouvernement, le chef d’État menace une nouvelle fois de convoquer les partisans et l’armée au cœur de l’appareil « démocratique ».
-Camille Bouko-levy