Sommes-nous réellement en démocratie ? Pour beaucoup, le simple fait de se poser cette question relève de la pure outrance ou de la provocation. Pour d’autres, en revanche, il ne fait aucun doute que la France n’est pas un pays démocratique. On se souvient récemment de duels passionnés entre les élites politico-médiatiques et les Gilets Jaunes qui souhaitaient obtenir plus de pouvoir dans la vie du pays. Dossier.
Comment expliquer un tel décalage entre deux mondes ? La divergence est clairement sémantique. De quoi parle-t-on lorsque l’on parle de démocratie ? Du côté de l’élite politique, on fait allusion à une démocratie dite « représentative » : des élections permettent de déléguer tout le pouvoir de décision à des représentants du peuple. De l’autre, la démocratie « directe » confie sans intermédiaire le pouvoir de décision aux citoyens et citoyennes.
Une définition récente de la démocratie
Aujourd’hui, tout le monde se revendique démocrate. Le mot est même accolé et confondu avec toutes sortes de concepts comme la liberté ou l’état de droit. Se prétendre contre la démocratie à notre époque équivaudrait à un suicide politique. Et pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. Les pères de nos systèmes actuels, que ce soit aux États-Unis ou en France, rejetaient dans leur grande majorité le concept de démocratie.
À l’époque des révolutions américaine et française, le mot « démocrate » est même perçu comme une insulte. John Adams, l’une des figures fondatrice des États-Unis, qualifie d’ailleurs le système démocrate de « tyrannique, arbitraire, sanglant, cruel, intolérable ». En France, l’abbé Sieyès, grand acteur de la révolution, assurait que « le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »
Ce n’est qu’au début du XIXème siècle que les politiciens s’emparent du mot « démocrate ». L’idée d’un « gouvernement pour le peuple par le peuple » est de plus en plus populaire.
Ainsi, aux États-Unis, en 1828, Andrew Jackson devient le premier candidat du « Parti Démocrate », sur une idée populiste, expliquant représenter le peuple. Par là, il dévoie déjà le sens du mot démocratie. Et bientôt toute la classe politique l’imitera.
Mais à mesure que les dirigeants s’approprient le terme démocratie, rien ne change réellement dans le système de gouvernance. On conserve en effet un régime électif avec des représentants et le peuple n’a presque jamais le loisir de décider par lui-même de son destin.
Le peuple infantilisé
Derrière cette méthode repose l’idée que la grande majorité citoyenne serait incompétente à décider pour elle-même. Le peuple serait guidé par un vil instinct et ne serait pas éduqué, ni qualifié. En revanche, une minorité, une élite, saurait mieux que n’importe qui ce qui est bon pour l’ensemble de la société.
Après tout, si nous décidions collectivement qu’une minorité éclairée était plus à même de diriger la politique du pays, beaucoup pourraient s’en contenter. Seulement, ce n’est pas le peuple dans son ensemble qui a décidé de ce mode d’organisation. Ce sont, au contraire, les mêmes élites politiques – nous assurant qu’elles sont plus à même de nous diriger – qui ont mis en place le système électif et cultivent ainsi sa perpétuation. Par là, il existe donc clairement un conflit d’intérêt majeur.
Les élections contemporaines sont d’autant plus infantilisantes qu’elles incarnent une sorte de problème de domination latente (notamment théorisé par le philosophe irlandais Philip Pettit à travers son concept de liberté comme non-domination). Un esclave dont le maître est « gentil », compatissant et libertaire, reste condamné à une soumission invisible ; il subit tout de même un contrôle en potentialité et ses libertés ne sont que le fruit de cette hiérarchie inhérente. Autrement dit : même si notre système se dit démocratique et nous autorise quelques voies d’action en ce sens, il est par nature, structurellement, dominant et nous sommes soumis, en l’état, à l’éventualité de ses volontés arbitraires. Quand elles sont positives, nous n’y voyons aucun mal, mais quand elles sont négatives, nous comprenons les limites de la promesse démocratique actuelle.
Les biais du vote
Malgré tout, les élections sont aujourd’hui devenues le symbole par excellence de la démocratie. Toutefois, si l’on s’en tient à la définition originelle et étymologique du mot démocratie (demos, le peuple et kratos, le pouvoir), l’élection est tout le contraire de la démocratie. En effet, en élisant des représentants, le citoyen cède tout son pouvoir de décision à l’élu. Une fois les élections passées, l’électeur n’aura alors plus aucun moyen d’action sur les lois du pays.
Or, ce système permet à la fois de tenir les citoyens écartés des débats, mais aussi de protéger l’élite de la volonté populaire qui pourrait remettre en cause ses privilèges. Et pour cause, les élections, telles qu’elles sont organisées dans notre pays, ne permettent pas aux citoyens et citoyennes d’intervenir au cas par cas sur chaque projet de loi.
Lorsque l’on choisit un candidat, nous sommes contraints d’épouser l’ensemble de son projet. Il est alors impossible pour le corps citoyen de choisir les mesures qui lui conviennent. Le vote est donc biaisé puisque les gens doivent avant tout trancher pour les mesures qui leurs paraissent prioritaires même si celles-ci sont accompagnées d’autres mesures qu’ils rejettent.
SONDAGE. 77 % des Français estiment que Macron doit retirer de son programme le projet de retraite à 65 ans https://t.co/6jRN15lbRe pic.twitter.com/AoJXcIC7Oa
— Le JDD (@leJDD) April 13, 2022
Certains politiciens se retrouvent ainsi élus avec pourtant des mesures très impopulaires dans leur programme. On peut citer, par exemple, le cas d’Emmanuel Macron, réélu en 2022, alors que sa mesure phare, la retraite à 65 ans (aujourd’hui 64), est massivement rejetée par les Français. Peut-on alors vraiment parler de démocratie lorsque des lois dont le peuple ne veut pas sont malgré tout à l’ordre du jour ?
Des raisons de votes pas toujours pertinentes
Il faut dire également que le projet politique n’est pas nécessairement le premier critère de vote. Selon une étude, en 2017, les Français consacraient en moyenne moins de 4 minutes pour lire un programme politique. Difficile dans ces conditions de vraiment savoir pour quoi on vote.
Le phénomène peut malgré tout paraître logique, lorsque l’on sait que les élections, en particulier présidentielles, se focalisent énormément sur les candidats eux-mêmes, plus que sur leur projet. En France, le phénomène est d’autant plus puissant que l’essentiel des pouvoirs politiques repose sur un seul individu. La personnalisation de l’élection est donc totale, notamment par le biais conséquent – et parfois irresponsable – des médias de masse.
Chacun procède alors à une psychologisation des candidats. Ont-ils l’air honnêtes ? Ont-ils l’air calmes et compétents ? Certaines études suggèrent même que le physique du postulant aurait un impact non-négligeable sur le vote. Pour certains, mieux vaut sans doute un jeune président dynamique et dans l’air du temps, profil type de la réussite énarque telle que vendue par notre modèle… Et peu importe son projet politique.
Les stratégies qui entament la sincérité du vote
Plusieurs stratégies de vote ont également tendance à biaiser le système électoral. C’est par exemple le cas du « vote contre », qui consiste à choisir un candidat pour éviter un autre que l’on juge pire. Et ce, même si l’on ne partage pas grand-chose avec le candidat en question. Emmanuel Macron en est lui aussi le plus bel exemple puisqu’il doit sa réélection davantage au rejet de Marine Le Pen qu’à son propre projet politique.
Dans la même veine, le vote utile peut lui aussi peser énormément dans un scrutin. De nombreux électeurs préfèrent, en effet, voter pour un candidat proche de leurs idées, plutôt que pour leur candidat idéal, si jamais le premier parait mieux placé pour l’emporter. Cette stratégie est intimement liée à un autre biais électif important, celui des sondages.
En se fiant de plus en plus aux enquêtes plutôt qu’aux réelles opinions des candidats, les électeurs délaissent ainsi parfois leurs idées. Pourtant la fiabilité de ces études est loin d’être à toutes épreuves. Par ailleurs, les sondages avantagent systématiquement les gros partis par rapport aux petits. Un candidat qui commencera une campagne électorale très bas dans les sondages aura énormément de mal à inverser la tendance. Au contraire, certains autres candidats favorisés par le système médiatique peuvent finalement s’effondrer. Ce fut le cas par exemple de Benoît Hamon en 2017.
Ce qui nous amène au biais démocratique le plus important, celui des médias. Pour une démocratie réelle, il est en effet indispensable que les citoyens soient correctement informés. Or, pour se faire une opinion, les forces électrices ont un grand besoin de médias honnêtes et surtout indépendants et pluralistes. Force est pourtant de constater que la majorité des médias de grande écoute partagent majoritairement un point de vue néolibéral. Il faut dire que la plupart d’entre eux appartiennent à des propriétaires qui défendent tous les mêmes intérêts.
Comment pourrait-on alors avoir un scrutin honnête si les médias soutiennent massivement un candidat, comme Emmanuel Macron en 2017, ou si au contraire, ils s’acharnent à décrédibiliser un autre postulant ? Le traitement médiatique de l’information joue également un rôle prépondérant. Si les médias choisissent par exemple de mettre en avant certains thèmes plutôt que d’autres, il devient probable que les électeurs soient d’abord touchés par les candidats qui évoquent ces mêmes thèmes. On l’a particulièrement constaté sur les sujets de l’immigration et de la sécurité bien plus discutés que le partage des richesses ou de l’écologie.
Un système à bout de souffle
Le système électoral paraît également avoir pour vice de décourager les Français de participer à la vie citoyenne. De scrutin en scrutin, une idée semble s’imposer de plus en plus ; celle que quel que soit le résultat des élections, rien ne changera. C’est ainsi que l’abstention grandit d’année en année et dépasse régulièrement les 50%. Chez les jeunes, elle crève même les plafonds et peut dépasser les 70%.
Dans ces conditions, il serait de bon ton de questionner la légitimité des élus lorsque ceux-ci accèdent au pouvoir avec une minorité d’électeurs. En 2017, Emmanuel Macron était déjà élu avec moins de 43,6% des inscrits. En 2022, il est tombé encore plus bas, à 38,5%. À cette occasion, il avait recueilli au premier tour 9,7 millions de voix. Or, les abstentionnistes, les votants blanc et nul et les non-inscrits rassemblaient pas moins de 17,5 millions d’unités. Au deuxième tour, il y avait toujours plus de personnes n’ayant fait aucun choix (20,6 millions) qu’ayant voté Macron (18,7 millions). Si l’on comptabilise les voix pour Marine Le Pen, alors on peut en déduire que près de 64% des français en âge de voter n’ont pas élu Emmanuel Macron, et ce, alors qu’il était pourtant opposé à l’épouvantail extrême droite. On imagine d’ailleurs aisément que ce score pourrait encore descendre si l’on pouvait comptabiliser tous les électeurs du président l’ayant choisi pour faire barrage à Marine Le Pen.
Il est d’ailleurs à noter qu’aucun président français sous la cinquième république n’a été capable de réunir 50% des voix des français majeurs du pays. De quoi se questionner largement sur la légitimité du système électif et sur les mesures imposées par nos gouvernants.
Malgré tous ces problèmes évidents, il reste laborieux de critiquer ouvertement notre « démocratie » actuelle. Créant la polémique, Emmanuel Macron avait même rétorqué aux invectives contre notre système : « Allez en dictature, vous verrez ! ».
Lorsque les défenseurs du gouvernement représentatif mettent en opposition notre système démocratiquement défaillant avec les dictatures, ils installent dans nos esprits une vision binaire du monde où seuls deux systèmes seraient possibles. En comparaison aux pires tyrannies, notre modèle démocratique devient alors nécessairement souhaitable.
Et pourtant, le nivellement par le bas n’a jamais été une option constructive, d’autant qu’une dictature peut s’installer insidieusement et qu’il vaut mieux prévenir que guérir. D’autant que notre architecture politique n’est pas la seule option envisageable. Même si l’on décide de conserver l’élection, il existe par exemple d’autres modes de scrutin. C’est par exemple le cas du jugement majoritaire qui permet de lutter contre le vote utile. D’autres ont également proposé d’ajouter un troisième tour.
La question même des élections pose d’autant plus de problèmes qu’il existe très peu de moyens de contrôle sur les élus en France. Seul l’enjeu de la réélection peut relativement peser sur leur action. L’effondrement de la confiance citoyenne en leurs représentants s’explique aussi largement par le fait que les élus n’aient absolument aucune obligation d’appliquer les promesses pour lesquelles ils ont obtenu victoire.
Dans le système actuel, un candidat peut se faire élire sur une belle parole, et appliquer strictement le contraire une fois au pouvoir. Cette trahison serait alors tout à fait légale puisque l’élu n’a absolument aucun compte à rendre à personne.
À l’inverse, le philosophe des lumières Jean-Jacques Rousseau préconisait l’usage du mandat impératif. Dans ce système, les élus sont en effet obligés d’appliquer le programme pour lequel ils ont été authentiquement élus ; dans le cas contraire, ils sont révoqués. Et pourtant, la France a choisi de faire tout l’inverse ; le mandat impératif est même interdit par la constitution.
Mais au-delà du système électif lui-même, les promoteurs de la démocratie directe proposent d’autres modèles en s’appuyant sur des moyens de contrôle, d’autres modes de désignation, mais aussi et surtout, une participation directe des citoyennes et citoyens à la vie politique (au sens de « organisation de la cité »). Nous y viendrons…
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– Simon Verdière
Illustration de couverture : « Prière de banquier », Paris Street art. Jef Aerosol @Jeanne Menjoulet/Flickr