Saviez-vous que 73 % des femmes ont déjà été victimes de violences sexistes ou sexuelles en ligne, et qu’elles sont 27 fois plus susceptibles d’être cyberharcelées que les hommes ? Et c’est encore pire depuis la crise de Covid-19. Suite à la hausse exponentielle du cybersexisme lors des confinements successifs, notamment via la création de « comptes fisha », l’association Stop Fisha a été créée. A l’occasion de la sortie du livre retraçant près d’un an et demi de lutte et d’accompagnement tant des victimes que de leurs proches, nous avons rencontré deux de ses co-fondatrices. Interview. 

En 2020, une enquête révélait que 40 % des moins de 50 ans ont déjà subi des attaques répétées sur les réseaux sociaux, dont 22 % ont entre 18 et 24 ans. Plus précisément, ce sont 73 % des femmes qui ont déjà été victimes de violences sexistes ou sexuelles en ligne et qui sont 27 fois plus susceptibles d’être cyberharcelées que les hommes, selon l’association Stop Fisha. Ce phénomène a un nom : le cybersexisme.

Autrement dit, toute forme de harcèlement en ligne fondé sur le sexe ou le genre. Cyberharcèlement en meute, comptes fisha, diffusion de contenus intimes sans consentement, dick pics, sextorsion, chantage à la caméra … constituent seulement quelques exemples parmi bien d’autres formes que peuvent revêtir ces violences.

Les confinements successifs en contexte de pandémie ont contribué à aggraver ce phénomène : le cybersexisme, notamment la diffusion non consensuelle de contenu intime (ou image based sexual abuse), a explosé. C’est dans ce contexte qu’a été créée l’association Stop Fisha. L’objectif ? Lutter contre le cybersexisme et cyberviolences sexistes et sexuelles. En un an et demi, l’association a déjà accompagné des milliers de victimes, en ligne et sur le terrain. Une série France Tv Slash vient de paraître sur leur travail :

Ces combats, elle les a aussi compilés dans un livre, publié en octobre 2021 et intitulé Combattre le cybersexisme. Une grande première, puisque aucun ouvrage francophone n’avait abordé le sujet du cybersexisme auparavant.

Véritable guide pour les victimes et leurs proches, cet ouvrage constitue également un “appel à la prise de responsabilité des plateformes et des pouvoirs publics et un message d’alerte lancé à l’ensemble de la société quant aux dangers du cybersexisme pour, ensemble, mieux le combattre. Définir, sensibiliser et dénoncer pour mieux lutter.Nous avons rencontré Shanley et Lisa, deux des douze co-fondatrices de Stop Fisha. Interview.

Une partie des co-fondatrices de Stop Fisha, ayant co-écrit le livre. Shanley se situe tout à gauche, tandis que Lisa est la troisième en partant de la droite / Crédits : Stop Fisha

Mr Mondialisation : Bonjour, merci d’être venues aujourd’hui. D’abord, est-ce que vous pouvez vous présenter pour les lecteur.rice.s qui ne vous connaissent pas ?

Stop Fisha : Moi c’est Lisa, j’ai 21 ans et je suis en études européennes à Bruxelles. Je suis une des co-fondatrices de Stop Fisha, que j’ai rejoint en août 2020. / Quant à moi, je m’appelle Shanley et j’ai 22 ans. Je suis étudiante en sciences politiques, en 3ème année de licence à Paris VIII, et en ce moment je suis à Berlin pour mon Erasmus. Je suis également membre de Stop Fisha, que j’ai co-fondé en avril 2020 ; donc je suis l’association depuis ses débuts.

Mr Mondialisation : Depuis quand, comment et pourquoi cette association a-t-elle été créée ? 

Stop Fisha : Aujourd’hui, on est douze co-fondatrices de l’association. Mais à la base il n’y avait pas d’association, on s’est d’abord connues sur les réseaux sociaux. Tout a commencé en avril 2020, lorsqu’il y a eu le premier confinement mondial. Il y a eu une explosion des comptes fisha et, plus largement, des cyberviolences en général. C’est ma petite sœur, âgée de 16 ans à cette époque là, qui m’a parlé de ces comptes. Très choquée, j’ai essayé d’alerter sur les réseaux sociaux, de m’approcher de différentes associations … sauf que personne n’avait vraiment de solutions.

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D’autant plus que les réseaux sociaux ne répondaient pas aux signalements, donc en fait on était dans une situation où les comptes s’accumulaient et il n’y avait aucun moyen de contre-attaquer. Littéralement. Aucun moyen. Et moi je ne pouvais pas rester passive face à ça, donc j’ai essayé d’alerter sur les réseaux sociaux et d’interpeller. Au fur et à mesure, le message a été repartagé, des victimes ont pris la parole et des témoins comme moi ont manifesté leur volonté d’agir.

A partir de là, ça s’est fait en plusieurs étapes, progressivement : on a d’abord créé un groupe de parole sur Twitter, puis on a eu l’idée d’un hashtag et d’un compte et, enfin, on a créé l’association en novembre 2020. On est passées du statut de groupe de parole/collectif à celui d’association pour pouvoir élargir notre champ d’actions. Signaler massivement les comptes, en plus d’être devenu illégal, ne suffisait plus donc on avait besoin d’outils et de moyens concrets.  

Mr Mondialisation : Pour les lecteur.rice.s de Mr Mondialisation qui ne connaîtraient pas ce phénomène, pouvez-vous revenir sur les termes “cybersexisme” et “revenge porn” ?

Stop Fisha : Alors déjà, on est dans une démarche de déconstruction du terme « revenge porn » qui n’est pas du tout correct. Ce terme implique l’idée de vengeance, comme si la victime aurait mérité ce qui lui arrive, ce qui participe au victim blaming [ndlr, aussi appelé « double victimisation » en psychologie sociale]. En plus de ça, « porn » renvoie à la pornographie alors que ça n’en est pas ! D’autant plus que ce sont très souvent des images de mineures, donc on ne peut pas parler de pornographie. On préfère parler de « diffusion non consensuelle de contenu intime » en français. Les anglo saxons et hispanophones utilisent l’expression image based sexual abuse. Donc voilà, on est vraiment dans cette démarche de déconstruction de ce terme. Terme qui, en plus, ne va inconsciemment représenter qu’un seul type de violence en fait : soit la violence « classique », cliché, c’est-à-dire le partenaire qui va diffuser des images sa copine ou son ex copine. Or c’est un mécanisme parmi des centaines d’autres.  

Quant au cybersexisme, c’est la transposition du sexisme qu’on a dans la vie physique sur l’espace numérique. Ce sont donc toutes les agressions, violences, inégalités, discriminations sexistes et misogynes de la vie physique transposées dans le domaine du cyber. Ces violences sont différentes, mais elles sont fondées sur la même chose : le système patriarcal. En revanche, la spécificité des violences cybersexistes réside dans le fait qu’elles rendent le sexisme omniprésent. Notamment le harcèlement scolaire. Cela veut dire qu’il n’y a plus d’échappatoire, même chez soi dans sa vie privée, intime : le patriarcat est partout. Les cyberviolences sont permises et légitimées par les réseaux sociaux, car la modération n’agit pas et les algorithmes viennent renforcer cela.

Crédits photo : Stop Fisha

Mr Mondialisation : Quelles sont les actions que vous menez au sein de Stop Fisha ? 

Stop Fisha : Il y a trois domaines d’action. Le premier, ça va être d’enquêter et de signaler les comptes. C’est vraiment un travail de veille. Dès qu’il y a de l’activité sur un compte en particulier, on va essayer de voir ce qu’il s’y passe et de protéger les victimes en le signalant. A la fois sur les réseaux sociaux et auprès de e-Enfance avec qui on est en collaboration, ce qui permet que nos signalements soient prioritaires.

Le deuxième, c’est la sensibilisation auprès d’un public assez large. On essaie de vulgariser le sujet du cybersexisme et des cyberviolences, parce-que finalement c’est un sujet qui échappe à beaucoup de monde et qui est assez technique. On essaie d’être présentes tant dans l’espace physique que numérique. Le troisième, c’est l’accompagnement des victimes et de leurs proches. Moral, bien évidemment, mais aussi juridique. En tout, on est une cinquantaine de bénévoles.  

Mr Mondialisation : Tout ce travail, sur plus d’un an et demi, vous l’avez compilé dans un livre sorti le mois dernier : Combattre le cybersexisme. Pouvez-vous nous le présenter ? 

Stop Fisha : Quand la maison d’édition nous a contacté, on s’est dit que c’était vraiment une opportunité incroyable et qu’il fallait la saisir. C’est le premier ouvrage francophone sur le cyber sexisme, donc c’est très important. On y a mis toutes nos connaissances, basées sur notre expérience de terrain depuis près de deux ans. C’est le miroir de notre lutte. Ça permet aussi de sortir un peu de la sensibilisation sur l’espace numérique et, concrètement, d’offrir à un public plus large un support matériel rassemblant toutes les informations nécessaires à la compréhension des phénomènes liés au cybersexisme. Mais pas que : ce livre, c’est aussi un appel à la prise de conscience tant des pouvoirs publics, des réseaux sociaux que des internautes. On tire la sonnette d’alarme.

Mr Mondialisation : Dans votre livre, vous appelez les plateformes ainsi que les pouvoirs publics à prendre leurs responsabilités. D’ailleurs, vous avez remis en main propre ce livre à Elisabeth Moreno, ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des Chances. Quelles sont vos attentes et revendications ?

Stop Fisha : On explique effectivement qu’il y a plusieurs acteurs identifiables : les internautes, les réseaux sociaux et les pouvoirs publics. Concernant les pouvoirs publics, nous avons trois revendications :

1) mettre réellement en place la circulaire qui stipule la nécessité d’avoir trois séances par an d’éducation à la sexualité, au genre et aux inégalités qui y sont liées. Elle est très peu appliquée aujourd’hui, ce qui est très dangereux.

2) mettre en place une éducation au numérique, plus précisément aux dangers qui découlent de son utilisation. On ne peut pas faire l’un sans l’autre.

3) faire évoluer le système judiciaire, pour qu’il soit enfin adapté à la situation actuelle. 

Crédits photo : Stop Fisha

Mr Mondialisation : Vous considérez donc que le droit français actuel n’est pas suffisant pour remédier aux violences cybersexistes ? 

Stop Fisha : Non, clairement pas. On est très en retard. Il faut passer par pleins de chemins pour réussir à condamner la cyberviolence : il n’existe pas de texte de loi spécifique. Il s’agit donc à chaque fois d’interpréter très largement ces violences à travers d’autres textes de loi, traitant plus ou moins directement le sujet du cybersexisme, tel que l’atteinte à la vie privée [ndlr, article 8 de la CEDH) ou le droit à ne pas subir de diffamations, pour obtenir la condamnation de violences sexistes et sexuelles dans l’espace numérique. On est confrontées à un réel vide juridique. 

Ce qu’on exige, c’est que la dimension genrée de ces violences soit reconnue. D’ailleurs, Laetitia Avia soutient notre association : l’année dernière, elle a proposé une loi qui a été censurée par le Conseil Constitutionnel. Dans le projet de loi sur le séparatisme, cette dimension a finalement été inclue sur le modèle allemand. C’est le modèle de modération le plus strict en Europe : il exige que les plateformes ont maximum une heure pour supprimer tout contenu terroriste ou pornographique. Mais le problème c’est que ni l’Allemagne ni la France ne respecte cette disposition. Les plateformes refusent de s’adapter. C’est comme ça qu’on aboutit au paradoxe suivant : les comptes de travailleur.se.s du sexe sont supprimés des réseaux sociaux du jour au lendemain, tandis que les comptes fisha restent très longtemps voire ne sont jamais supprimés. 

En revanche, il y a pas mal d’espoir du côté européen. En ce moment, un texte de loi est débattu pour trouver un compromis d’ici la fin de l’année sur la modération du cyberespace européen. En alliance avec nos homologues en Europe [ndlr, d’autres associations luttant contre le cybersexisme en Europe], nous avons en parallèle envoyé une lettre commune au Parlement européen. Ils nous ont répondu être plutôt favorables à rajouter un amendement pour la reconnaissance du « image based sexual abuse« . C’est pourquoi on a prévu un rassemblement lundi prochain devant le Parlement européen à Bruxelles:

Action devant le Parlement européen à Bruxelles / Crédits photo : Stop Fisha

Mr Mondialisation : Vous expliquez également, par ce livre, avoir l’ambition de “porter un message d’alerte à l’ensemble de la société quant aux dangers du cybersexisme”. Pourquoi ce phénomène demeure-t-il si peu connu aujourd’hui ? 

Stop Fisha : Déjà, le terme cybersexisme est très peu utilisé en dehors de la sphère militante. Il commence à peine à être connu démocratisé et utilisé dans le milieu politique, notamment via des personnalités telles que Laetitia Avia ou Elisabeth Moreno. Si on n’a pas les termes, c’est compliqué de faire connaître le phénomène. C’est quand même choquant que le terme le plus utilisé aujourd’hui soit le “cyberharcèlement” : cela invisibilise totalement le fait que les principales victimes de cyberviolences sont des femmes, et donc qu’il y a une réelle dimension sexiste et misogyne. 

Ensuite, étant donné que ces violences ont lieu dans l’espace numérique, elles sont minimisées et invisibilisées car on considère qu’Internet ce n’est pas la vraie vie. Ce qui est faux, car ces cyberviolences sont réelles et ont des conséquences dévastatrices. Elles sont tout aussi importantes que les violences physiques, et sont même interdépendantes : une violence sexiste sur l’espace numérique peut déboucher sur des violences physiques, et inversement. 

Mr Mondialisation : D’ailleurs, vous expliquez que les confinements successifs ont contribué à faire augmenter les cyberviolences. Pourquoi ? Ont-elles diminué depuis la fin du confinement en France ?

Stop Fisha : Il n’y avait plus la rue pour agresser ! Beaucoup de victimes étaient de jeunes filles mineures déjà harcelées et victimes de rumeurs au collège ou au lycée. Les cyberviolences envers elles entrent ainsi en continuité avec les violences physiques et morales qu’elles subissaient au quotidien dans leurs établissements scolaires. 

Durant les confinements, les cyberviolences ont donc augmenté car c’était la seule “arme”, la seule manière pour les agresseurs de continuer ce qu’ils faisaient mais depuis chez eux. En revanche, depuis la fin du confinement, ça n’a pas baissé du tout. Au contraire, il y a un vrai problème d’impunité : sans prise en charge judiciaire et politique du phénomène, notamment de condamnation des coupables, ces violences continuent car elles sont banalisées et normalisées. Cette volonté de contrôle sur les corps, sur la vie des femmes, est pourtant punie par la loi. Mais beaucoup de gens ne savent même pas que c’est un délit aux yeux de la loi !  

Mr Mondialisation : Un dernier mot pour nos lecteur.rice.s ? 

Stop Fisha : Si vous êtes victime, ne restez pas seul.e.s. Vraiment. Car vous n’êtes pas seul.e.s. Entourez-vous, que ce soit de vos proches, d’associations comme la nôtre voire de professionnels sur le plan juridique. C’est extrêmement dur de vivre et subir ces violences, et d’autant plus lorsqu’elles ne sont pas comprises et nommées comme telles par la société, donc il faut que vous soyez accompagné.e.s. Tant moralement, physiquement, que pour signaler les contenus diffusés sans votre consentement. Ces démarches de signalement sont très importantes, il faut absolument les faire, or c’est un travail conséquent qu’il ne vous revient pas de faire. Sinon c’est la double peine : subir les violences une première fois, puis une seconde fois lorsqu’il faut recenser tous les contenus intimes vous concernant diffusés sans votre consentement ; c’est-à-dire les preuves, captures d’écran, etc. Épargnez-vous cela. C’est une énorme charge mentale que vous n’avez pas à subir.

Pour suivre les activités de l’association Stop Fisha, vous pouvez rejoindre leur comptes Instagram, Facebook, Tik-Tok ou Twitter. Si vous souhaitez en apprendre plus sur le sujet des cyberviolences, le livre Combattre le cybersexisme est désormais disponible dans toutes les librairies.

Enfin, si vous êtes vous-même victime de violences sexiste et sexuelle dans l’espace numérique, vous pouvez envoyer un mail à jenesuispasseule@protonmail.com mais aussi signaler les contenus via les plateformes de signalement suivantes : Pharos, CNIL, les réseaux sociaux eux-mêmes, e-Enfance et Point Contact.

-Propos recueillis par Camille Bouko-Levy


Crédit photo de couverture @Xavier Pierre / Shanley de StopFisha à l’Assemblée Nationale

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