Face au tourisme de masse débridé qui touche la Thaïlande en temps normal, Manuel et Suwan ont fait le pari de la lenteur. Installés au nord-est du pays depuis plusieurs années, ils construisent leur ferme biologique qui propose d’accueillir quelques visiteurs et woofeurs, des gens de passage qui offrent leur main d’œuvre en échange d’un toit et d’une nourriture saine, produite sur place. L’objectif ? Montrer qu’il est possible de découvrir un pays étranger en se libérant des logiques de consommation effrénée et inscrire son projet dans l’économie locale. L’expérience, profondément humaine, aura marqué notre équipe. Récit.

6H30, la ferme se réveille sous les chants des coqs de la région. Une camionnette traverse le village, hurlant quelques chants thaïlandais entre deux propagandes politiques. Aux premières lueurs du soleil, tout le monde s’active déjà à la ferme, mais chacun à son rythme. Retour au réel, ici on se nourrit à la force des bras ! Et chacun est invité à participer aux tâches quotidiennes dans une bonne humeur qui interroge. Car ici on ne travaille pas vraiment, on participe aux besoins fondamentaux de la communauté. Quelle est donc cette étrange recette du bonheur ?

Nous sommes dans la ferme biologique Suwan, égarée à la frontière Nord-Est de la Thaïlande, tenue par un belge expatrié et son épouse native de la région. Un lieu unique auto-géré par la famille – développé lentement avec l’aide des visiteurs de passage – qui ambitionne son indépendance alimentaire totale. Après plusieurs années d’efforts quotidiens, leur ferme biologique est pratiquement autonome.

Rien ne prédestinait Manuel Hubert, 41 ans, à s’installer un jour ici, si loin de tout, mais si proche de l’essentiel. La terre, les plantes, l’eau, la vie est ici omniprésente. Né à Aywaille, en Province de Liège, l’homme a multiplié les expériences professionnelles diverses, d’abord en tant que salarié dans des entreprises d’électricité, puis à Saint-Martin dans les Caraïbes, avant de devenir moniteur de plongée à Phuket. C’est là qu’il rencontre sa compagne, Suwan Misee avec laquelle il partage toujours sa vie. Mais suite à un problème aux poumons lié à son activité de moniteur, il doit soudainement tout abandonner. L’idée d’un nouveau projet de vie au calme, loin de tout, germe peu à peu.

C’est Suwan, sa femme, qui fera tout basculer. Alors qu’elle travaillait dans une ferme conventionnelle, au contact direct des pesticides, elle va développer d’importants problèmes de peau. Alors qu’aucun médicament n’agissait, ses bras se couvraient de plaques rouges purulentes. En dépit des discours rassurants des industriels sur les effets des pesticides, Suwan n’eut aucune doute, elle subissait les conséquences physiques de l’usage massif des pesticides de son patron.

C’est quand son visage a commencé à être attaqué que le choc fut radical. Il n’était plus possible de nier les effets des pesticides sur sa santé. Elle prend alors une décision courageuse : arrêter de travailler dans cette ferme conventionnelle, mais ne pas abandonner la terre pour autant ! Avec Manuel, ils décident quelques temps après de retourner dans le pays natal de Suwan, la Thaïlande, afin de fonder leur propre ferme – résiliente et sans pesticide – portant aujourd’hui son nom : Suwan Organic Farmstay.

Photograhie : Marie Minvielle
Photograhie : Marie Minvielle

Une ferme-auberge ouverte sur l’économie locale

C’est au nord de la Thaïlande, entre les villes Udon Thani et Nong khai que le couple s’installe et fait construire une ferme à taille humaine gérable sans jamais faire usage de machine et de la pétrochimie. Ils y injectent toutes les économies d’une vie sans vraiment savoir s’ils allaient pouvoir en vivre. Pour cause, en Thaïlande, les agriculteurs ont massivement recours aux pesticides et les normes sont très permissives au grand bonheur des industriels qui harcèlent les paysans avec leurs produits ultra-efficaces mais très nocifs. « Nous voulions sortir du système et éviter toute forme d’emprunt », confie Manuel, heureux de pouvoir s’engager dans un projet qui lui permet de gagner en liberté et en autonomie, surtout de faire face à un avenir incertain…

Sur plusieurs hectares de terrain, les deux nouveaux exploitants s’engagent alors dans la mise en place d’une « ferme organique » diversifiée avec une zone consacrée à l’agro-foresterie et des expérimentations en permaculture. Depuis cinq ans, ils y font pousser du riz, des légumes, des fruits, des herbes et élèvent quelques petits animaux et des poissons dans leur petit lac. Cette première dimension du projet s’articule avec la mise en place de trois bungalows auto-construits, très sobres mais confortables, qui leur permettent d’accueillir une dizaine d’hôtes maximum. Leur venue repose essentiellement sur une démarche d’échange. Les visiteurs peuvent à la fois découvrir les richesses locales, en mode « slow-tourism » (tourisme lent) et authentique, tout en mettant les mains dans la terre quelques heures par jour s’ils le souhaitent. Les personnes qui participent peuvent être logées et nourries. Le matin est consacré au travail dans la ferme – car la chaleur y est encore supportable – alors que l’après-midi est consacrée au repos, aux visites, à la cuisine collective et aux activités libres en dehors de la ferme. Un vrai sentiment de liberté nous envahit.

Manuel Hubert et Suwan Misee défendent un « projet de proximité hors des sentiers battus et loin des sites touristiques offrant aux amoureux de la Thaïlande un hébergement à la rencontre des locaux et de leur culture ». On est à milles années lumières de l’hôtel à thème détaché de ses invités. Le confort est ici rudimentaire, mais ce n’est pas ça que le visiteur recherche. Ici, nous vivons avec Manuel et Suwan, partageons leur vie intime et difficultés. Dans une telle ferme, chaque jour connaît son lot de surprises, d’expériences humaines, d’inattendu. Le projet se distingue déjà par ces seuls traits, mais Manuel nous explique qu’il aimerait aller beaucoup plus loin. Il y a tant à faire…

Pendant plusieurs années, la ferme a souhaité approvisionner gratuitement une école locale en nourriture. Chaque semaine, le couple et ses invités se sont rendus dans cet établissement scolaire pour développer un jardin biologique dans la cour de récréation et offrir quelques formations de base aux jeunes gens. Et s’il est évident que l’objet n’est pas de nourrir toute une école, cette aide est bienvenue dans une zone particulièrement pauvre. « Nous avons approché les responsables de l’école en leur offrant d’abord de la nourriture. Peu à peu nous avons lié une amitié avec les responsables. Désormais, nous nous rendons chaque semaine sur place pour animer des activités agricoles avec les enfants et nos invités. » Les jeunes Thaïlandais, malgré leur grande timidité, sont extrêmement curieux de découvrir ces nouveaux visages étrangers et prennent plaisir à participer aux activités agricoles alternatives. Peut-être en grandissant eux aussi vont-ils souhaiter développer une paysannerie biologique et tourner le dos aux pesticides. Malheureusement, ce magnifique projet fut mis sur pause depuis la pandémie à la demande des autorités scolaires. Aujourd’hui, ils lancent un projet similaire dans une école hôtelière de la région.

Photograhie : Marie Minvielle
Photograhie : Marie Minvielle

La Thaïlande face aux paradoxes du tourisme de masse

Autrefois tristement connue pour le tourisme sexuel – qui y est toujours pratiqué dans l’ombre – la Thaïlande s’ouvre également à un tourisme de masse étouffant, notamment avec le développement des vols low-cost. Le pays est véritablement submergé par le flot de touristes attirés par la promesse de plages luxuriantes, d’une culture mal-connue, de balades à dos d’éléphant et d’une nourriture exotique unique, mais aussi les prix bas particulièrement séduisants des grands hôtels. Si la pandémie a mis un gros coup de frein au tourisme de masse et les pollutions qu’elle génère, la situation redevient peu à peu « normale ».

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Mais dans une région riche en nature qui n’est pas prête à accueillir les hordes de visiteurs, les problèmes de pollution se multiplient, en particulier à Bangkok. Sur place, les habitants se voient confrontés à des pollutions importantes : désormais, les plages du pays sont réputées non pour leur beauté mais pour les foules qui s’y pressent et les plastiques qui les jonchent. Dans certains lieux, comme la baie Maya, le succès touristique est devenu synonyme de désastre écologique. D’où la nécessité de repenser le voyage à une échelle plus locale, durable, et lente.

Bien évidemment, les personnes qui séjournent à la « Suwan Organique Farmstay » sont libres de circuler pour découvrir les environs. Parmi eux, nous précise Manuel Hubert, les temples, les montagnes qui offrent des vues uniques sur les paysages alentour, ou encore les lacs. Mais auprès de Manuel et Suwan, ils peuvent surtout apprendre les métiers de la ferme dans les rizières, la forêt comestible ou le potager. Surtout, ils sont invités à prendre leur temps, à ne pas céder à la frénésie de la consommation et à véritablement s’intéresser au mode de vie des habitants en laissant un minimum de trace derrière eux. Manuel Hubert et Suwan Misee y croient fermement, « offrir une véritable alternative au tourisme de masse » est possible. Un premier pas : tous les repas dégustés ici sont essentiellement cuisinés à partir de ce que produit la ferme ! Ainsi, les visiteurs travaillent à produire la nourriture que les suivants auront le plaisir de manger.

On y apprend également une foule de techniques pour vivre son indépendance alimentaire et matérielle. Autrement dit, réapprendre à maîtriser les outils de notre indépendance. Un effort hautement nécessaire à l’heure où les scientifiques parlent d’un possible effondrement de notre civilisation et le confort moderne qui en découle. Manuel et Suwan proposent par exemple un atelier pour confectionner des briques locales à partir de l’argile et de la terre sablonneuse de leur propre terrain. Une activité aussi pertinente que ludique, l’étape du malaxage de la terre avec les pieds – au rythme de quelques musiques enivrantes – nous offrant des souvenirs inoubliables.

Photograhie : Marie Minvielle
Photograhie : Marie Minvielle

Et pourtant, quand vient déjà l’heure de dire au-revoir, Manuel s’excuse platement. Il craint que sa ferme ne soit pas assez belle, grande et développée pour retenir notre attention. Quelle humilité. En quatre ans d’existence à peine, les résultats sont pourtant exceptionnels et promettent le meilleur pour l’avenir. Le cœur sur la main, Suwan nous proposera même de venir nous rendre visite pour développer notre propre ferme biologique. Véritable encyclopédie vivante, le courage, le savoir-faire et la force de la jeune femme impressionne tout le monde autour d’elle. Sous nos yeux, le rêve d’une vie prend forme. On serait presque tenté de s’installer ici – en attendant l’effondrement – tant l’endroit respire le bonheur et la liberté.

D.K. / Mr Mondialisation

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