Séisme dans le monde de la gouvernance d’entreprise. ClientEarth, une organisation de droit environnemental à but non lucratif, a récemment décidé d’intenter une action en justice à l’encontre des 13 administrateurs de la Royal Dutch Shell pour avoir personnellement manqué à leurs obligations légales d’élaborer une stratégie climatique capable d’assurer la neutralité carbone de leurs activités d’ici 2050. Habituée aux procès liés au climat, l’organisation pourrait prochainement être à l’origine d’un précédent historique en matière de justice climatique en mettant pour la première fois en cause un conseil d’administration pour son incapacité à opérer adéquatement la transition énergétique d’une compagnie pétrolière.
Dans un récent communiqué, ClientEarth a annoncé avoir entamé la première étape d’une action en justice à l’encontre des membres du conseil d’administration de Shell pour manquement à leurs obligations légales d’opérer la transition énergétique nécessaire pour assurer la continuité à long terme de ses activités.
En effet, selon l’organisation, « le conseil d’administration n’a pas réussi à adopter et à mettre en œuvre une stratégie climatique ambitieuse qui s’aligne réellement sur l’objectif des Accords de Paris visant à maintenir l’augmentation de la température globale en dessous des 1,5°C d’ici 2050 »[1].
Ne prenant pas suffisamment en compte les risques du changement climatique sur la viabilité à long terme de l’entreprise, ClientEarth considère que le conseil viole les articles 172 et 174 de la loi britannique sur les sociétés qui oblige le conseil d’administration à assurer le succès et la viabilité de l’entreprise, ainsi qu’à faire preuve d’un soin, d’une compétence et d’une diligence raisonnables dans l’exercice de ses activités.
Si l’organisation obtient gain de cause, un conseil d’administration pourrait pour la première fois être contraint par une décision de justice de modifier sa stratégie climatique et prendre des mesures contraignantes pour atteindre la neutralité carbone.
De fausses promesses ?
En 2021, Shell annonçait avoir l’objectif de devenir une entreprise énergétique à émission nettes nulles d’ici 2050, et présentait une stratégie énergétique visant à réduire de 50% ses émissions de CO2 d’ici 2030.
Or, selon la Global Climate Insights, une entreprise de consultance environnementale, les activités de Shell conduiraient en réalité à une augmentation de 4,4% de ses émissions nettes d’ici 2030[2].
Par ailleurs, comme le dénonce ClientEarth, « Shell continue d’exploiter de nouveaux gisements de pétrole et de gaz, ce qui va directement à l’encontre de ce que l’Agence International de l’Énergie estime nécessaire pour limiter le réchauffement climatique à 1.5°C, tout en n’investissant qu’un très faible pourcentage de son capital dans les énergies renouvelables »[3].
Une action en justice dans l’intérêt des actionnaires
L’action en justice initiée par ClientEarth intervient dans le cadre d’une action dite « dérivée » contre le conseil d’administration de Shell. Mécanisme juridique peu utilisé en pratique, une action dérivée en droit des sociétés est une poursuite judiciaire intentée par un actionnaire au nom de la société à l’encontre d’un cadre supérieur ou d’un administrateur pour manquement à ses obligations légales[4].
Depuis 2016, l’organisation de droit environnemental à but non lucratif est en effet devenue actionnaire de la compagnie pétrolière anglo-néerlandaise afin d’obtenir un droit de vote aux assemblées générales, ainsi qu’obtenir légalement des informations sur les investissements présents et futurs du géant pétrolier[5].
Selon Paul Benson, avocat de ClientEarth, « nous pensons qu’il existe des motifs suffisants pour affirmer que le conseil d’administration de Shell gère mal le risque climatique matériel et prévisible auquel la société est confrontée. Shell est sérieusement exposé aux risques physiques et transitoires du changement climatique, mais sa stratégie climatique est fondamentalement défectueuse ».
« Si, comme nous le prétendons, le plan de la société est présenté comme aligné sur les Accords de Paris alors qu’il ne l’est pas, il y a un sérieux risque de tromper les investisseurs et le marché en général. En effet, malgré les bénéfices actuels considérables de Shell, le fait de ne pas préparer adéquatement l’entreprise à l’inévitable transition nette zéro ne fait qu’accroitre sa vulnérabilité aux dépréciations massives de ses actifs de combustibles fossiles »[6], a-t-il ajouté.
Face à ce constat, ClientEarth a d’ores et déjà appelé d’autres actionnaires à rejoindre son action. Toutefois, certains actionnaires pourraient s’avérer être réticents à emboiter le pas après l’annonce de Shell en février dernier d’une augmentation des dividendes et d’un plan de rachat d’actions après avoir enregistré un bénéfice net de 20,1 milliards de dollars en 2021[7].
Le géant pétrolier dans la tourmente
Pour rappel, ce n’est pas la première fois que Shell se retrouve sur le banc des accusés concernant ses émissions de dioxyde de carbone et sa stratégie énergétique. En mai 2021, le tribunal de La Haye avait prononcé une décision de justice historique imposant à la compagnie pétrolière de réduire ses émissions de 45% d’ici 2030. Le conseil d’administration a fait appel de ce verdict et a publié son plan climatique et énergétique, réaffirmant son objectif d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 [8].
« Pour relever un défi aussi important que le changement climatique, il faut une action de tous les côtés. Les difficultés d’approvisionnement en énergie que nous observons actuellement soulignent la nécessité de mettre en place des politiques efficaces, soutenues par les pouvoirs publics, pour répondre à des besoins essentiels tels que la sécurité énergétique, tout en décarbonisant notre système énergétique. Ces défis ne peuvent être résolus par des litiges »[9], a notamment déclaré le porte-parole de Shell.
Toutefois, considérant les immenses et indécents bénéfices du géant pétrolier alors que les consommateurs peinent à assumer la facture énergétique toujours plus conséquente, il est difficile d’imaginer que ces entreprises ultra-polluantes ne disposent pas des moyens financiers nécessaires pour sérieusement envisager la transition énergétique.
– W.D.
[1] ClientEarth, We’re taking legal action against Shell’s board for mismanaging climate risk, 15 mars 2022, disponible sur: https://www.clientearth.org/latest/latest-updates/news/we-re-taking-legal-action-against-shell-s-board-for-mismanaging-climate-risk/
[2] Global Climate Insights, In-Depth, Timely, Company-level Analysis – Royal Dutch Shell GHG emissions, octobre 2021, disponible sur: https://www.accr.org.au/downloads/2021-10-21-gci-rds-initiation-report-part-1-final.pdf
[3] ClientEarth, FAQs – ClientEarth shareholder litigation against Shell’s board, mars 2022, disponible sur: https://www.clientearth.org/media/puojyzvy/clientearth-shareholder-litigation-against-shell-s-board-faqs.pdf
[4] LexisNexis, Derivate claim – what it is and when to use it, disponible sur: https://www.lexisnexis.co.uk/legal/guidance/derivative-claim-what-it-is-when-to-use-it
[5] Jaynes, C. H., “Shell Directors Sued by ClientEarth for breach of climate duties” in EcoWatch, 17 mars 2022, disponible sur:https://www.ecowatch.com/shell-directors-sued-clientearth-climate-change.html ; ibid., https://www.clientearth.org/media/puojyzvy/clientearth-shareholder-litigation-against-shell-s-board-faqs.pdf
[6] Shrestha, P., “Shell directors sued by ClientEarth over failing to properly prepare company for net zero” in Energy Live News, 16 mars 2022, disponible sur: https://www.energylivenews.com/2022/03/16/shell-directors-sued-by-clientearth-over-failing-to-properly-prepare-company-for-net-zero/
[7] Maussion, F., « Année faste pour Shell en 2021, avec plus de 20 milliards de dollars de bénéfices » in Les Echos, 3 février 2022, disponible sur : https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/annee-faste-pour-shell-en-2021-avec-plus-de-20-milliards-de-dollars-de-benefices-1384276
[8] Shell, Our climate target, disponible sur : https://www.shell.com/energy-and-innovation/the-energy-future/our-climate-target.html#iframe=L3dlYmFwcHMvY2xpbWF0ZV9hbWJpdGlvbi8
[9] Gayle, D., “Shell directors sued for failing to prepare company for net zero” in The Guardian, 15 mars 2022, disponible sur: https://www.theguardian.com/business/2022/mar/15/shell-directors-sued-net-zero-clientearth
Photo de couverture – Nouveau PDG de Shell @David Bohrer / © U.S. Chamber of Commerce