Entre « fin du monde » et « fin du mois », de nombreux acteurs politiques, citoyens ou associatifs estiment devoir choisir. Une nouvelle étude, publiée le 17 juillet dans la revue Nature Energy, affirme pourtant pouvoir concilier les deux, chiffres à l’appui. Dans le contexte d’une réduction équitable de la demande énergétique, des chercheurs britanniques estiment ainsi que limiter la consommation d’énergie des 20% les plus riches d’Europe permettrait d’économiser 7 fois la quantité de gaz à effet de serre émise pour répondre aux besoins des 20 % les plus pauvres. Détails.
Si l’offre énergétique vante la décarbonisation de son secteur, la demande doit également diminuer pour que l’Europe atteigne des objectifs de survie : « Il est maintenant largement reconnu que la réduction de la demande d’énergie dans le Nord global sera nécessaire pour atteindre les objectifs climatiques, car les mesures du côté de l’offre – qui décarbonent la consommation d’énergie – ne peuvent pas être uniquement invoquées », affirme en préambule Milena Buchs, professeure en écologie sociale et politique à l’Université de Leeds et auteure principale de l’étude.
Réduire équitablement la consommation énergétique
Dans son dernier rapport, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) estimait en effet que les stratégies axées sur la baisse de la demande en énergie pourraient contribuer de 40 à 70 % aux réductions d’émissions mondiales d’ici 2050.
Pour autant, de nombreux chercheurs affirment ces dernières années qu’une telle transition doit impérativement s’accompagner d’un volet social, afin d’assurer la satisfaction des besoins élémentaires de chacun : cuisiner un plat réconfortant, réchauffer son logement en hiver, s’éclairer une fois la pénombre tombée,…
Ainsi, limiter la consommation d’énergie domestique, par le biais de taxes notamment, suscite souvent de vives controverses : à l’échelle, la proportion réservée par les ménages à leur budget énergétique est loin d’être la même en fonction de leurs revenus.
Si pour les plus aisés il suffira certainement de baisser la température de leur piscine chauffée de quelques degrés, les familles déjà plongées dans une certaine précarité énergétique risquent bien de voir encore leurs conditions de vie se détériorer.
S’ajoute à cela le principe historique de pollueur-payeur, qui s’oppose à ce que les moins responsables du réchauffement climatique en payent le prix fort.
Déterminer des « corridors de consommation »
Pour pallier ces considérations, les chercheurs de l’université hollandaise proposent de considérer la réduction de la demande en énergie sous le biais des « corridors de consommation », désignant les maximum et minimum de consommation énergétique conciliables avec d’une part, les limites planétaires et d’autres part, les conditions de vie dignes auxquelles chaque être humain doit pouvoir prétendre.
Si l’équipe de Milena Buchs insiste sur le fait que « les seuils de consommation doivent être déterminer à travers une prise de décision démocratique et participative », elle conclut tout de même que le plafonnement de la consommation d’énergie du quintile supérieur des consommateurs au sein de 27 pays européens peut permettre des réductions considérables des émissions de gaz à effet de serre (GES), allant de l’ordre de 11,4% pour l’énergie domestique, 16,8% pour les transports et représentant finalement 9,7% de la consommation totale d’énergie.
Associé à cette réduction de la consommation « d’énergie de luxe », si les 20% des foyers les moins consommateurs augmentaient leur confort énergétique, cela ne freinerait que très marginalement ces économies (de 1,2% 0,9% et 1,4% respectivement).
En plus de contribuer considérablement à la baisse des émissions de GES des pays européens, ces mesures apporteraient également « une contribution importante au taux d’acceptation par le public d’une telle action transformatrice », affirment les scientifiques après les avoir soumises à un panel citoyen.
Mettre les plus riches à contribution sans condamner les plus pauvres
L’étude, qui se concentre sur les pays membres de l’Union européenne (sans l’Autriche, mais avec le Royaume-Uni) « pour comprendre l’ampleur de la réduction requise des pays ayant une forte contribution actuelle et historique au changement climatique », prouve ainsi qu’il est politiquement possible d’allier justice climatique et justice sociale sur le plan énergétique.
« Nous devons commencer à nous attaquer à l’utilisation de l’énergie de luxe ».
« Nous devons commencer à nous attaquer à l’utilisation de l’énergie de luxe pour rester dans un budget carbone équitable pour le monde », assure Milena Buchs au Gardian, « tout en nous assurant d’avoir les ressources énergétiques pour permettre aux personnes en situation de précarité d’augmenter légèrement leur consommation d’énergie et de subvenir à leurs besoins ».
Si cibler les consommateurs « haut de gamme » contribue massivement à atteindre les budgets carbone préconisés par le GIEC au niveau mondial, une réduction des taux de consommation annuels reste tout de même nécessaire pour que l’Europe atteigne ces objectifs.
Ainsi, « diminuer la consommation d’énergie des consommateurs se situant au-dessus de la moyenne, vers la moyenne générale, avec une baisse supplémentaire de 10 % de leur consommation d’énergie tous les cinq ans, en plus d’un taux de réduction annuel de 1,4 % pour l’ensemble de la population, dépasse largement le budget énergétique alloué par habitant européen d’ici 2039 et ce, sans augmentation de la pauvreté énergétique », expliquent les chercheurs.
Le voyage : miroir majeur des inégalités
Ces taux sont toutefois variables en fonction des réalités sociales, économiques, culturelles et politiques de chaque nation analysée lors de l’étude, compte tenu du fait que la consommation d’énergie est très inégalement répartie entre ces 27 pays européens.
C’est notamment le cas dans le domaine du voyage « où la consommation des 10 % et 20 % des consommateurs les plus riches représente respectivement 29,9 % et 47,5 % de la consommation totale, tandis que la moitié des consommateurs les plus pauvres ne représente que 20,4 % de l’ensemble ».
En d’autres termes, le scénario proposé par les scientifiques s’accompagne de réductions de consommation particulièrement marquées dans le secteur des voyages, « car les intensités énergétiques et d’émissions par unité de dépense et les inégalités de consommation sont les plus élevées dans ce domaine ».
Rien d’étonnant quand on sait qu’un seul aller-retour Paris-New York émet plus d’une tonne eqCO2 par passager, soit la moitié du bilan carbone annuel nécessaire pour assurer le maintien des équilibres planétaires. En 2018, selon la Banque mondiale, l’aviation civile a transporté près de quatre milliards de passagers dans le monde, soit deux fois plus qu’il y a 15 ans. Néanmoins, seuls 2 % à 3% de la population mondiale réalisent au moins un vol international par an, et 95 % n’ont jamais pris l’avion.
Finalement, si des questions subsistent quant aux politiques qui seraient les mieux adaptées à cette transformation du secteur énergétique et à l’adhésion des citoyens envers de telles mesures, l’action n’en est pas moins urgente. « Les décideurs politiques doivent gagner le soutien du public (…). La réalité est que la décarbonisation du côté de l’offre, là où l’énergie est générée et distribuée, ne suffira pas à fournir les réductions d’émissions nécessaires », conclut Milena Busch dans un communiqué.
– L.A.