Symbole de l’ultra fast-fashion et de ses ravages environnementaux et sociaux, la marque Shein de prêt-à-porter en ligne parvient pourtant à écraser toute concurrence. À coup de milliers de vêtements produits chaque jour et de prix toujours plus bas, l’enseigne tire finalement l’entièreté du secteur vers un modèle de production et de consommation intenable. À l’occasion d’un décryptage des stratégies mises au point par la marque publié en juin dernier, les Amis de la Terre appellent à stopper cet emballement destructeur. 

« Maintenant, je peux rentrer chez moi, rassurée et confiante vis-à-vis de mon partenariat avec Shein, de travailler pour Shein et de consommer des produits Shein », explique, satisfaite, l’influenceuse américaine Dani Dmc. Dans une vidéo TikTok publiée sur le compte Shein USA, elle n’est pas la seule créatrice de contenu à vanter les mérites de la marque de fast-fashion. Postée mi-juin sur les réseaux sociaux, la visite des usines du mastodonte chinois par des influenceurs fait grincer des dents les nombreuses organisations de protection des travailleurs et de défense de l’environnement.

Un succès qui coûte cher à la planète

Parmi elles, les Amis de la Terre, une association française de défense de la justice sociale et environnementale, s’insurge contre les pratiques critiquables de la marque. Dans un rapport publié le 22 juin dernier, l’organisation met ainsi à jour les stratégies nauséabondes de la société : « prix dérisoires et renouvellement perpétuel de nouveaux modèles soutenus par une pollution et une exploitation des travailleurs complètement débridée : voici la rançon du succès dans le secteur de la mode depuis quelques années ».

Et pour cause : s’il y a vingt ans les marques de prêt-à-porter avaient pour habitude de développer des collections de manière semestrielle, « avec deux collections automne/hiver et été/printemps », ce modèle économique n’est plus en vigueur aujourd’hui. Dans le secteur, seules les entreprises capables d’offrir une nouveauté perpétuelle maintiennent leur position. Visible depuis les vitrines des grandes enseignes de mode, « cette accélération s’applique également sur le contrôle entier de la chaîne de production, des usines de confection à la mise en vente ; permettant aux enseignes d’ajuster le plus rapidement possible les volumes de production », expliquent les Amis de la Terre.

Des rythmes effrénés

Les rythmes des collections s’accélèrent, atteignant pour certaines enseignes jusqu’à 52 réassortiments par an, soit un par semaine. Selon l’association, « ce chiffre ne concerne que les plus grosses enseignes de fast-fashion, mais cette tendance a bien un effet d’entraînement sur les autres marques : en 2015, 63 % des marques de mode européennes se limitaient à 2 collections par an. En 2019, elles ne sont plus que 43 %, les autres allant jusque 4 voire 8 collections ».3

Pour les nouvelles enseignes d’ « ultra fastfashion », comme Shein ou Asos, ces chiffres augmentent encore, car « ce n’est pas une collection par semaine, mais la mise en marché de plusieurs milliers de nouveaux modèles par jour ». Après un examen pointilleux des sorties journalières sur le site du géant chinois durant le mois de mai 2023, les Amis de la Terre parviennent à un résultat affolant : ce serait plus de 7 200 nouveaux modèles en moyenne et parfois plus de 10 800 ajoutés par jour sur le site de la marque.

Source : « Quand la mode surchauffe : Shein, ou la course destructrice vers toujours plus de vêtements », 22 juin 2023, Les Amis de la Terre France

Quand production rime avec pollution

Mais une telle production ne s’opère pas sans heurt : alors que Shein produit environ 150 à 200 vêtements de chaque modèle avant de le commercialiser (et augmente la production lorsqu’un de ceux-ci rencontre un franc succès), « c’est au minimum 1 million de vêtements produits, soit entre 15 000 et 20 000 tonnes de CO2 émises par jour », calculent les auteurs du rapport.

De manière générale et en prenant en compte la durée de vie moyenne de 65 jours d’un modèle sur le site de l’enseigne chinoise, on peut estimer que ce sont plus de 470 000 modèles qui sont ainsi disponibles en temps réel pour les consommateurs. Une offre impossible à tenir pour les enseignes de prêt-à-portée françaises : « si l’on compare la quantité de produits disponibles en temps réel, Shein propose en moyenne 900 fois plus de produits qu’une enseigne française traditionnelle ».

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Une concurrence déloyale

Cette stratégie commerciale semble plaire : alors que les plus petites marques locales s’enfoncent dans une crise économique et sociale sans précédent, « le leader de l’ultra fast-fashion Shein enregistrait une croissance de 100 % de son chiffre d’affaires en 2022, atteignant 30 milliards de dollars, contre 15 milliards en 2021 », déplorent les auteurs de l’analyse.

Pour ces derniers, ces observations mettent en évidence le caractère exceptionnel de la fréquence de renouvellement des produits, à l’origine d’une surproduction incompatible avec les limites planétaires et des conditions de travail décentes.

« Caractérisées par leurs prix dérisoires et une rotation extrêmement rapide de leurs modèles, ce type d’enseignes illustrent la fuite en avant d’un système ultra compétitif où seuls ceux qui polluent et exploitent le plus survivent », concluent-ils.

Pourquoi aimons-nous nos vêtements ?

Le rapport dénonce aussi sans langue de bois « l’obsolescence émotionnelle » de notre garde-robe, largement liée à la production décadente du géant chinois. « La capacité d’un vêtement à être à la mode est d’abord le fait d’évolutions esthétiques et des effets de mode, que la rotation rapide des modèles contribue à accélérer ». Ainsi, la grande majorité des consommateurs (65%) se débarassent de leurs habits bien avant que ceux-ci soient inutilisables.

Source : « Quand la mode surchauffe : Shein, ou la course destructrice vers toujours plus de vêtements », 22 juin 2023, Les Amis de la Terre France

Enfin, « il est également important de noter que le renouvellement extrêmement rapide des modèles mis en marché – et des actes de consommation lui succédant – repose sur une baisse constante des prix ». En France aujourd’hui, 70 % des volumes d’achat de vêtements concernent l’entrée de gamme à un prix moyen de 8,20 euros, fourchette dans laquelle Shein s’insère parfaitement, avec un prix de vente moyen estimé à 7,50 euros.

Pour les Amis de la Terre, « renouvellement permanent et prix bas constituent donc un pré-requis nécessaire à l’écoulement de tels volumes de production ».

« Se limiter à Shein ne permettrait pas de répondre de manière pérenne au problème de surproduction »

Afin de stopper cet emballement destructeur, l’association plaide pour une régulation sans précédent du secteur en limitant les volumes de production mis en vente dans ces conditions, arguant ainsi une plus grande cohérence avec les objectifs des conventions internationales pour la régulation du climat telles que l’Accord de Paris.

Enfin, l’organisation enjoint à ne pas réduire les dérives du secteur de la mode à l’existence d’une seule grande enseigne comme Shein, mais à globaliser la problématique à toutes les marques surfant sur les mêmes stratégies de vente et de production, telles que Boohoo, Fashion Nova, Pretty Little Things ou encore Temu, la nouvelle application d’achat en ligne considérée comme successeur de la marque chinoise aux États-Unis où elle trône déjà en tête de certains classements des téléchargements. Une solution pour les consommateurs ? Se tourner vers la seconde-main. 

– L.A.


Photo de couverture de Rio Lecatompessy sur Unsplash

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