Propulsée dans le débat public il y a plusieurs années, la problématique liée à l’obsolescence programmée met en cause le cœur même des économies de croissance. Diffusé en 2009 par Arte, le documentaire « Prêt à jeter » de Cosima Dannoritzer racontait comment limiter la durée de vie des produits était devenu une stratégie à part entière parmi les industriels. 15 ans plus tard, contrairement à nos appareils électroniques, ce reportage édifiant n’a pas pris une ride.

En octobre 2018, l’autorité de la concurrence en Italie sanctionnait Apple et Samsung pour obsolescence programmée, leur infligeant respectivement des amendes de 10 et de 5 millions d’euros :

« Les sociétés du groupe Apple et du groupe Samsung ont mis en œuvre des pratiques commerciales malhonnêtes«  avait considéré l’autorité, estimant que des mises à jour sur des téléphones de ces deux marques avaient « provoqué de graves dysfonctionnements et réduit de manière significative les prestations, accélérant de cette manière la substitution de ces derniers« .

En France, une plainte avait été déposée en 2018, puis une enquête ouverte 2022 contre Apple à l’initiative de HOP (halte à l’obsolescence programmée) pour des motifs semblables. Mais n’est-ce pas là que la partie visible de l’iceberg ?

À l’aube de l’industrialisation…

Ces exemples, issus de l’actualité, illustrent les stratégies les plus invisibles développées par les industriels pour forcer la main aux consommateurs, c’est-à-dire les pousser à acheter de nouveaux produits. Pour y voir plus clair, le documentaire de Cosima Dannoritzer, diffusé par Arte il y a de cela plusieurs années, se révèle toujours d’une grande efficacité.

Il explique notamment comment, depuis les années 1920, les industriels et fabricants ont commencé à raccourcir la vie de certains produits de consommation courante, notamment en les rendant plus fragiles. Et pour outrepasser les logiques libérales de la mise en concurrence, des accords entre marques auraient été passés pour généraliser la pratique.

Depuis les premiers cartels ayant pour objet le contrôle du marché global dans certains secteurs (par exemple celui des ampoules) jusqu’aux batteries de téléphone à la durée de vie limitée, le reportage met en lumière les techniques déployées par les industriels pour contrôler la consommation des individus et les pousser à acheter toujours de nouveaux objets.

L’obsolescence programmée peut prendre différentes formes. On parle, par exemple, d’obsolescence esthétique s’agissant de la fast-fashion, un fléau parmi les plus polluants au monde et dont l’exploitation ouvrière a fait scandale à de nombreuses reprises. Il peut également s’agir de modifications « harware » (physiques) ou de techniques de neuro-marketing (obsolescence perçue), en passant par une obsolescence logicielle, lorsque une mise à jour rend inutile l’ancienne version technologique.

Selon l’Ademe, « la notion d’obsolescence programmée dénonce un stratagème par lequel un bien verrait sa durée normative sciemment réduite dès sa conception, limitant ainsi sa durée d’usage pour des raisons de modèle économique. »

L’obsolescence est forcée, puisque la durée de vie de l’objet a été réduite « artificiellement » avec intention par le fabricant. Mais cet aspect ne doit pas faire oublier que le consommateur est parfois acteur de cette même obsolescence, notamment lorsqu’il cède aux incitations du tout-jetable et du consumérisme débridé, promus comme un facteur d’émancipation par les publicitaires et inscrit comme tel dans notre subconscient culturel (séries, films, romans, success-stories…).

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Changer de paradigme est urgent

Dans une décharge « déchets électroniques » à Accra au Ghana @PrêtàJeter

Il convient de comprendre le cadre de la naissance d’une telle logique. L’obsolescence programmée s’est développée dans un contexte de démocratisation de la consommation : de baisse des prix et d’excès de production. Une euphorie consommatoire qui se souciait guère des externalités écologiques.

En effet, les conséquences écocidaires de cette désuétude prématurée sont multiples : extractivisme poussé à son paroxysme des ressources jusque dans des espaces fragiles (ex. mines de cobalt et lithium), demande colossale en eau (un smartphone nécessite plus de 70 composants et l’équivalent de 10 000 packs de 6 bouteilles d’1,5 L. Source : NegaOctet), exploitations et absence de conditions dignes, travail des enfants, déchets et trafics de déchets au détriment des pays les plus pauvres, contamination des nappes phréatiques par ces décharges à ciel ouvert…

« L’obsolescence programmée produit chaque année de 20 à 50 millions de tonnes de déchets dans le monde »

D’après SoftCorner : « L’obsolescence programmée produit chaque année de 20 à 50 millions de tonnes de déchets dans le monde qui seront enfouis pour une grande partie dans les pays du sud, avec des répercussions sociales et environnementales désastreuses ». Alors que, selon HOP via Greenly : « l’allongement de la durée de vie des équipements informatiques, de l’électroménager, du textile et de l’ameublement permettrait de diminuer les émissions annuelles françaises de 77 millions de tonnes de CO2 ».

Obstacle ? Afin d’assurer leur pérennité, les grands industriels ont de gré ou de force recours à l’obsolescence en tant que stratégie intrinsèque à la préservation de leurs intérêts financiers.

En effet : la croissance économique infinie ne saurait perdurer par elle-même dans un monde fini aux populations cibles limitées ; une fois les besoins comblés, donc – sauf en cas d’après-guerre renouvelant par nature les premières nécessités -, les grandes entreprises se retrouvent sans nouveau marché et décident donc de les fabriquer de toutes-pièces par eux-mêmes. Cette pure création de la demande sur du vide permet de répondre et d’aliment la toute-puissante logique néolibérale spéculative.

Toutefois, le phénomène montre désormais ses limites, non seulement parce que les consommateurs de plus en plus informés se sentent lésés, mais également parce que l’obsolescence a un impact social et environnemental négatif de plus en plus visible. Pendant que certaines régions du monde sont littéralement submergées par les déchets électroniques, la finitude des ressources et les pollutions de la société de consommation participent au désastre environnemental mondial. À moyen terme, la non-viabilité de ce modèle économique, reposant sur un capitalisme industriel débridé, ne fait que peu de doute.

Depuis quelques années, à l’image de l’économiste et philosophe Serge Latouche, les objecteurs de croissance insistent sur le fait que l’obsolescence programmée est un mécanisme intrinsèque à la survie même de la société de croissance. En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement de critiquer les stratégies déployées par les fabricants, mais également de comprendre que le modèle économique contemporain et l’opulence de la société de consommation sont intimement liés à la durée de vie relativement faible des objets vendus.

Dans le système actuel, les entreprises qui font durer trop longtemps leurs produits ne sont pas compétitives : aujourd’hui, les alternatives qui se développent, comme Fairphone par exemple, ne reposent que sur le soutien des consommateurs les plus engagés. Autrement dit, pour infléchir notre modèle actuel, ce n’est pas seulement l’économie qui doit être transformée : un changement transversal du paradigme contemporain est nécessaire.

Des alternatives en développement

Crédit image : Mr Mondialisation

La lutte contre l’obsolescence programmée doit également s’organiser à échelle politique. En France, le législateur a été poussé à se saisir de la question. Dès 2014, la loi Hamon fait de la pratique un délit puni par la loi. Et courant 2015, la loi de la transition énergétique pour la croissance verte s’y attaque également. La peine peut aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement et de 300 000 € d’amende.

Néanmoins, l’efficacité des nouvelles dispositions doit encore être démontrée et du chemin reste à parcourir pour empêcher la programmation de l’obsolescence au niveau industriel.

Reste, dans le même temps, à faire évoluer nos propres comportements et à limiter nos achats. Dans l’objectif de faire durer nos machines, de nombreuses associations, comme les « Repairs café« , accompagnent les personnes dans la réparation des objets du quotidien afin d’allonger leur durée de vie. Vaincre l’obsolescence – Mode d’emploi de Nathan Hubert et Mano Silberzahn, publié cette année chez Tana éditions, est également un excellent guide pour entamer sa résistance, ou l’affiner, face au tout-jetable.

@TanaEditions

Prêt à jeter, le documentaire d’utilité publique de Cosima Dannoritzer, est également à (re)voir en libre accès sur ImagoTV. (ImagoTV est une plateforme de streaming engagée à découvrir également sur Mr Mondialisation)


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