Les dernières données de l’impact du Coronavirus sur l’économie sont alarmantes. Au 1er trimestre 2020, le PIB reculait de 5,8%, du jamais-vu depuis 1949. Le monde de la finance et du néolibéralisme vacille. Le bateau ne chavire pas, il fait naufrage. Les prévisions sont plus sombres que jamais, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire et Gerald Darmanin alors ministre des Comptes publics annonçaient le 14 mai dernier une prévision d’un recul du PIB de 8%, et une dette publique qui atteindrait le chiffre record de 115% du PIB (source : latribune.fr). Rappelons qu’en 2009, au lendemain de la crise financière de 2008, le PIB reculait seulement de 1,6%. La question naturelle qui semble se poser est donc la suivante : qui va payer ? et surtout, la croissance doit-elle rester le dogme dominant ?
Le patron des patrons
Interrogé récemment par le Figaro sur la facture salée qui nous attend, Geoffroy Roux de Bézieux, le président du MEDEF, a répondu ceci : « (…) il faudra bien se poser la question tôt ou tard du temps de travail, des jours fériés et des congés payés pour accompagner la reprise et faciliter, en travaillant un peu plus, la création de croissance supplémentaire ». (Source : Paris Match Actu). Croissance, le mot est lâché ! Au nom de la Sacro-sainte croissance, monsieur Roux de Bézieux, patron des patrons, remet en cause près d’un demi-siècle de lutte sociale…
Les propos de M. Roux de Bézieux n’ont pas manqué de provoquer un tollé général. Rappelons que tous les acquis sociaux sont le fruit d’une longue lutte, sur plusieurs générations, et non d’un acte de charité du patronat. Dans un contexte d’enrichissement sans fin d’une minorité, il aura fallu batailler fort pour d’abord abaisser le temps de travail des enfants, pour enfin l’interdire (cf. rapport Villermé sur la limitation de la journée à 8 heures pour les enfants de 8 à 12 ans en 1841). Ce même grand patronat qui, outre frontière, valide par omission le travail des enfants dans la production de chocolat bien actuelle. (cf. Ce que vous devez savoir avant d’acheter du chocolat à Pâques).
Soit ! Balayons, pour le plaisir, quelques-uns des mantras qui fondent le capitalisme, un modèle qui gouverne le monde moderne, aliène l’Homme et l’environnement. Faisons un détour sur le site du gouvernement pour constater l’aliénation généralisée qui sous-tend toutes nos politiques actuelles : « Grâce à la libération des échanges (…), la mondialisation a entraîné une augmentation sensible du taux moyen de croissance dans l’ensemble du monde – sauf en Europe. L’explication tient principalement aux plus grandes rigidités dans l’organisation et la structure de son marché du travail et à l’excès de réglementations qui ont freiné la concurrence » (source). Mais encore : « l’économie de marché est aujourd’hui sans concurrence ! Après un long combat, elle a gagné par KO contre le collectivisme et le dirigisme ». Et l’environnement au passage. Mais pas d’inquiétude, parce que grâce à la croissance : « tout le monde en profite : le consommateur occidental (qui dispose ainsi davantage de ressources pour faire autre chose, par exemple voyager) et les salariés des pays émergents qui peuvent enfin sortir de l’extrême pauvreté qui était leur sort quotidien. » Les enfants qui fabriquent des chaussures ou du chocolat gagnent maintenant quelques dollars de plus, et c’est mieux ainsi… Une chose semble acquise aux esprits des décideurs et d’une large part de la population, la Croissance économique nous sauvera tous de la misère et du désastre.
Des mantras en veux-tu en voilà !
Revenons dans le temps pour mieux comprendre ce qui motive nos gourous de la Sainte croissance. Comme une vérité générale, Condillac, économiste français du 18ème, dans Le Commerce, nous dit ceci : « Toutes les classes, occupées chacune de leurs besoins, concourent à l’envie à augmenter la masse des richesses ou l’abondance des choses qui ont une valeur ». S’enrichir, sans mesure. Mais encore, Jean Baptiste Say, économiste classique, français, du 19ème : « les particuliers et les nations ne peuvent rendre leur territoire plus étendu, ni plus fécond que la terre n’a voulu, mais peuvent, sans cesser, augmenter leurs capitaux, par conséquent étendre presque indéfiniment, leur industrie manufacturière ».
John Stuart Mill, économiste britannique du 19ème, résume le tout dans une formule quasi mathématique : « Le capital limite l’industrie ». Un mantra qui gouverne tous les autres et que Margaret Thatcher viendra ponctuer avec son célèbre : « There is no alternative », afin que tous crussent par lui, le Saint capitalisme et sa toute dernière mouture : le néolibéralisme (laisser faire un maximum les acteurs économiques). Doctrine inspirante, dont le célèbre Jeremy Bentham, fondateur et précurseur du libéralisme, a su dire avec grâce et finesse : « Appelez-les machines, s’ils sont heureux peu importe ! ».
Croissance ne rime pas avec Bonheur
Tâchons d’exposer quelques définitions. La croissance économique se définit comme étant la variation de la production des biens et des services d’une économie. Elle mesure la différence de la valeur du PIB d’une année sur l’autre. Le PIB se définit de trois manières différentes, et notamment comme la somme totale de la production en valeur ajoutée du pays. En terme simple, c’est la richesse que nous produisons sur une période de temps déterminée, et elle s’obtient par l’activité humaine.
Toujours sur le site du gouvernement, nous lisons : « La croissance est la quête perpétuelle des politiques économiques. Elle est indispensable pour faire face à bon nombre de problèmes économiques et sociaux, celui du chômage en premier ». Or, les chiffres sont taquins. Le PIB de la France entre 1975 (1000 Mds d’€) et aujourd’hui (2129 Mds d’€), a doublé. Pourtant, le chômage était de 4% en 1975 contre 10% aujourd’hui. L’argument n’est donc pas valable.
La croissance et le PIB sont en réalité des indicateurs parfaitement imparfaits, ignorants ce qui est déjà acquis et se concentrant sur la production entrante, et de surcroît, sans question d’éthique. Rasez une ville avec une bombe, reconstruisez-là, vous obtiendrez de la croissance. Nombre de catastrophes, après une éventuelle période de retrait, génèrent en définitive de la croissance. La Croissance, tout comme le capitalisme, n’est donc ni bonne ni mauvaise par défaut.
De ce fait, la croissance en Europe – le plus vieux continent du monde (dit-on) – est faible par rapport aux pays émergents qui se développent très rapidement. La France dispose déjà de nombreux acquis, tandis qu’ailleurs, tout reste à construire du point de vue développementaliste. Aussi, le taux de croissance cambodgien était bien plus fort en 2018 (7,3%) qu’en France (1,7%). Il ne reflète donc pas le niveau de vie et encore moins notre capacité à produire dans le respect des équilibres naturels.
En revanche si la population augmente plus vite que la croissance économique, le nombre de parts à partager est plus grand, et la population s’appauvrit. Or voilà, en France, la population augmente moins vite (+0,2% en 2018) que la croissance économique, pourtant les inégalités se creusent toujours plus. La richesse est donc bien présente mais ne semble pas s’écouler dans toutes les poches… N’y aurait-il pas un couac avec la répartition des richesses ?
En effet, entre 2003 et 2013, en France, les plus modestes ont gagné en moyenne 2,3% de pouvoir d’achat alors que sur la même période, 10% des plus riches ont vu leurs revenus augmenter 20 fois plus (42,4% de hausse).
Du point de vue de la croissance, le secteur privé est concurrentiel vis-à-vis du service public. Le PIB préfère le privé. C’est ce qui explique en partie la casse du service public par les différents partis – à droite comme à gauche – cherchant à améliorer sans cesse la croissance. Pourtant, le secteur privé, et sa logique de marché, coûtera toujours plus à la population qui aurait bénéficié d’un service moins coûteux dans le public. Les buts semblent bien différents.
Au nom de la Sacro-sainte croissance, nos dirigeants arguent avec fougue le travaillisme, l’innovation et la productivité. Soyons hyper-productifs, libérons les énergies, vive les technopoles et leurs start-up…peu importe l’objet de leur activité. Or, si la productivité augmente plus vite que la croissance, le chômage explose : 1975 : 4%, aujourd’hui : 10%. En cause ? Notamment la mécanisation du travail, le progrès technique, la révolution numérique…etc. Joseph Schumpeter affirmait que l’innovation créait plus d’emplois qu’elle n’en détruisait, aujourd’hui, ce n’est plus si sûr ! Une étude de Frey et Osborne montre que 47% des emplois pourraient disparaître à cause de l’intelligence artificielle d’ici 2035. Si notre rapport au travail va forcément évoluer, la productivité n’est pas forcément synonyme d’emploi dans un monde où les outils modernes permettent d’atteindre de plus amples objectifs avec toujours moins de main d’œuvre.
Croissance exponentielle : comment tout peut s’effondrer…
Ce que disait J.B Say au 19ème siècle : « Les richesses naturelles sont inépuisables, car, sans cela, nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques ». Sidérant…
En réalité, notre système productif est un gigantesque transformateur de ressources naturelles (considérées par l’économie comme inépuisables) en énergie. Et l’on observe une correspondance entre l’augmentation du PIB (donc de la croissance), et la consommation d’énergie. Voici deux graphes édifiants des travaux de Jean-Marc Jancovici : (voir l’article).
Evolution comparée, depuis 1960, du PIB mondial (courbe bleue, en anglais PIB se dit GDP), et de la consommation mondiale d’énergie, hors bois (courbe verte, attention il s’agit de kWh, pas de prix !).
PIB mondial en milliards de dollars constants de 2018 (axe vertical) en fonction de la consommation d’énergie mondiale en millions de tonnes équivalent pétrole (axe horizontal), pour les années 1965 à 2018.
Autrement dit, notre économie ne pourra pas croître plus vite que l’approvisionnement en énergie. Or, au détriment de J.B Say, les ressources naturelles ne sont pas infinies. Elles sont clairement limitées sur terre et, pour un certain nombre d’entre elles, les limites du supportable sont déjà dépassées. Pourtant, la méga-machine continue de fonctionner comme si rien ne pouvait jamais finir, un peu comme le corps d’un homme dont la croissance n’aurait aucune fin. Notre niveau de vie dépend de la production de richesses, qui dépend de notre capacité à produire de l’énergie, qui dépend elle-même de nos réserves naturelles. L’un manque, et tout s’effondre. Et l’économie de la connaissance n’y changera rien, tant nos activités, mêmes intellectuelles, nécessitent déplacements, technologies et tant d’autres éléments physiques du quotidien.
Au Moyen-âge, l’énergie était fournie par nos muscles. Aujourd’hui, elle l’est en majorité par le pétrole et le charbon. Grâce à ces ressources, chaque habitant en moyenne dans le monde dispose de l’équivalent de 122 esclaves énergétiques, 235 en France. Les démocraties sont donc en partie le fruit de notre capacité à transformer les ressources naturelles en énergie. Le processus ne pouvant continuer indéfiniment, un désastre devrait survenir à terme si le modèle maintient son cap.
Un désastre parmi d’autres, mais probablement le plus violent possible tant il concerne chaque humain sur la planète. Car notre voracité énergétique et consumériste nous a conduits à détruire le système monde qui nous entoure et augure un effondrement environnemental sans remplacement possible. Quelques chiffres pour prendre la mesure du désastre :
- En 2019 le jour du dépassement (jour où la planète a consommé l’ensemble des ressources qu’elle est capable de régénérer en 1 an) a lieu le 29 juillet. En 1970 c’était le 23 décembre.
- 2400 arbres sont abattus chaque minute, 1,26 milliards par an. Entre 13 et 15 millions d’hectares de forêt disparaissent chaque année.
- 60% des animaux sauvages ont disparu en 44 ans. 1 million d’espèces animales et végétales (soit 1/8ème) risquent de disparaître à brève échéance. 80% des insectes ont disparu en Europe en 30 ans, ainsi que 30% des oiseaux en France en 15 ans.
- 75% des sols sont dégradés dans le monde.
- 65 milliards d’animaux sont tués chaque année. 950 milliards de poissons.
- En 2040, 1 pays sur 5 devra faire face à des pénuries d’eau.
- 75% de l’environnement terrestre présente des signes importants de dégradation. (source)
Que conclure ?
L’effondrement à venir est une succession de faillites coordonnées : celui du système productif dû à la raréfaction des ressources primaires et énergétiques, donc de la création de richesses selon les standards du néolibéralisme, de la crise sociale qui suivrait, et de la crise environnementale et climatique déjà en cours. Dans un tel monde, la Croissance est non seulement vouée à s’éteindre, mais elle est elle-même l’instrument de sa propre perte. D’après « modèle World 3 » du rapport Meadows, une étude de chercheurs du MIT datant de 1972, un effondrement potentiel est à prévoir à l’horizon 2030.
Alors…, merci Jeremy Bentham, merci Friedrich Hayek, Milton Friedman, merci Adam Smith, Riccardo, merci Jean-Baptiste Say et tant d’autres, tous plus ou moins prix Nobel d’économie, ardents défenseurs de la Sacro-sainte croissance, indifférents aux limites de la planète car, à leur décharge, ce n’était pas encore dans l’air du temps. Pour un bonheur immédiat et éphémère, pas même partagé par tous, nous voilà face à l’effondrement prochain de tout ce que nous avons connu, excepté si nous avons le courage d’affronter maintenant cette réalité et de changer radicalement de cap pendant que nous en avons encore le temps.
Adam C.
Nos travaux sont gratuits et indépendants grâce à vous. Afin de perpétuer ce travail, soutenez-nous aujourd’hui par un simple thé ?☕